En guerre contre la France périphérique
La France divisée
Un découpage géographique
Dans son ouvrage La France périphérique, le géographe Christophe Guilluy suggère que les classes populaires françaises, loin d’être monolithiques, sont de plus en plus divisées. Si la distinction entre privilégiés et précaires reste valable, il convient de prendre en compte ceux des « français de souche » qui éloignent de plus en plus vers les espaces périurbains et ruraux, en rupture avec les banlieues d’immigration.
Il y a donc trois France : les centres-villes, les banlieues, et la France périphérique.
Trois critères permettent d’identifier les lignes de fracture. Les catégories socioprofessionnelles de l’INSEE reflètent bien sûr le niveau de vie ; toutefois elles confondent dans leur précarité les banlieues et la périphérie. La question identitaire sépare les banlieues, aux populations majoritairement issues de l’immigration et très diverses, du reste de la France « de souche » et plus homogène. Enfin, la mondialisation dégage le nouvel axe métropoles - ruralités. D’un côté les gagnants, « par le haut » — cadres du tertiaire bénéficiant de l’ouverture de nouveaux marchés — et « par le bas » — travailleurs immigrés accédant aux conditions de vie occidentales. De l’autre, les perdants, les ruraux et périurbains dont les emplois industriels et peu qualifiés subissent de plein fouet la concurrence mondialisée.
Divergences d’intérêts
La mondialisation, l’identité et la redistribution des richesses sont donc les trois questions définissant les classes sociales contemporaines ; ce sont autant de points de conflits.
Les populations immigrées, si elles profitent de la mondialisation, peinent à s’y intégrer « par le haut » ; les inégalités sociales, en comparaison de la bourgeoisie des centres-villes, sont souvent cruelles. Les jeunes, abandonnant l’idée d’une assimilation à la nation d’accueil, recherchent des identités de substitution, notamment celles de leurs pays d’origine ; c’est ainsi qu’il faut comprendre les violences aveugles contre les agents de l’État dans les quartiers sensibles : de véritables revendications territoriales. Plus grave encore, ce malaise d’identité s’exprime de plus en plus dans la radicalisation islamiste, signalant un rejet des valeurs progressistes portées par les élites des centres-villes.
Pour la frange populaire des « français de souche », deux enjeux se dessinent. Le protectionnisme économique, d’abord ; si le libéralisme profite aux deux autres classes, elle cause l’hémorragie de ses emplois, et la chasse des centres-villes devenus trop chers. De plus, la mixité socioculturelle génère la crainte grandissante de devenir « minoritaire » dans leurs quartiers, poussant bon nombre de « petits Blancs » à quitter les banlieues pour les espaces périurbains et ruraux.
Dans les centres-villes, refuges des classes dominantes, ni mixité ni chômage de masse. Au contraire, les plus privilégiés bénéficient de l’accès à de nouveaux marchés à l’international et de l’arrivée de main d’oeuvre peu coûteuse. Les questions identitaires et de mondialisation ne s’y posent donc pas réellement, sinon pour les reléguer, non sans mépris, sous la bannière honteuse du « populisme ».
Le macronisme : un centrisme radical
Une politique « centriste »
Depuis les années 1980 la France connaissait l’alternance politique. La montée en filigrane du Front National doit se comprendre comme l’expression politique d’une France périphérique autrement mal représentée : rejet du libéralisme économique de la droite conservatrice au profit du protectionnisme, et préférence identitaire contre l’ouverture aux immigrés de la gauche sociale. Les partis d’extrême gauche, tout spécialement, sont exsangues car leur lecture exclusivement économique des rapports sociaux les pousse à ignorer la fracture identitaire qui divise le prolétariat moderne ; une fracture que les électeurs reconnaissent intuitivement et estiment importante, sinon primordiale.
La victoire de M. Macron face à Mme Le Pen à la présidentielle est venue bouleverser l’ordre des choses. Le centrisme assumé du candidat doit être compris littéralement : il s’agit du candidat des centres-villes. Il recueille ainsi massivement le vote des cadres et des retraités. Aux législatives, la parité hommes-femmes de la majorité LREM masque la non-représentation des classes populaires : si les trois quarts des députés sont cadres, moins de 5% sont employés et aucun n’est ouvrier. La politique macroniste est en conséquence cohérente avec les intérêts de la classe qu’elle représente : éminemment libérale et mondialiste.
Ainsi le jeune président commence en 2017 par supprimer les prélèvements obligatoires des plus riches : ISF, et exit tax. Dans le même temps, la dette nationale augmente pour compenser ces pertes de revenus. Il ignore l’aspiration au protectionnisme de la France périphérique, allant jusqu’à rechigner à fermer les frontières nationales, lors de l’épidémie de coronavirus. Et ses ambitions de Start-up nation, mâtinées d'anglicismes ridicules, parlent certes aux cadres qui l’ont élu mais achèvent de le couper des classes populaires.
M. Macron est souvent décrit comme un président des riches, les cadeaux fiscaux du début de son mandat étant autant de signaux mal perçus par une majorité de Français. Mais les « petites phrases » nous en apprennent autant sur l’état d’esprit des élites. M. Macron estime ainsi que les employés des abattoirs Gad sont des « illettrés » ; il se moque de grévistes parce qu’ils sont vêtus de t-shirts et non de costumes ; il exprime ouvertement, alors qu’il inaugure un incubateur de start-up, la distinction qu’il fait entre ceux « qui réussissent » et ceux « qui ne sont rien ». Il n’est pas simplement le président des riches ; il est le président des hauts diplômés, de ceux qui maîtrisent les codes des affaires et s’intègrent à la société tertiarisée ; il est le président [ des gagnants ] de la mondialisation.
Dans ce contexte, le mouvement des Gilets jaunes est une réaction naturelle de la France périphérique. Malgré la progression du vote contestataire FN, portant ses thèmes essentiels (protectionnisme et identité) dans le débat public, elle voit en 2017 le pouvoir lui tourner complètement le dos. En l’absence de représentation à l’assemblée, et confrontée à une politique radicalement contraire à ses intérêts, c’est un mécontentement fiscal — comme pour toutes les jacqueries — qui a suffi à mettre le feu aux poudres, et lancé un mouvement social sans précédent.
Une logique antique
Dans l’antiquité, les Spartiates déclaraient chaque année la guerre aux Hilotes ; ces derniers étaient leurs serfs, et les Spartiates, craignant leur révolte, préféraient conserver l’initiative de l’affrontement, et les dominer par la force. Le gouvernement a adopté une stratégie de ce type.
Face à l’ampleur de la contestation M. Macron tente certes de rediriger les revendications à travers le « Grand débat » ; mais la sincérité de la démarche ne convainc pas, d’autant que les thèmes de discussion sont imposés par le gouvernement. D’un autre côté, pour juguler la mobilisation exceptionnellement forte dans les rues, il choisit une réponse particulièrement agressive ; ainsi les forces de l’ordre, si elles n’ont pas mis hors d’état de nuire les nombreux casseurs discréditant le mouvement, ont par leurs multiples exactions découragé, par la peur, de participer aux manifestations.
C’est le préfet Lallement qui, après la répression des Gilets jaunes, puis celle du mouvement social lié à la réforme des retraites, trahit la stratégie du gouvernement : « Nous ne sommes pas dans le même camp », déclare-t-il ainsi à une manifestante interloquée. Il faut en effet aborder toute la communication du gouvernement sous cet angle. Quand le président nomme un clown en pyjama au poste de porte-parole du gouvernement, c’est déjà insultant pour l’ensemble des citoyens ; que le clown en questionne accumule les bobards, en pleine épidémie (comme sur « l’affaire » des masques) relève de la provocation. Les exemples de « petites phrases », de mensonges, de mépris de classe de ce genre se sont visiblement multipliés depuis l’élection de M. Macron, qu’ils soient le fait du président, de ministres, de hauts fonctionnaires. Ils sont bien trop nombreux pour être de simples gaffes ; il s’agit de communication de guerre.
Les Gilets jaunes, et tous les mécontents de l’ère Macron, doivent comprendre que, dans la lutte des classes opposant les élites au peuple, le gouvernement a l’initiative. Il ne cherche jamais à circonscrire le feu social ; au contraire, il l’attise, pour mieux le contrôler par la force. Cette stratégie adoptée avec l’émergence des Gilets jaunes est confirmée à l’occasion de la réforme des retraites, puis du confinement : provocation dans la communication, répression par la police.
Les élites ont déclaré la guerre à la France périphérique. Le monde d’après représentera une opportunité pour les deux camps ; il appartient aux opposants de reprendre l’initiative.
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