Encéphalogramme du caissier
" Bip."
Un article, bouteille d'eau, yaourt à la framboise, plat en graisse qui fait maigrir. Des jolies images, des petites couleurs, et puis le code-barre. Essentiellement le code-barre pour tout dire. Lui ne change pas, zèbre momifié, crucifié d'une suite de chiffres dont la redondance m'est devenue familière. Des concepts, marrants parfois. « Les idées de maman », collection printemps-été intemporelle. Suite de petits plats mignons. Petits pois -mignons- et veau. Ou volaille. « Les idées de Maman ». En fait y'avait une majuscule à « Maman », chose que je n'avais pas remarqué au cours des cent-cinquante dernières fois où j'avais dû en bourrer l'étagère pendant qu'on avait pas besoin de moi en caisse. En fait je n'avais pas remarqué le nom de la collection. Dans mon esprit c'était « les machins à l'emballage vert et blanc de marque ». Je les visualise parfaitement, ils sont juste à côté des machins à l'emballage bleu et blanc, ou rose et blanc ça dépend, sans marque. Enfin la marque de l'enseigne quoi. Je m'imagine la Maman. Toutes les Mamans avec une majuscule, choisissant leur petite idée de Maman dans le rayon. « Oh ! Et si l'on mangeait des petites courgettes riz-veau, touche de basilic ? Fort bonne idée. Tu m'étonnes. » Ludique. La Maman a toujours de bonnes idées.
"Bip"
Un autre article, bière sans alcool, baguette de pain, paquet jaune pisseux dont j'ignore le contenu. Des fois les gens me disent qu'il fait bon dans la magasin, que la fraîcheur est agréable comparée à la canicule du dehors. Finalement, c'est plutôt le bon plan d'être ici non ? J'acquiesce en souriant. « Et comment ! ». Je sais qu'ils disent ça gentiment, et c'est à cette gentillesse que je souris et non à la forme qu'elle revêt. A sa forme, je répondrais « Et comment ! L'été m'a l'air si horrible vu d'ici, tous ces gens en tongs, bronzés comme des voitures volées et qui viennent acheter des bières, ça me donne la gerbe. Quand je pense aux malheureux qui se la coulent douce dans une rivière ou en forêt, j'ai de la peine. Il fait si bon ici, et y'a même pas de clim putain ! ». Ouais, la climatisation c'est un peu le mythe du magasin. « La clim tourne à fond chez vous dis donc », me dit parfois un client étonné. Que nenni mon bon monsieur, le magasin n'est pas équipé. « Mais comment se fait-ce ? » s'écarquille-t-il. Et bien, ce sont les frigos qui produisent toute la fraîcheur. Certains ne me croient pas. Beaucoup même, tellement que parfois je me demande si c'est bien là la vérité. Au fond, je m'en bats la nouille, quand j'entends cette phrase je réponds ma phrase et le client enchaîne sur les trois ou quatre phrases possibles à ce stade de l'échange, et les choses en restent là : il prend sa note et disparaît.
"Bips rapides."
La cohue, petit moment de chaos. Les clients se pressent et l'entonnoir de notre ligne de caisse déborde. L'ambiance reste à peu près civilisée, nous ne sommes pas dans un hypermarché. Beaucoup d'habitués ici, beaucoup de petits vieux et petites vieilles également. Parfois je sens que ma vitesse stresse une petite vieille. Je la vois peu sûre dans ses gestes alors qu'elle essaie de suivre le rythme. J'essaie de lui dire que si je suis obligé de maintenir une cadence assez élevée en cas de cohue, elle est parfaitement libre d'aller à son rythme. Avant, je le lui disais à haute voix, à elle ou une autre comme elle, mais j'ai remarqué que ça ne faisait généralement qu'augmenter leur stress. Des fois, si je trouve la personne touchante, marrante ou sympa à ce moment là, je fais semblant d'aller moins vite pour qu'elle croit qu'elle est plus rapide que le caissier. Et toc ! La vieille en a encore dans le moteur. Des fois c'est pas possible tellement la personne est lente : ce serait comme faire croire à un éclopé qu'il court plus vite que vous. Je me contente d'attendre une fois tout le caddie scanné. L'attente est un des moments que j'aime le moins, j'ai l'impression que ma position de caissier qui ne scanne pas est comme une injonction pour le client : « Bouge toi le cul ! ». Je tripote mon écran tactile pour faire comme si je faisais des trucs de caissier. Je sais même pas quoi, et c'est en l'écrivant que je me dis que certains ont dû se dire que je déraillais à le tripoter ainsi sans raison, ou se sont échinés à vouloir comprendre. Sinon j'écrit des trucs sur un papier, ça paraît plus plausible vu de l'extérieur mais je le fais peu. Je voudrais pas que mon chef pense que je me fais ouvertement chier. Je me fais chier, mais tout à fait intérieurement, conformément à mon contrat.
Le pire reste la situation la plus courante, je regarde dans le vide, parfaitement conscient que j'ai typiquement l'air du caissier blasé et pas très affûté nerveusement mais incapable d'adopter une autre posture. Tourner la tête vers la file ? C'est comme dire « Elle fait chier cette lente ». J'aime bien taper des rythmes avec mes doigts, mais j'ai compris quand d'autres me l'ont fait que cela donne la très forte impression de faire chier également. Après plusieurs heures de travail je me fiche un peu plus d'avoir l'air blasé et pas très affûté nerveusement de toute façon. Il m'arrive d'avoir des absences pendant les plus grosses journées. Des fois je reprends mes esprits en saluant mon prochain client, et je n'ai plus la moindre souvenir du précédent. Etait-ce une fille ? Un homme ? Âgés ? Plusieurs ? Mon dieu, les ai-je bien encaissé au moins ? Si ça se trouve je leur ait rendu leur chèque avec un sourire niais en leur souhaitant une bonne journée. Les premières fois furent déroutantes, les autres presque amusantes.
" Bip.. bip... BIIIIIIIP."
« Article inconnu ». Un fantôme. Zut. Dans ces cas-là, j'appelle à l'aide au talkie. On me réponds, je lis le code-barre, j'attends jusqu'à la résurrection du fantôme. Souvent, je ne prends pas la peine d'appeler, je tapote au pif sur l'écran et passe rapidement à un autre article. « Pour toutes les fois où tu surpayes un yaourt », je me dis. Mais surtout parce que j'ai la flemme d'appeler, c'est vrai. Ma grande peur est qu'un client trop intègre revienne avec sa note et son article, en toute bonne foi, pour le payer. Cela semble peu probable, mais je me n'ai pas oublié cette anecdote que nous avait raconté ma prof de philo, un jour, comme quoi elle avait une fois oublié par mégarde un citron dans son caddie et était revenue le payer. On en avait bien rit.
Des fois je me demande combien de temps je tiendrais si un jour je décidais de faire une journée économies. Scanner un article sur trois, voire moins. Combien de temps avant que quelqu'un, derrière cette caméra, ne s'en rende compte et ne vienne me foutre dehors ? Elles voient jusqu'à ta rétine ces caméras, m'a-t-on dit un jour. Serait-ce un client qui les alerterait ? Il est arrivé un jour qu'un client se plaigne à la direction du fait qu'un caissier (étant le seul, j'ai compris pendant la réunion que sa plainte m'était adressée) avait vendu de la bière à deux jeunes sans leur demander leur carte d'identité, et qu'ils avaient l'air mineurs.
On part souvent dans des rêveries vaporeuses en caisse. Mes premières semaines, alors que j'évaluais très mal le fonctionnement du système de code-barres, je me prenais à rêver de pirater le serveur central les gérant, le pensant national, très naïvement. J'imaginais le chaos, des milliers d'articles fantômes partout, en même temps, la consommation assommée soudainement à grande échelle. L'idée me paraissait si belle, je l'avais baptisée « La Révolution par les code-barres » avant de comprendre tardivement que leur fonctionnement était interne. Ce qui était tout à fait logique, j'ai été étonné de ne pas m'en être rendu compte plus tôt.
Silence..
Pas d'articles en main, pas de clients, pas d'écran. Journée de formation. Quatre mois que je suis là, et on m'envoie en formation ? Je me demande si je fais mal mon travail, je pense à tous les articles offerts ici et là, et à quelques autres choses. En même temps, je suis plutôt content une fois le jour arrivé. Au lieu d'aller m'asseoir à ma caisse, je monte dans les bureaux en sachant que je ne vais rien faire de productif. J'arrive avec les autres, et il y a du jus d'orange. Le formateur se présente brièvement. C'est suffisant pour que je comprenne sa nature de spécimen rare, étrange et presque passionnant à simplement observer. Très propre sur lui, cheveux courts et impeccables, je lui donne dans les trente-cinq ans. Costume sobre, lunettes sobres, il est relativement élégant, même si élégant n'est pas vraiment le terme. Il est propre quoi, le sourire chaleureux comme une promotion alléchante et le teint plus enthousiasmant que celui d'une tranche de jambon sous vide. Samuel. Je comprends vite qu'il est hautement qualifié pour la formation qui nous sera dispensée, ce type transpire d'un amour de son entreprise impressionnant. Un bel amour, respectant bien la chaîne du froid et la productivité. Le dynamisme.
Je passe ma journée à l'observer, lui et son discours, et je me demande ce qui nous sépare lui et moi. Ou plutôt, où nous sommes nous séparés ? A-t-il encore des rêves ? En a-t-il jamais eu ? Il nous parle de la carte bancaire de l'enseigne et conclut en sortant la sienne pour qu'elle tourne dans l'assemblée. Pour qu'on la regarde. Comme si nous n'en voyions pas des dizaines par jour. Comme si la regarder comme un dessin débile qu'un professeur ferait tourner à sa classe changerait quoique ce soit à notre connaissance de son truc. Comme si tout le baratin marketing devait exister en nous et faire battre sincèrement notre coeur, comme s'il fallait l'absorber jusqu'à en oublier l'origine. Le plus terrifiant étant qu'il semblait pour sa part avoir parfaitement réussi à le faire. Il nous fait part de ses convictions, dont l'esprit d'entreprise n'est pas la moins vive. Ainsi j'apprends que ne pas posséder la carte de fidélité du magasin est pour lui signe de manque de motivation et qu'il ne proposerait, si cela ne tenait qu'à lui, aucun CDI à quiconque se trouvant dans ce cas. Il dit ça poliment, je ne sens aucune menace dans sa voix, aucun chantage si ce n'est l'implicite et invisible chantage de la survie, dont il ne doit avoir qu'une vision périphérique. Il dit ça simplement parce qu'il le pense, j'imagine que son cerveau à la forme de notre logo et que ses draps sont à son effigie. Son sourire est impeccable et dénué de toute chaleur, sans pour autant paraître insincère. C'est un homme très étrange et je m'amuse un moment à l'imaginer enfant, sans y parvenir. L'imaginer vide de toute cette espèce d'auto-propagande m'est impossible. Je me dis que je suis face à quelqu'un qui s'est lavé le cerveau. Je n'avais jamais rencontré quelqu'un comme ça.
Au repas, il insiste pour que nous allions tous manger ensemble à la cafétéria, ce dont personne n'a envie mais que personne ne décline. Ainsi nous nous y rendons, obéissants. « Partageons un bon repas, sans chichi, notre pause est méritée », voilà ce que dit le formateur par son attitude, qu'il tente d'adopter comme on adopte un positionnement sur un marché ; il est en mode relations publiques (enfin internes, en l'occurence) très clairement. Ainsi il nous posera à tous les deux ou trois mêmes questions, ce qu'on aime dans l'entreprise, ce qui nous a surpris, ce qu'on aime moins.
Quand je comprends qu'il va réellement poser ce genre de questions à tout le monde sur le ton de la conversation naturelle, j'attends mon tour en réfléchissant à ma réponse. Je veux lui dire quelque chose de sincère, sans que ça soit ouvertement provoquant. Je ne veux pas répondre ce qu'il attend, ou faire semblant. Je suis curieux. Je fini par lui bredouiller, quand il me demande ce qui m'avait le plus surpris en commençant ce métier, que je pensais initialement que les grandes surfaces manipulaient les gens, mais que je m'étais rendu compte que beaucoup de personnes semblaient apprécier de se faire manipuler et n'en changeaient pas pour autant de magasin. Il me regarde avec son sourire sous-vide et me dit « Ah oui, oui ». Je me dis que j'aurais pu faire mieux, mieux tourner ma phrase. J'ai simplement eu l'air bizarre.
A la fin de la journée, je suis rentré en ayant appris que les grands magasins se sont développés parce que le frigo s'est démocratisé et que les chinois faisaient plus d'heures que nous et dormaient sur place dans des dortoirs. Il avait l'air envieux en racontant ce fait là.
Le lendemain, je retournais à ma routine.
Bip, bip, bip.
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