Enfants gâtés
Que la vie est cruelle pour les enfants gâtés !
Je suis née dans un pays privilégié de par son climat, sa beauté, sa puissance et sa richesse .
Je me suis baignée dans l'eau claire des rivières, j'ai bu de l'eau pure au robinet, j'ai mangé les légumes de maraîchers et la viande d'éleveurs. Je suis allée à l'école gratuite et obligatoire, puis à l'Université où mes frais d'inscription comprenant une mutuelle me coûtait 90 francs par an ( à une époque où le SMIG était à 1100francs) ; j'habitais sous les toits un appartement où il n'y avait un poêle à fuel ( le fuel coûtait 23 centimes de franc le litre), pas de salle de bain et il fallait porter son arrosoir d'eau aux toilettes, assez loin sur un pallier mal éclairé. Nous étions tous dans ce cas et cela n'avait aucune importance, les rencontres, les études, la liberté nous réchauffaient. Pour un franc et vingt cinq centimes, nous mangions au resto U. Nous nous déplacions en stop, n'avions pas le téléphone mais, bizarrement nous réussissions à nous rencontrer, nous réunir et faire plein de trucs ensemble.
Nous étions si heureux d'être hors de portée des parents que l'idée ne nous venait même pas de faire des conneries, sauf peut-être à veiller plus longtemps et plus souvent que raisonnable !
Les nuits étoilées d'hiver dont l'air acéré et la beauté nous coupaient le souffle étaient bien souvent le but de nos virées noctambules ; nous déambulions à l'aveuglette entre les buissons de buis et nous jouions à nous faire peur dans l'opacité d'une obscurité pas affectée par les lumières de la ville toute proche.
Nous étions comme la jeunesse, toutes les jeunesses, à ceci près que l'avenir nous promettait l'avènement d'un monde écologique et solidaire... à ceci près que nous n'avions aucun problème pour trouver des petits gagne-pain et aucune inquiétude à tout bazarder, études, boulot, carrière, pour tenter notre idéal anarchiste en des lieux désertés et qui n'étaient accueillants que par leur vacuité.
L'idéalisme n'était pas un mot vain ni une posture.
Une génération sans guerre, celle d'Algérie concernant les plus âgés et celle du Vietnam n'ayant pas, ici en France, fait descendre des foules dans les rues.
Aucune insouciance cependant, ce petit bout de génération était très conscient, à l'avant-garde même, des méfaits de ce monde consumériste et mortifère, une conscience qui précédait de quelques décennies les alarmes lancées ici ou là et la multiplication de ceux qui sont devenus « les écolos » !
Ses luttes étaient son quotidien : anti-consommation, économie d'énergie, utilisation de l'huile de coude, propagation de l'entraide, refus de la spécialisation, refus de la domination et de l'exploitation ; promotion d'une existence où la culture se mêle au savoir-vivre, à l'hospitalité et au travail, la création à l'étude.
Nulle part personne ne travaillait pour ces gens dont le mode de vie ne dérangeait ni ne coûtait à une société qui aurait pu, moyennant quelques adaptations, suivre cette voie.
Ainsi donc les choses étaient possibles
Tout le monde avait toujours cru que la vie était une vallée de larmes mais que Dieu, le moment venu, y pourvoirait.
Si les choses ont été possibles, pourquoi ne pourraient-elles pas perdurer ?
Pendant ce temps-là, en dehors de cette société imbriquée dans la société officielle, l'étau se resserrait sans crier gare, aussi sur ceux qui n'avaient pas choisi de dérailler mais qui avaient continué la vie, comme naguère, un métier que l'on fait au mieux, une morale qui nous garde honnête, des compétences que l'on actualise régulièrement, aidé par une politique généreuse en matière de formation, l'éducation des enfants que l'on veut hisser, encore, plus haut que soi dans l'échelle sociale ; une continuation, sur le même mode, et que l'on croit éternelle ; des acquis sociaux que l'on ne pense pas devoir surveiller comme on protège un trésor, un statut d'artiste qui peut concerner même ceux qui n'ont pas le tempérament aventurier ou rude à l'épreuve, des échanges avec le monde qui, de la même manière, s'offrent au pusillanime : le confort sans effort semble acquis à cette génération qui ronronne sur des transats dans son jardin.
Les révolutionnaires du quotidien qui mouillaient leur chemise, observaient le phénomène chez leurs cousins restés « en ville », concluaient à un ramollissement, ponctuaient leurs rapports de ricanement ironiques et se trouvaient bien contents de n'être pas devenus des bourgeois ! Ils s'embauchaient au black comme maçons, carreleurs ou menuisiers dans leurs résidences secondaires et s'entendaient dire à longueur de temps : « Ah, je vous envie, j'aimerais aussi vivre ici toute l'année, la liberté, la chaleur de vos relations humaines, votre frugalité...quelle chance vous avez » mais se gardaient bien de quitter leur poste à la fac ou au CNRS, leur carrière d'ingénieur, leur sécurité et leurs privilèges !
Parce que, mine de rien, ce petit monde de nantis organisait l'oppression de la bien-pensance, puis de la pensée unique, s'avisait de mettre un diplôme derrière chaque activité qui s'en passait jusque là, des statuts derrière chaque initiative, des barrières devant chaque volonté, et peu soucieux ou peu informés des évolutions technologiques qui jetaient à la rue de plus en plus d'ouvriers qualifiés ou d'employés sans qualification, faisaient mine de démocratiser l'enseignement tout en se réservant l'apanage de la réussite.
L'étau se resserrait donc sur ce prolétariat libre et heureux tout autant que sur celui, exploité et paupérisé des villes ; l'Europe vendue à coup de pub imposait ses normes qui basait ses principes sur le fait que chacun d'entre les vivants est un délinquant potentiel et qu'aucune confiance ne saurait lui être faite ; une armée de petits contrôleurs contrôlaient et punissaient l'insouciant ou le récalcitrant ; le crédit Agricole, de mèche avec la politique commune, décimait les paysans et entreprenait de les remplacer par des exploitants très vite devenus exploités quand il se fut agi de rembourser les prêts, généreusement offerts à taux intéressants !
Les nantis, pseudo intellectuels, avaient assuré le soubassement idéologique pendant que les malins entrepreneurs assuraient la logistique ; quand les révolutionnaires du quotidien sortirent de leur trou en ouvrant les yeux, ils s'aperçurent qu'il ne restaient plus que deux ou trois boutiques, décalquées partout les mêmes, deux ou trois monopoles incontournables et à l'occasion de leurs visites chez les cousins urbains, s'aperçurent avec horreur que la ville, certes plus propre, était, aussi, partout la même !
Le mal était fait ; maintenant ils assisteraient à la dégringolade, à la ruine.
Mais ces enfants, chéris par la vie, n'avaient pas développé les armes nécessaires ; ils restaient généreux et confiants ; leur premier geste était l'entraide, leur deuxième le don, ils possédaient l'écoute et se mirent en route pour une contestation pacifique.
Je me suis réveillée, les poules pondaient sur le plancher d'une cage de format A4, on crevait les yeux des veaux à l'engraissage pour qu'ils stressent moins du sort qu'on leur faisait subir, les cochons par milliers entassés étaient torturés, on tripotaient le gène des plantes puis on se les appropriait ; personne personne ne disait rien ; les politiques étaient de mèche, le peuple était aussi aveugle que les veaux, peut-être pour moins stresser ; il n'y avait plus d'autre mot pour dire stresser ou flipper ; les facs n'enseignaient plus les sciences pures mais un conglomérat indigeste mijoté par quelques bons élèves ; les écoles n'assuraient même pas le rôle d'alphabétisation, la formation permanente était réduite à peau de chagrin et on disait que c'était parce qu'il n'y avait plus de fric !
Mais je me suis réveillée devant le constat apitoyé et révolté de notre totale impuissance devant l'hypocrisie, le déni, les mensonges éhontés de nos politiques. Nul n'avait songé avant cela à la possibilité de laisser dans une confusion bruyante les allégations d'une population, de lui tourner le dos, impoliment et vulgairement, sans que quiconque ne puisse réagir, abandonner à leur impuissance les cibles d'une nargue insupportable.
Car tromper son monde avec les moyens fantastiques actuels, c'est une chose, mais continuer impunément de le faire alors que plus personne n'est dupe, en est une autre !
Je me suis réveillée et j'ai vu que le moindre être insignifiant était en réalité un maillon d'une chaîne bien huilée et qui, pour quelques joujoux échangeait son âme... il n'y avait plus d'innocents ni de victimes dans cette barbarie où tous étaient, à ce qu'on dit, éduqués. Il y avait des imbéciles, des arrogants, des égoïstes, des j' m'en-foutistes, des désinvoltes, pas mal de déglingués à n'importe quelle drogue y compris le pouvoir et l'argent, mais d'innocentes victimes, je ne voyais que les animaux ; car il n'y a pas trente-six solutions, soit nous sommes responsables, tous, soit personne ne l'est et il n'y a bien que la force et les armes qui inversent la donne !
Je me suis réveillée, et j'ai vu un monde dont personne ne m'avait jamais parlé ; ni les livres d'histoire, ni les philosophes, ni les contes ni les journalistes...
J'ai ouvert les yeux, j'ai plongé ; j'avais la peau arrachée, à vif. Je ne trouvais plus nulle part le moindre abri ni la moindre consolation.
Il me fallait avant tout comprendre ; comprendre ne sert à rien dit-on en psychanalyse comme dans une démarche spirituelle ; ma foi, peut-être, mais la nécessité de comprendre ne se maîtrise pas.
J'ai compris que tout mon système de pensée était basé sur des mensonges, de belles pensées éclairantes en temps de prospérité, de beaux idéaux que j'ai cru vrais puisque je les avais vécus mais qui n'étaient que les douceurs d'enfants gâtés et protégés ; j'ai compris que mon animalité et ma grande propension à fusionner avec la nature et les bêtes, ne m'étaient d'aucun secours dans le monde désormais des hommes technologiques qui se disent rationnels mais qui sont à ce point coupés d'eux-mêmes qu'ils n'arrivent, pour la plupart, même plus à se situer hors leur culture, - ce qui a éteint l'universalité de la nôtre, preuve s'il en fallait de l'inanité de cette prétention. Car l'homme technologique, efficace et rationnel est si nuisible qu'il abîme, pollue ou détruit même les lieux qui ne lui appartiennent pas.
J'ai compris que j'avais raison de penser que les lois naturelles gouvernent la totalité des mouvements sur cette planète et que le pauvre mental humain qui essaie d'y donner sens se fourvoie ; parce qu'il cherche, en accord avec les philosophes, à se donner raison contre les autres, et à persévérer dans ses erreurs.
J'ai compris qu'il n'y avait aucune volonté de progrès, nulle part.
J'ai compris qu'on n'irait jamais au-delà de la névrose...
J'ai compris que la raison ni les raisons, le savoir ni la compréhension anticipaient l'action et qu'il était vain d'espérer un quelconque mouvement populaire car l'adaptabilité qui est le seul instinct de préservation de l'espèce pousse l'individu à survivre jusqu'au fond d'un trou.
J'ai compris que l'orgueil, la liberté, l'intolérance à l'injustice et à l'exploitation n'étaient que de petits atouts inutiles, les petits bijoux des héros que je m'étais choisis.
J'ai compris qu'on ne peut décider de se laisser glisser dans le courant violent des temps mauvais, que l'on ne peut pas non plus rester sur le bord à rien faire et regarder, que remonter le courant fatigue et ne sert à personne et que se noyer est tout aussi inutile que se pendre ; j'ai compris que rien n'est jamais acquis et que certains se battent tant qu'ils en ont la force, puis qu'ils meurent, pauvres épaves qui s'arrachent parfois à l'oubli.
J'ai compris qu'il n'y a plus rien à écouter puisque tout est conviction et croyance et que tout concourra à produire deux camps opposés et cela quelque soit l'événement, la décision ou la situation en jeu.
J'ai compris qu'il faut juste savoir lâcher prise et laisser faire, se désintéresser et c'est ce que font tous les aveugles, les ignorants, et les égoïstes et j'ai compris que c'était là une attitude forcément complice...
52 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON