Ensauvagement ? Les faux semblants des chiffres de la délinquance
Face à l’inflation récente des discours sécuritaires, ce billet se propose de les recontextualiser et remettre quelques faits en place grâce aux apports des sciences sociales concernant les faits de délinquance sur une période longue. Nous assistons régulièrement à des véritables « paniques morales » lorsque médias, politiciens et groupes de pression joignent leurs discours pour dénoncer les mœurs des jeunes (surtout ceux issus des milieux populaires). Ces paniques morales sont entretenues par les discours déclinistes qui colonisent la presse et nos écrans. Le sociologue Laurent Muchielli, dont je synthétise les travaux ici[1], a démontré il y a quelques années comment les idées autour de l’augmentation de la délinquance sont des jugements qui ont des raisons sociales mais n’en constituent pas pour autant une démonstration scientifique.
[1] L'évolution de la délinquance des mineurs, Données statistiques et interprétation générale, Laurent Mucchielli in Agora débats/jeunesses 2010/3 (N° 56), pages 87 à 101. Sur Cairn.info
La délinquance est constituée par l’ensemble des transgressions définies par le droit pénal, connues et poursuivies par les acteurs du contrôle social. Cette définition ouvre immédiatement trois problèmes. Le premier est que le droit évolue en permanence. La délinquance ne cesse par définition d’augmenter à cause de l’inflation des catégories d’infraction et la sophistication des instruments de mesure. Le second problème tient à l’effectivité des poursuites. Une transgression que les acteurs du contrôle social constatent mais décident, pour diverses raisons, de ne pas poursuivre officiellement ne constitue pas une délinquance. Mais ils font face à une forte injonction politique et de l’opinion publique pour accentuer les poursuites pénales. Il en découle le troisième problème : l’on ne saurait analyser l’évolution de la délinquance juvénile indépendamment de l’évolution des processus de renvois vers le système pénal, liés au fonctionnement des différentes agences de contrôle social. Le quatrième problème, de taille, est l’imprécision du terme délinquance. Qu’y a-t-il de commun (hors leur caractère juridiquement répréhensible) entre un meurtre, un viol, une bagarre, un vol de scooter, un graffiti, une insulte à fonctionnaire ou encore le fait de conduire une voiture sans permis ? L’on comprend ici qu’à la question « la délinquance des jeunes augmente-t-elle, oui ou non ? », il ne peut y avoir que de mauvaises réponses. Faisant un bilan des travaux nord-américains, Marc Le Blanc dans les Annales de Vaucresson en 1977 rappelle que, selon les études, les pays et les questionnaires, 70 à 90 % des jeunes déclarent avoir commis au moins un acte de délinquance au cours de leur vie. L’auteur de ces lignes reconnait avoir « tchouré » à 13 ans une tablette de chocolat dans un magasin pour relever un défi lancé par des copains… Faut-il rappeler la normalité de certaines transgressions et conduites à risque, au sens où cela fait partie du « processus de socialisation des adolescents » (Le Blanc, 1977, p. 23) ? La première idée forte est que la vie adolescente est une « réserve inépuisable de délinquance cachée ».
La meilleure façon de cerner le problème est de croiser les sources policières, judiciaires mais aussi les enquêtes de délinquance autorévélée, ce que ne font généralement jamais les journalistes qui collent aux faits-divers.
Deuxième idée forte, le rajeunissement de la délinquance est une vue de l’esprit du point de vue des magistrats
Figure 1 : Comparaison de la courbe par âge de l’ensemble des condamnés en 1989-1990 et en 2005-2006 (pourcentage de chaque tranche d’âge dans l’ensemble). Source : ministère de la Justice, série « Les condamnations ».
On relève une très forte similarité des courbes. La part des mineurs de 13 à 18 ans n’est que très légèrement supérieure contrairement à la tranche des 40-60 ans. Elle s’affaisse pendant la période de rentrée dans la vie active.
Pourtant du côté des sources policières, l’augmentation de la part des mineurs mis en cause par grandes catégories d’infractions sur une longue période (1974-2007) est bien réelle.

Figure 2 : Évolution des mineurs mis en cause par grandes catégories d’infractions (1974-2007).Source : ministère de l’Intérieur.
Tout d’abord, le nombre de majeurs mis en cause ayant également beaucoup augmenté sur cette période, la part des mineurs dans l’ensemble est passée de 14 à seulement 18 % et elle est même en baisse depuis dix ans. En soi, cela suggère déjà que si augmentation de la délinquance des mineurs il y a, elle ne constitue pas un phénomène spécifique. D’autre part, en trente ans, la structure de la délinquance enregistrée des mineurs s’est en effet profondément modifiée. Au début des années 1970, les vols (notamment de voitures) représentaient 75 % de la délinquance, 40% en 2008. Ce que le graphique montre est l’augmentation des délinquances d’ordre public (stupéfiants, heurts avec les policiers, destructions et dégradations) qui portent cette évolution, suivies par les agressions verbales, physiques et sexuelles. Nous observons par ailleurs que les délits représentent 96,4 % de l’ensemble des condamnations et que les contraventions et les crimes sont très rares. Le phénomène marquant est la très forte augmentation des affaires sexuelles et l’explosion des violences suivies d’ITT de moins de huit jours (les violences plus graves avec ITT de plus de huit jours sont en baisse). Bref, à part les viols, la forte augmentation des actes violents commis par des mineurs constatée dans les statistiques de police repose en réalité sur des faits de faible gravité. Les plus graves sont stables ou en diminution. Une réponse parait couler de source : la sophistication du contrôle social et de l’appareil sécuritaire des Etats déplace les effets des tensions sociales de la société de la criminalité vers la délinquance. Qui peut se permettre aujourd’hui de braquer les banques avec une chance minime de s’en sortir ?
Le hic est que l’année 1994 dans le graphique semble une année charnière. Pourquoi ? Il faut revenir sur la distorsion entre les sources judiciaires et ceux de la police. Au début des années 1990, environ la moitié des affaires policières étaient classées sans suite par la justice, pour des motifs divers : « infractions mal caractérisées », « mineurs mis hors de cause », « préjudice trop peu important », « victime désintéressée ou retirant sa plainte ». Mais, soumis à une pression médiatique, politique et populiste de « réponse pénale », le parquet a accompli une véritable révolution au cours des années 1990 en inventant les « alternatives aux poursuites » qui sont un ensemble de modes de sanction rapides destinés au traitement de la petite délinquance. Elles permettent d’éviter l’engorgement des prisons, dont on sait, au vu des conditions de détention, qu’elles peuvent être des sas vers une délinquance plus dure encore. D’autre part, la jeunesse délinquante étant par définition une catégorie transitoire, le bon sens et l’éthique des magistrats poussent à apporter des réponses éducatives à chaque fois que cela est possible. Enfermer les jeunes avec des peines incompressibles dans un statut de « délinquant » est le plus sûr moyen d’enkyster les comportements criminels (l’absurdité des réponses pénales américaines, parmi les plus répressives, est là pour le montrer). Le « rappel à la loi » représente à lui seul 70 % de ces différentes formes de mesures alternatives, soit environ 30 % de l’ensemble des réponses apportées par les parquets. Il ne s’agit pas d’affirmer que ces réponses alternatives sont efficaces. Elles représentent au mieux un moindre mal. On assiste en effet à une concentration des délinquants dans les quartiers les plus pauvres, à un durcissement manifeste du conflit entre les jeunes et les institutions, à une aggravation de la situation socio-économique des auteurs et de leurs familles, ainsi qu’à un alourdissement tant des antécédents judiciaires des jeunes poursuivis que des peines prononcées à leur égard.
Figure 3 :Évolution de l’orientation des affaires de mineurs par les parquets (1992-2007).Source : ministère de la Justice, annuaire statistique.
La figure 3 explique donc en partie le hiatus entre les sources judiciaires et policières. Les policiers se plaignent constamment de voir « leurs » délinquants libres dans la rue. À tous égards, on a assisté au cours des années 1990 et 2000 à l’enkystement de cette « délinquance d’exclusion » (Salas, 1997) liée d’une part à un échec scolaire précoce et massif dans ces quartiers (Lagrange, 2007), et, par effet miroir, à l’intériorisation des images dépréciatives souvent racialisées que la société leur tend (« racailles » et autres « sauvageonnerie » issues des imaginaires coloniaux). Nous assistons donc à un triple processus : un processus de ghettoïsation, de stigmatisation et à un processus de criminalisation, de renvoi et de judiciarisation qui ont transformé notre regard face à la jeunesse des banlieues dans les années 1990. L’auteur de ces lignes confesse avoir enseigné dans les quartiers sensibles ; par ailleurs historien du fait politique, ma connaissance des phénomènes de délinquance n’est pas seulement livresque ; j’ai pu l’éprouver à plusieurs reprises.
Les enquêtes de délinquance autoreportée ont certes leurs limites mais elles permettent de révéler une « délinquance cachée » qui constitue potentiellement une source inépuisable d’extension de la prise en charge pénale.
Figure 4 :Évolution de la victimation chez les adolescents garçons et filles de 1994 à 2006 dans l’enquête HBSC (en %). Note : l’enquête HBSC porte sur des adolescents âgés de 11 à 15 ans. Source : Navarro, Godeau, Vignes, 2008.
On le voit, les faits de délinquance du point de vue des jeunes victimes sont en baisse voire en stagnation. Ce qu’il faut comprendre de tout ceci, c’est que les statistiques de police et de justice ne constituent pas un enregistrement de la délinquance des mineurs réelle, mais un baromètre de son traitement institutionnel. Aussi levons tout de suite l’équivoque à propos de l’augmentation de la délinquance, de source policière (figure 2). L’année 1994 est bien connue des pénalistes, c’est celle de l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal, provoquant l’inflation de la prise en charge de faits de délinquance. De plus, dans les années 2000, l’intolérance aux diverses formes d’incivilités et de violences allant croissantes, le nombre de plaintes de ce qui autrefois était toléré ou vu comme une fatalité allait exploser.

Figure 5 : l’insécurité envisagée comme un problème « sociétal ». baromètre Figaro-Sofres (1974-2005) [Robert et Pottier, 2004 : 214]
L’insécurité perçue comme un problème sociétal semble suivre l’agenda politico-médiatique mais suit en décalé les chiffres socialement construits de la délinquance. Le sentiment d’insécurité ne nait donc pas de fantasmes, il est corrélé à ce que les entrepreneurs du contrôle social veulent bien montrer. Le pic d’insécurité de 2002 est bien une conséquence de l’exploitation politico-médiatique des nouvelles statistiques produites à compter de 1994. Les partis d’extrême droite ont eu par conséquent beau jeu de l’exploiter. Quant aux médias (depuis l’avènement de la presse libre à la fin du XIXème siècle), ils sont congénitalement poussés par leur modèle économique à exploiter le moindre fait divers ad nauseam. Aujourdhui, les réseaux sociaux ont pris le relai, poussant les médias à développer autour de ces faits divers violents une culture du clash, au mépris souvent de la rigueur journalistique. Or la peur engendre la peur.
Ensauvagement, Barbarie … Les années passent, la dialectique sécuritaire se pare de nouveaux atours au gré de la conjoncture, mais repose toujours sur les mêmes déterminants : la désignation de classes dangereuses. Leur définition a évolué avec le temps. Recontextualiser est donc nécessaire.
Plusieurs séquences se sont emboitées ces derniers mois dans un climat que d’aucuns qualifient d’insurrectionnel (et qui n’est absolument pas propre à la France). Le traitement de la crise des Gilets jaunes a montré comment le mouvement social - une révolte fiscale au départ populaire- a été progressivement discrédité sur la scène médiatique qui abusa des images de « casseurs ». Mais la question des violences policières, au départ complètement occultée, a surgi brutalement. Non qu’elle fût inédite, mais elle était réservée jusqu’à présent aux « sauvageons » des cités appauvris et ceux des DOM-TOM (« C’est la guerre là-bas » me confia un jour une gendarme). L’usage du mot « ensauvagement » trahit à l’évidence la dimension postcoloniale de notre République mais là n’est pas la question. Pour la première fois, depuis mai 1968, des membres des classes populaires et moyennes de tout âge ont expérimenté cette violence policière, alors même que ces derniers s’étaient approchés dangereusement du palais de l’Elysée, donnant à l’évènement un caractère potentiellement révolutionnaire. A côté des criminels de droit commun, le délinquant est une catégorie mouvante. Elle désigne ceux qui dérangent : les petits auteurs de délits, les trafiquants, les sans-papiers, les zadistes, les activistes politiques, etc. Elle permet de détourner l’attention de la délinquance en col blanc, invisibilisée et beaucoup plus préjudiciable pour la société.
La deuxième séquence est un évènement absolument inédit dans l’histoire : le confinement massif de la population et la mise à l’arrêt partielle de l’économie. Cette mesure radicale s’imposa partout, y compris dans les quartiers pauvres où les plus fragiles subissaient de plein fouet les effets de la crise : logement exigus (avec explosion des violences intra familiales), boulots précaires soumis au risque sanitaire, peu payés et reconnus socialement et enfin gel des petits trafics qui alimentait la délinquance et pouvaient arrondir les fins de mois difficiles. Comme l’on pouvait s’y attendre, le déconfinement des quartiers sensibles a provoqué un retour de flamme : augmentation des faits de délinquance, des incivilités mais aussi des violences de policiers. Ces derniers, légitimement épuisés, se trouvaient en position de force dans les processus de négociation à venir, suite à l’épisode des Gilets Jaunes.
Las, l’affaire George Floyd, comme quatrième séquence, a agi simultanément comme un puissant révélateur des violences policières dans les quartiers sensibles et du racisme systémique qui travaille l’institution. Non que les policiers soient tous racistes, mais l’éthos professionnel des hommes en patrouille les conduit systématiquement à interpréter « l’apparence » des interpellés, ce qui produit immanquablement une catégorisation raciale des délinquants. Les faits de discrimination raciale étant très bien étayés (vidéos pirates en circulation dans les réseaux sociaux, enquêtes journalistiques et ethnographiques), le ministre de l’Intérieur Castaner ne pouvait que reconnaitre une réalité que les policiers – par ailleurs formés et souvent couverts par leur hiérarchie à agir de la sorte – ne pouvaient entendre. Résultat, il fut promptement débarqué au profit d’un jeune loup dont la seule fonction politique semble être de contenir la colère des policiers avec force démagogie. Pour être tout à fait honnête, cette colère des policiers est légitime à bien des égards. L’importation des techniques managériales américaines et la généralisation de la politique du chiffre par Sarkozy continuent de produire des effets délétères dans la police. La mesure statistique de l’insécurité est devenue un outil stratégique[1]. C’est cette exploitation des données dites « d’activités » qui ont poussé les policiers à gonfler les statistiques (effectifs disponibles, nombre d’heures passées sur la voie publique, nombre de contrôles d’identité effectués, nombre de déplacements, nombre d’affaires élucidées, nombre de gardes à vue, de déferrements réalisés, etc.). Le contrôle au faciès n’est certes pas une nouveauté, mais sa généralisation est bien d’ordre systémique et ne relève pas d’initiatives personnelles. Mais les jeunes des cités « racialisés », délinquants ou pas, n’en furent pas les seules victimes. Le taux de suicide dans la police est très important et dépasse de très loin le risque de décéder lors d’une opération. Le nombre d’appels au Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) a explosé depuis sa création au début des années 1990. Le niveau de stress dans la police n’est donc pas seulement un effet de la dangerosité du terrain (perçu ou réelle) mais bien de la pression exercée sur eux par leur hiérarchie, par les politiques et les médias qui alimentent de façon irresponsable le sentiment d’insécurité. Le paradoxe est que les policiers votent massivement pour ceux qui sont responsables de leur désarroi…
La dernière séquence est en bonne logique le virage à droite du président Macron, oubliant au passage toutes les promesses sociales sur l’après Covid 19 (« Rien ne sera plus comme avant »). L’objectif est bien d’asphyxier la droite parlementaire en faisant le pari de la division de la gauche et de l’effet repoussoir du RN (jusqu’à quand ?). Il prend ainsi le risque de commettre les mêmes erreurs que Sarkozy en 2007. Légitimer les thèses frauduleuses de l’extrême droite est le prix de sa victoire électorale. L’escalade verbale est déjà là : parler d’ensauvagement pousse Marine Le Pen à surenchérir avec sa subtilité habituelle (« la Barbarie est à nos portes ! »).
La boucle est bouclée. La circularité des discours sécuritaires alimente une peur diffuse qui empêche de penser la question sociale. Elle occulte aussi un fait majeur : la violence sous sa forme extrême n’a cessé de diminuer. Au Moyen-âge, les historiens estiment que 40 individus sur 100 000 périssaient de morts violentes. Sous le poids de l’étatisation de nos sociétés européennes, ce taux est descendu à 1 pour 100 000[2]. Ce qui a explosé en revanche est notre intolérance à la violence (ce dont personne ne se plaindra) et qui était perçu autrefois comme une fatalité, voire parfois, une exigence morale. La délinquance existe et doit être combattue bien entendu, mais la violence n’est pas toujours là où on la pointe. En 2002, dans le monde on dénombrait 873 000 suicides pour 741 000 morts violentes (en incluant les guerres). De façon évidente, la violence est sociale et institutionnelle (un paradoxe puisque les institutions étatiques nous protègent aussi). Elle est le fruit aussi du séparatisme social (réel celui-ci) des quelques 1% qui concentrent (souvent dans les paradis fiscaux) les deux tiers des richesses mondiales et qui pourraient être utilisés pour panser la planète. Amis policiers, tout le mal que je vous souhaite est de retrouver le sens de votre mission de service public en vous voyant affectée à de vraies enquêtes et non plus à la simple gestion de la misère sociale qui vous détruit à petit feu. Nous avons besoin de vous et vous aimera pour ça !
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