Entre médias et humanitaires, la place de la victime
Examiner le rapport existant entre les médias et l’humanitaire, c’est d’abord comprendre comment des témoignages, des images, des plaintes peuvent circuler au sein d’une opinion et influer le cours des évènements. Nous questionnons ici l’efficacité symbolique du témoignage humanitaire sans éluder une interrogation essentielle : à qui profite cette efficacité symbolique ?
La notion d’humanitaire est un concept, mais sur l’estrade des humanitaires, la bousculade est intense. Il est flatteur de dire que l’humanitaire est issu des Lumières. La démarche est généreuse, altruiste et solidaire. Elle met au cœur de ses préoccupations la dignité de l’Homme, l’unité de l’espèce humaine en droit et en devoir. Cette vision prométhéenne de l’avenir humain est devenue le socle fédérateur des Etats au sein des Nations Unies. Mais qu’ont-ils fait de leur engagement ? Durant la deuxième moitié du XXe siècle, des militants issus de la société civile ont déplacé leur engagement intellectuel en action de terrain auprès de populations victimes. Il s’agit d’une tentative de mise en acte d’une morale politique dans des actions concrètes de solidarité. Cette démarche n’est originale que par son caractère laïque et non étatique. Elle peut se rapprocher de l’action des œuvres religieuses ou de certaines missions coloniales dont l’intention était aussi d’éduquer et de soigner. Nous observons que ces Etats ou ces œuvres religieuses utilisaient déjà les bons sentiments et les images pour communiquer auprès des populations, dont l’iconographie de saint Vincent de Paul est emblématique. Le déclin des religions dans le monde occidental, la fin des épopées coloniales ont progressivement asséché cette source inépuisable de bons sentiments utiles au narcissisme du prêtre ou du gouvernant. Ne soyons donc pas étonnés par la capture exercée par les Etats de la thématique humanitaire.
Progressivement, dès les années 1980, un autre acteur est intervenu. La puissance économique et le libéralisme ont besoin d’outils pour s’adresser aux citoyens consommateurs. La télévision s’est invitée dans tous les salons de familles. Progressivement nous assistons au déclin de l’écrit face à l’image. Aujourd’hui un enfant scolarisé en primaire passe plus de temps devant son poste de télévision (1 100 heures par an) qu’à l’école (900 heures). A la transmission des connaissances par l’écrit s’est substituée l’influence exercée par les images sur les émotions. Nous nous proposons de dégager les repères qui permettent de saisir cette suggestion du sujet à l’image et aux valeurs qu’elle contient. L’humanitaire a une mission d’assistance des populations vulnérables ou en danger. Le terreau émotionnel est bien sûr fort. La communication par l’image ne pouvait que l’exploiter.
La culture des sentiments
Nous empruntons volontiers cette expression au sociologue, Michel Maffessoli. Ce monde post contemporain est traversé par un vaste mouvement de mondialisation des images et des sentiments. Il a pour conséquence d’organiser le prima des émotions et des images sur le monde des pensées et des idées. Cette véritable révolution anthropologique se déroule en quelques générations. Nous ignorons aujourd’hui les conséquences des mutations actuelles sur le devenir de l’anthropologie humaine dans sa dimension psychologique. Ce mouvement induit une révolution des différents paradigmes de la construction psychique. L’identité humaine est un produit complexe qui associe les transmissions intergénérationnelles, les liens d’attachement affectifs et émotionnels de l’enfant à son entourage, les transmissions symboliques, la connaissance des pairs : enseignants, éducateurs....
L’évolution contemporaine met en évidence une diminution des transmissions intergénérationnelles car elles sont souvent écrasées par la place occupée par les médias de proximité comme la télévision. Les exemples de comportements modifiés par les médias sont nombreux. Les études démontrent que les conduites alimentaires de l’enfant sont aujourd’hui modifiées par les écrans publicitaires présentant les produits alimentaires qui lui sont réservés. De même, nous savons que certains comportements sexuels sont transformés par la consommation de produits audiovisuels. Régis Debray, dans ses différents traités de « médiologie », décrit ce triomphe de la réalité et de l’image : « L’humain est rétréci, les grandeurs relatives de l’âme et du corps sont inversées. » Comment alors évacuer la partie intime subjective de chacun qui s’efforce de faire obstacle à l’aliénation collective. Régis Debray propose une réponse : « le culte de la vie pour la vie. » Il suffit ainsi d’enfermer un groupe de personnes dans un château ou sur une île pour comprendre qui ils sont. Leur comportement est la seule grille de décodage proposée. Point de pensée, simplement du « live », seul le corps biologique est mis en valeur.
L’identité humaine se construit dans une démarche hypothético-déductive. L’image opère en court-circuit car elle affiche une certitude. Elle n’est qu’un pan de la réalité, mais elle absorbe toujours la globalité de l’événement. C’est le raisonnement et la réflexion qu’elle paralyse. Ce n’est pas une identification qu’elle produit, mais du mimétisme, donc de l’instrumentalisation du sujet.
La télévision a bien compris qu’il faut séduire, exciter mais aussi émouvoir. Il est toujours difficile de s’identifier exclusivement à la beauté plastique du gigolo qui doit choisir entre plusieurs dizaines de créatures qui lui font la cour. Le destin individuel est porteur aussi de multiples traumas que la télévision se propose d’exorciser en les exposant. Le témoignage de l’adolescente violée, de l’enfant des rues abandonné ou du pêcheur indonésien qui a tout perdu lors du Tsunami fascine car ces différents destins tragiques peuvent nous ressembler. Cet univers émotionnel est aussi le nôtre, il fidélise notre dépendance à la télévision donc il construit de l’audience. L’humanitaire souffre de cette exhibition par l’image des figures du tragique. La caméra favorise, certes, des comportements protestataires et d’indignation, mais ils influencent peu l’ordre du monde. L’humanitaire est un élément de la catharsis des crises, mais il se trouve dans l’incapacité d’organiser une pensée et une réflexion sur le long terme, car l’image du mal sidère nos capacités réflexives.
Il est en effet paradoxal que ne se superpose pas à la richesse des expériences concrètes de terrain vécues par les humanitaires une plus grande contribution à une pensée politique et sociale. Nous nous sommes tant contentés de rester des greffiers du malheur que nos incursions dans le champ de l’analyse politique sont marginalisées : nous sommes des témoins et nous percevons que l’essentiel se joue ailleurs.
Nous savons que la démarche compassionnelle n’a d’intérêt que si elle s’agence à la critique des contextes politiques qui construisent ces atteintes à la dignité humaine.
De l’Etat écrit à l’Etat écran
Ce titre est également emprunté à Régis Debray. Le philosophe et écrivain, dans un ouvrage magistral, L’Etat séducteur, décrit la communication des Etats modernes.
Face à l’impuissance politique, à la complexité des crises modernes lors d’un conflit, le point de vue humanitaire sur la crise est une information à faible valeur informative mais disposant d’un fort impact en termes de communication. Ainsi, lors de la dernière guerre des Etats-Unis contre l’Irak il était facile d’instrumentaliser l’opinion américaine traumatisée par le 11 septembre, il était facile également de présenter le spectre d’Al Qaïda... Il était plus difficile d’éclairer l’opinion sur l’après Saddam Hussein, la complexité des appartenances confessionnelles en Irak, les enjeux économiques... La thématique humanitaire sert d’écran aux intérêts politiques des Etats, mais le sauvetage des victimes ne peut pas se substituer à leur politique étrangère.
Bernard Kouchner fait remarquer que sans image ou photographie, point d’indignation. Il note : « L’ennemi essentiel des dictatures et du sous-développement reste la photographie et les sursauts qu’elle déclenche. » Cette affirmation est juste. Mais notre regard critique ne porte pas sur le bien-fondé du témoignage des victimes de catastrophes de guerres ou de crises, mais sur la responsabilité de celui qui utilise ces témoignages.
Depuis les années 1990 une confusion s’est installée, induite par les Etats. Sa finalité est d’étouffer le rôle joué par les sociétés civiles et les ONG. L’Etat s’approprie une communication des droits de l’Homme alors que nous sommes en attente de réponses politiques pour faire cesser les massacres ou traiter les graves déséquilibres qui sont à l’origine de la crise. L’Etat valorise ses performances dans l’urgence auprès des victimes afin de masquer son absence dans la prévention de la tragédie. L’opération Turquoise au Rwanda est la meilleure illustration de ce fonctionnement étatique.
A ce jour rien ne peut prédire que nous sommes au sommet de la vague de ces Etats modernes qui construisent leur politique à partir de l’émotionnel induit par un fait tragique. Il n’y a pas de mois en France sans communication associant un drame et un travail législatif. Une fuite de gaz, un dysfonctionnement d’ascenseur, deux enfants assassinés, un enseignant pédophile..., chaque fois nous observons la même communication de crise où, pour surfer sur la vague d’intérêt liée à l’émotionnel cathodique, le législateur se pare de l’efficacité en proposant une nouvelle loi. Ces lois s’accumulent et s’amoncellent, elles restent le plus souvent non appliquées et sans moyen, elles témoignent toutes du troc existant entre l’émotionnel lié aux victimes et le narcissisme des politiques qui s’approprient le drame.
L’Etat-écran ne se serait-il pas approprié les attributs de la communication humanitaire ? Tout politique bien averti a perçu dans l’opinion la notoriété des causes humanitaires. La tentation est grande pour l’Etat et les politiques d’afficher ces préoccupations humanitaires. Il est ainsi plus aisé de s’occuper du malheur quand il arrive que de tenter de le prévenir. S’afficher aux côtés des victimes est plus payant que de travailler sur la complexité qui fabrique l’injustice ou le drame.
La contagion des victimes
Durant le printemps 2006, cette communication victimaire a même été récupérée à titre personnel par notre chef du gouvernement, Dominique de Ville pin et son numéro deux, Nicolas Sarkozy. Pendant de longues semaines, ces deux hommes politiques de premier plan se sont disputés les faveurs de l’opinion publique en utilisant le visage de la victime, figure moderne de la communication politique. Ce commerce des sentiments sur fond de campagne électorale laisse présager que les politiques recherchent l’efficacité symbolique auprès de l’opinion publique. Dommage que les organisations humanitaires n’aient pas encore proposé de projet politique pour travailler sur le traumatisme des politiques qui perdent le pouvoir. Cette médiatisation du tragique et des traumatismes nous conduit à réfléchir comme médecin aux conséquences de cette « extimité »1 du malheur individuel au sein de l’opinion.
L’audience est préférée à la compréhension des événements. Le visible masque le sens.
Durant ces dix dernières années, la médiatisation des affaires de pédophilie a permis l’extériorisation de traumatismes infantiles subis par de nombreuses personnes.
L’exposition du malheur est toujours un acte subjectif et individuel que la télévision a tendance à présenter comme une conséquence inexorable de l’agression subie. Mais dans le même temps nous avons constaté que des personnes ayant été victimes de violences sexuelles durant leur enfance « décompensaient » quand elles percevaient que ce qu’elles avaient subi était grave, voire dramatique.
De même nous avons souvent reçu des réfugiés politiques qui, pour obtenir un statut et des papiers, devaient soit exposer des traumatismes intimes, soit aussi s’inventer un parcours de victime. Nous avons aussi reçu des enseignants victimes d’incivilités effondrés plus par la médiatisation de la violence que par leur propre expérience douloureuse. La contagion victimaire est un phénomène bien connu depuis plus d’un siècle. Les faits cliniques ont été décrits par Freud mais aussi par sa fille Anna et de nombreux travaux contemporains ont confirmé les hypothèses freudiennes.
La psychopathologie de la victime s’agence autour de deux événements de nature différente : 1 Expression utilisée par le psychanalyste Serge Tisseron qui, par ce concept, décrit l’exploitation par les médias de la vie intime des victimes ou des parcours de vie.
- Le premier c’est l’impact de faits qui par leur violence, leur surprise font effraction au sein du psychisme individuel.
- Le second élément clinique est de nature différente. Il est lié à la représentation psychique que se fait la personne blessée de l’acte qu’elle a subi. Nous savons que cette représentation se construit au travers de données historiques mais aussi du regard porté par l’entourage de la victime sur sa blessure psychique. Les médias structurent cette représentation. La personne perçoit souvent que se créé un abîme entre elle-même et les autres. Elle se sent progressivement étrangère à sa communauté.
Il n’est donc pas certain que l’exposition permanente des victimes sur les écrans de télévision améliore la santé mentale des populations. Le discours victimaire crée chez les personnes vulnérables un sentiment de peur, de crainte et d’angoisse par mimétisme émotionnel avec la victime.
Cette contagion est source d’instrumentalisation de l’opinion par le couple médias et politiques. Nous savons qu’il est facile de surfer sur cette peur pour fidéliser un électorat. Ses angoisses ont aussi des conséquences psychosociales. Elles aggravent les phénomènes de clivage et d’exclusion sociale. Cette perversion politique de l’utilisation du témoignage des victimes par les médias est un enjeu éthique et politique majeur des sociétés contemporaines.
Les associations humanitaires et les victimes
Nous savons que nous ne devons pas nous approprier les victimes, mais il nous est souvent difficile d’accepter que leur histoire ne soit pas envahie par notre démarche compassionnelle. Le témoignage émotif, sensible de l’homme, de la femme blessée appartient à la relation qui s’est instaurée avec le soignant. Les causes de cette violence sont du domaine public. Mais nous savons que les télévisions préfèrent les visages brouillés par le malheur que l’analyse du contexte. S’exprimer dans les médias au nom des blessés des guerres ou des crises, c’est d’abord décrire les conditions économiques et politiques qui ont produit la violence subie.
Beaucoup considèrent que la réparation juridique va apaiser la souffrance psychologique. Présenter cette relation avec certitude à la victime est une erreur. La construction 39 psychologique obéit à d’autres exigences que ne connaît pas la procédure judiciaire. « Vous irez mieux après le procès », entend-on souvent. Ce n’est pas certain, et c’est aussi souvent une façon d’abandonner les victimes après l’événement médiatique que constitue leur procès.
La victime souffre souvent d’un acte de violence, d’emprise ou d’autorité qu’elle a subi. Les relations avec les personnes doivent respecter leur capacité d’autonomie. Rencontrer un psy ou participer à un travail associatif n’est pas toujours leur souhait. Certaines victimes ne veulent pas témoigner, cela ne signifie pas qu’elles sont fragiles ou qu’un jour elles vont « décompenser. » C’est leur choix, il est aussi à respecter. Elles souhaitent déjà reconstruire leur intimité.
Ces quelques vignettes cliniques nous montrent que les médias, en tentant d’homogénéiser un vécu victimaire qui privilégie l’émotion à la compréhension des contextes joue le plus souvent un rôle d’enfermement et de ghettoïsation de ces personnes vulnérables. Une confusion s’instaure entre la représentation que la télévision fait de leur vécu et leur identité personnelle.
Au sein de l’opinion, une perte de discernement s’instaure mais aussi chez les victimes et dans leur entourage. Ce qui est vu - peur, émotion, images du contexte - est confondu avec la vérité. Puisque j’ai vu, cela existe et j’ai donc compris. Cette pensée primitive permet d’escamoter l’analyse des contextes politiques et économiques. Elle fige les acteurs dans l’image qu’ils ont donné d’eux-mêmes.
Les humanitaires sont pris au piège de la notoriété facile reconnue à celui qui s’affiche concrètement à côté du bien pour lutter contre le mal. Mais progressivement cette image de marque nous est confisquée, car le concept d’humanitaire se brouille en se démultipliant. Cette idée généreuse née dans les années 1960 s’inscrivait dans le champ des contrepouvoirs. Progressivement, son efficacité symbolique a été récupérée par les pouvoirs. L’humanitaire est devenu une vitrine de communication pour les Etats.
Le débat n’est pas, comme il est souvent posé, d’évaluer l’impact de l’humanitaire sur les politiques des Etats, mais de reconstruire un pouvoir efficace, seul garant de la démocratie et de la protection des populations. Pour parvenir à cette ambition, la communication humanitaire doit produire une lisibilité des causes du malheur dans l’opinion. Cet objectif implique de privilégier le contexte et l’expertise à l’émotionnel des victimes. Dans le même temps, il faut favoriser les alliances avec les sociétés civiles et une indépendance accrue envers les Etats et les organisations intergouvernementales.
L’auteur Claude Aiguesvives est médecin, pédopsychiatre, ancien vice-président de Médecins du Monde.
Article de la revue humanitairehttp://www.medecinsdumonde.org/publications/revuehumanitaire
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