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Entrée Dans La Précarité

Ce qui marque, durement, ce sont les visages. Cette fatigue, et tant d’autres choses, comme le poids, celui du temps qui passe et passe, et rien qui vient... Je me demande s’il en est de même pour moi. Je veux dire : est-ce qu’elle est pareille qu’eux, ma gueule ; aussi ravagée. Au bout de dix-huit mois… Comment savoir ?... Je la connais ma sale tronche, je me la fade tous les jours…

Je pourrais, je crois, décrire le parcours de ceux qui m’entourent. A l’œil nu, ça se devine, ces choses-là. Comme cette femme d’un âge certain, juste devant moi, par exemple. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure. C’est – c’était, plutôt – une professionnelle. De l’édition... Qu’est-ce qu’elle fout ici ? Dans cette sélection…
J’en vois deux ou trois autres qu’ont le même profil ou approchant… Ce qui les unit et les trahit ce sont leurs regards. Y’a de la résignation. Entre autres… Sinon, un peu de tout : jeunes, moins jeunes, égarés, silencieux, anxieux ; la routine, quoi.
En face de nous, un trio. Un tableau. Et des marqueurs de toutes les couleurs.
On s’enquiert du fait de savoir si tout le monde est là. Apparemment, il manque quelqu’un… Il ne viendra pas. Tant pis… L’exposé commence.

Ce qui est assez désagréable, pour dire franchement les choses, c’est le ton sur lequel on s’adresse à nous. Oh, il n’est pas méprisant, non, du tout même, mais pourquoi nous parler comme si nous étions alités, malades ou je-ne-sais-quoi ? C’est peut-être nos gueules, me dis-je, cette lassitude qui se lit, trop bien.
Bref…
On nous explique en quoi ça consiste, ce « travail ». On nous le vend. Puis, on nous demande s’il y a des questions.
Il y en a.

- Est-il possible de faire plus de 20 heures par semaine ?

La réponse est non… Les visages se ferment. Déjà qu’ils n’étaient pas brillants…
La femme, celle qu’a dû marner dans l’édition pendant des années, elle insiste. Vu le tarif (entre 11 et 13€ de l’heure, et c’est du brut !) je comprends. Suffit de multiplier par vingt et les comptes sont vite faits. Le quotidien, avec ça, tu l’assures pas. D’autant plus que rien ne dit que tu les feras, les vingt heures. Vu que c'est un plafond.
C’est typiquement ce qu’on appelle un « job d’appoint ». Mais qui te prend du temps, ça, je peux en témoigner… L’heure, c’est juste un repère. C’est pour entrer dans les critères. De Pôle Emploi. En vérité, t’es payé au contrat [1]. Et c’est le contrat qui vaut entre 11 et 13€ [2]. Ce qui signifie que tu peux en décrocher - maximum - 80 au mois (mais ça n'arrive jamais), plus de 800 sur une année. C’est légal, paraît-il...

On a tous accepté. Pas le choix. Quand faut croûter…

Des sélections, comme celle-ci, j’en ai fait d’autres. Et c’était le même type de contrats. Les mêmes tarifs. Les mêmes candidats. Demandeurs d’emploi depuis lustres. Qu’acceptent le « job ».
Qui s’assoient surtout. Sur leurs expériences, leurs compétences, leurs acquis, et bien sûr, sur toute prétention salariale.
Tous, nous savons que ça ne nous mènera nulle part. Mais c’est tout ce qu’il y a.
Oh ! bien sûr, si Pôle Emploi proposait des formations, de celles qui permettent, ciblées, de vous diversifier, vous améliorer en tel domaine, compléter un parcours, l’enrichir, ça se passerait différemment. Du moins, faut-il l’espérer… Mais Pôle Emploi n’en propose pas. Pourtant sur les dépliants, très chouettes, en couleur, il est bien écrit que Pôle Emploi mobilisera « tous les moyens nécessaires pour faciliter votre insertion professionnelle (formations, aides à la mobilité..) ».
Mais peut-être que c’est réservé aux plus jeunes. Ceux qu’ont un avenir.
Passés quarante ans, tu « poses problème ». Visiblement... Même pour un simple bilan de compétences.

C’est pas pour verser dans le « c’était mieux avant ! » mais du temps de l’ANPE, des formations, on vous en proposait. Assez rapidement. C’est vrai, aussi, que l’âge n’était pas le même. Le parcours moins lourd. Le visage plus avenant. Plus avenant parce que, quand tu perds ton travail à 25 ou 30 ans, même 35, tu te dis que tu peux rebondir. Vu le temps. Celui qui reste. Mais après quarante ou cinquante ans, le temps qui reste devient comme un handicap. Voire : un inaccessible.

Or donc : et alors ?

Alors, quand je lis dans le Figaro, Xavier Bertrand asséner qu’il « préfère qu’un demandeur d’emploi reprenne une activité réduite que pas d’activité du tout » parce que, ajoute-t-il, « à la fin du mois, une fiche de paie vaut toujours mieux qu’une allocation » je me demande dans quel monde vit-il.
Vous voulez les voir, mes fiches de paie, M. Bertrand ?

2.75€, 13.75€, 27.50€, 56€, 72€, 102€, 129.25€ – et, tadaaaaam ! – 657.25€.

Faut-il préciser que, lorsque vous reprenez « une activité réduite », comme le dit si joliment M. Bertrand, vous sortez des chiffres du chômage (tout en restant inscrit). Plus précisément vous ne faites plus partie de la fameuse catégorie A… Bref, vous contribuez à faire baisser le taux de chômage en France (à ce compte-là, vous pouvez annoncer, fiérot, qu’il sera de 9%, en Métropole, à la fin de l’année).
On comprend mieux, dès lors, que M. Bertrand nous pousse à « l’activité réduite », même si elle ne vaut – pour ce mois-ci – que 56€ bruts.
Nonobstant, je ne suis pas certain que cela constitue un progrès social. Ni humain... Une bonne nouvelle, quoi !

Je précise, en outre, que je ne suis pas attentiste ; je veux dire que, comme au temps de l’ANPE, je ne me repose pas sur Pôle Emploi. Quand bien même M. Sarkozy et Mme Lagarde nous auraient vanté que ce serait, Pôle Emploi, une véritable révolution. Qu’on allait voir ce qu’on allait voir !
Moi ce que j’ai vu, et assez vite, c’est que les conseillers Pôle Emploi n’étaient pas assez nombreux pour remplir leur mission. Et, sans doute, que le budget alloué n’était pas à la hauteur du « projet » (sinon, des formations, on nous en proposerait).

J’ajoute que, quand j’entends parler à tire-larigot de « sortie de crise », je me demande qui ça concerne, hormis les entreprises du CAC et la Bourse en général... Pour nous, les demandeurs d’emploi, la « sortie de crise » c’est l’ « entrée dans la précarité ». Ce sont des petits contrats à la journée, à la semaine, payés une misère. La crise est passée par là, doit y avoir un rapport, je présume...

Bien évidemment, je passerai sous silence les récentes saillies de M. Sarkozy sur les « chômeurs ». Si ça n’est pas de l’indécence, je ne sais pas ce que c’est. Mais tout de même, faudrait songer à arrêter de nous traiter comme des « assistés », des « profiteurs » ou – comme décrit plus haut – comme des « alités ». Et, si ça existe, je veux dire « les profiteurs », ils ne feront JAMAIS une majorité. Parce que l’immense majorité, elle se bat. Elle accepte tout. Déclassement compris. Et TTC.
Notre fierté, notre dignité, nos prétentions diverses et variées, on les oublie. Pas sûr que ceux qui nous emploient en soient bien conscients. Encore moins ceux qui nous gouvernent. Eux, qui jamais n’ont connu la précarité. Pas plus que la crise... Mais ce qui est sûr, c’est que leur rutilant : « Nous sortirons de la crise plus forts que nous y sommes entrés » c’était des conneries ! Un slogan (publicitaire) de plus.
La vérité est autre. Et elle se voit à l’œil nu. Mais qui s’en soucie, puisque le chômage baisse pour le troisième mois consécutif ?
Au moins, ayez l’élégance de nous remercier, parce que sans nous, les précaires, il ne baisserait sûrement pas.


[1] Les contrats en question sont des Contrats à Durée Déterminée d’Usage. Le pire du CDD !

[2] Encore que !... Vous signez pour un contrat de 11€. Mais il dépend du temps estimé par l’employeur pour le réaliser.
Si le temps estimé est d’une heure, vous touchez effectivement 11€ bruts.
Mais si – et c’est du vécu ! – le temps est estimé à un ¼ d’heure, vous ne palperez que 2.75€ bruts.
Cependant – ô joie ! – si vous devez vous déplacer pour exécuter ledit contrat, vos frais de transport vous seront remboursés. Encore heureux ! Sinon, vous perdriez de l’argent (vu le prix d’un ticket de métro ou de RER aller-retour, c’est vite vu !).


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8 réactions à cet article    


  • jpm jpm 2 mai 2011 10:25

    Plus tout a fait vrai... il existe le projet de Repulique solidaire de Villepin avec son revenu citoyen. C’est un premier pas vers l’instauration d’ un veritable Revenu Universel, caracterise par le versement d’une allocation universelle a tous les citoyens (residents fiscaux) d’un pays, allocation sans conditions et cumulable avec les autres revenus.


  • jaja jaja 2 mai 2011 10:31

    Amaury tu parles souvent de cette précarité que tu connais peut-être toi-même.
    Je ne crois pas aux solutions proposées par les politiques. Seuls ceux qui la subissent peuvent formuler leurs exigences et faire en sorte qu’elles soient reprises et soutenues par les politiques.

    Les associations de chômeurs et de précaires sont squelettiques ce qui se comprend car militer quand on est chaque jour à se battre pour son quotidien est difficile. De plus chacun sait que dès qu’on met le pied hors de chez soi le fric est nécessaire....

    Il existe des associations qui tentent malgré tout de lutter contre la précarité dont celle-ci :

    http://www.ac.eu.org/


  • leypanou 2 mai 2011 12:02

    "vous contribuez à faire baisser le taux de chômage en France (à ce compte-là, vous pouvez annoncer, fiérot, qu’il sera de 9%, en Métropole, à la fin de l’année)«  : et David Pujadas pourra annoncer presque fier que le chômage a baissé à 20heures, et le ministre du Travail etc pareil. Les enfumeurs, il faut les punir à chaque fois que c’est possible et la moindre des choses déjà est de voter contre eux et tous ceux qui sont pour une précarité généralisée. Quand on entend à la télé »on est contre l’assistanat« , »on a des droits mais aussi des devoirs", et tous ces slogans à vomir tellement ils sont répétés à satiété partout,, il faut que le peuple travailleur soit vraiment idiot pour se laisser faire sans réagir. Les dirigeants syndicats marrons sont encore pires, car ils cherchent à endormir la vigilance du travailleur. Moralité : il faut prendre conscience de son état mais agir en conséquence pour la défense de ses intérêts pour une société paisible où tout le monde a droit à une vie décente.


    • PhilVite PhilVite 2 mai 2011 13:32

      Les profiteurs, bien sûr que ça existe.
      Mais ils sont à l’autre extrémité de l’échelle, tout en haut. Il prêtent aux états, les contrôlent, absorbent la totalité de nos impôts sur le revenu pour paiement des seuls intérêts qu’ils se sont gentiment octroyés, organisent la casse sociale des pays développés pour mieux exploiter des autres, affament des populations entières en spéculant sur des denrées de première nécessité...etc.
      Mais ne le dites à personne, de toute façon, personne ne vous croira, le salopard de profiteur, c’est vous, l’ignoble chômeur.


      • Yvance77 3 mai 2011 07:42

        Salut,

        J’ai adoré votre texte si cruel en modération et pour lequel j’ai voté OUI.

        Un seul regret qu’il n’est pas été plus commenté.

        Total respect.

        A peluche


        • Philippe Sage Philippe Sage 3 mai 2011 17:09

          @Yvance77 : Je présume que si ce texte n’a pas eu beaucoup de commentaires, c’est en raison de l’actualité, soit l’exécution d’Oussama Ben Laden. C’est cet évènement qui fait la une ...


        • HINLE HINLE 3 mai 2011 09:27

          Comme Yvance77, je suis très sensible aussi à ce texte un peu désespéré et désespérant.

          Un revenu citoyen vers un revenu universel, bien sûr cela fait rêver. J’imagine que ça remplacerait toutes les aides, allocations et indemnités existantes ? N’est-ce pas qu’une manipulation du vocabulaire ? Si elle s’accompagne d’un changement de mentalité dans ce domaine, ça serait déjà un résultat.

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