Entretien avec André Comte-Sponville : le plaisir de penser
Le philosophe André Comte-Sponville nous lègue, dans son dernier ouvrage, intitulé « C'est chose tendre que la vie »*, une superbe méditation sur « le plaisir de penser ». Un livre-bilan qui prolonge, tout naturellement, son précédent essai, « L'esprit de l'athéisme », magistrale « Introduction à une spiritualité sans Dieu »*.
Daniel Salvatore Schiffer : Le beau titre de votre dernier livre, « C'est chose tendre que la vie », est, en réalité, une phrase de Montaigne !
André Comte-Sponville : J'ai une grande admiration pour Montaigne, chez qui philosophie et littérature sont intimement liées, presque indissociables, au point qu'elles se nourrissent mutuellement. C'est là ce qui rend sa pensée si forte et si riche. Il est le philosophe le plus singulier et, en même temps, le plus universel. Ses « Essais » forment, comme disait Léon Brunschvicg, « le livre le plus original du monde ». J'ajouterais qu'ils constituent un sommet de philosophie et de littérature, simultanément, à parts égales dans ces deux genres, qui, chez lui, ne sont distincts qu'en apparence.
PHILOSOPHIE ET LITTERATURE : LE STYLE, C'EST L'HOMME
D.S.S. : C'est au sein de cette tradition-là, celle d'une philosophie s'écrivant à la première personne, à l'instar des « Méditations Métaphysiques » de Descartes, et qui s'apparente donc à une œuvre littéraire, que vous vous inscrivez !
A.C.-S. : C'est là la raison pour laquelle j'ai tant travaillé sur Montaigne, mais aussi sur Pascal, Kierkegaard et Camus, sans oublier Diderot, Rousseau et Sartre. Quant à Descartes, même si j'apprécie moins son écriture que celle de Montaigne ou de Pascal, deux écrivains de génie, c'était, lui aussi, un auteur remarquable : ses « Méditations » et son « Discours de la Méthode » représentent, comme l'avait observé Ferdinand Alquié, « l'histoire d'un esprit ». Ce que ces philosophes racontent, c'est l'aventure humaine d'un individu, nanti de son histoire personnelle, en quête de salut, à la recherche de la sagesse. De quel autre accès à la vérité disposerions-nous sans cette subjectivité incarnée que nous sommes ? D'où, cet intrinsèque rapport à la littérature ! C'est là, à la différence de la philosophie allemande ou anglo-saxonne, une spécificité française : nos plus grands philosophes font presque tous partie de nos meilleurs écrivains. Certes Leibniz et Hegel, comme Locke et Hume, n'ont-ils rien à envier, sur le plan philosophique, à Descartes ou à Pascal. Je considère même Kant, bien que je ne sois pas kantien, comme le plus grand philosophe de la Modernité, à l'instar d'Aristote pour l'Antiquité. Mais il est vrai que je lis plus volontiers, pour la beauté de leur écriture, la précision de leur langue, la clarté de leur expression et la limpidité de leur style, les grands penseurs français, les classiques surtout (j'ai toujours très peu apprécié stylistiquement, même si je leur reconnais une indiscutable intelligence philosophique, Derrida, Barthes, Lacan, Deleuze ou Foucault), au premier rang desquels émerge Montaigne : « le style, c'est l'homme », comme le réputait Buffon, avec, concrètement, son vécu et son ressenti, sa pensée mais aussi son corps, sa culture et sa biographie. Ce sont donc ces auteurs-là qui me parlent et me touchent le plus, qui m'aident à mieux vivre et à penser. Ils sont, pour moi, comme autant d'exemples à suivre. Je me nourris d'eux et, en particulier, de Montaigne, ma référence principale en matière de réflexion philosophique. C'est surtout de lui, de son œuvre écrite, que me vient, dans ma vie de philosophe, le plaisir de penser, qui s'avère l'un des plus intenses qui soient !
D.S.S. : Est-ce de ce « plaisir de penser » que vous vient également ce fait que, pour paraphraser le titre de votre dernier livre, la vie soit, pour vous, une « chose tendre » ?
A.C.-S. : Oui, en grande partie ! Je souhaiterais cependant compléter ici, afin de la rendre plus juste et plus vraie, plus authentique et plus profonde, cette formule de Montaigne : « C'est chose tendre que la vie, et aisée à troubler... », dit-il exactement !
D.S.S. : Qu'est-ce à dire, de manière plus circonstanciée et précise ?
A.C.-S. : Le fait que cette tendresse puisse être troublée, par les circonstances de la vie comme par les aléas de l'existence, la rend d'autant plus précieuse, plus nécessaire à chérir et à préserver. Si, comme le notait Montaigne, « c'est chose tendre que la vie », la philosophie, quoi qu'ait prétendu Épicure, n'abolit pourtant pas la possibilité de ce trouble. D'où, la nécessité de rendre cette tendresse plus consciente, plus réfléchie et plus libre à la fois. En un mot : plus sage !
PENSER SA VIE ET VIVRE SA PENSEE
D.S.S. : Vous venez d'énoncer là une notion essentielle - la sagesse - au sein de votre philosophie, dont ce que l'on appelle « l'éthique », le sens de la morale, s'avère pilier fondamental, ainsi que l'indique un de vos anciens ouvrages, le « Petit traité des grandes vertus »**, dans lequel Spinoza occupe, avec son « Éthique », une place de choix !
A.C.-S. : Je ne suis pas « spinoziste », mais, effectivement, ce à quoi tend mon œuvre, ma pensée comme mon existence, c'est à une certaine forme, modestement, de sagesse : c'est là, sans que je puisse certes me prévaloir d'y réussir, mon ambition première tout autant que ma quête ultime ! C'est cela même, pour moi, la philosophie : penser sa vie et vivre sa pensée... ou, du moins, essayer !
D.S.S. : Vous rejoignez là Socrate tel que Platon le donne à voir dans ses « dialogues » : « une vie sans réflexion ne vaut pas la peine d'être vécue », estimait-il !
A.C.-S. : Je n'irais pas jusque-là, mais il y a tout de même, dans cette assertion, un grand fond de vérité. Amendant cette pensée socratique, je dirais donc, en ce qui me concerne, que la vie vaudra d'autant plus la peine d'être vécue qu'on aura su accroître en soi, grâce aux vertus de la philosophie, le plaisir d'y réfléchir. C'est là la conclusion de mon livre !
L'ESPRIT DE L'ATHEISME : UNE SPIRITUALITE SANS DIEU
D.S.S. : Cet ouvrage, « C'est chose tendre que la vie », longue suite d'entretiens avec François L'Yvonnet, se veut une sorte de « livre-bilan ». Mais il se présente, également, comme le prolongement idéal à l'un de vos précédents essais, intitulé « L'esprit de l'athéisme » et sous-titré « Introduction à une spiritualité sans Dieu ». Qu'entendez-vous par là ?
A.C.-S. : Je pose, dans ce livre, trois questions essentielles, d'autant plus cruciales en cette époque où nous assistons, sinon à un « choc des civilisations », du moins à un inquiétant « retour du religieux », catastrophique, aussi bien pour les pays musulmans que pour les sociétés sécularisées, avec cette rétrograde et barbare organisation terroriste qu'est l' « État Islamique », Daech.
D.S.S. : Quelles sont ces trois questions que vos posez dans ce livre ?
A.C.-S. : Peut-on se passer de religion ? Dieu existe-t-il ? Les athées sont-ils condamnés à vivre sans spiritualité ?
D.S.S. : Réponses ?
A.C-S. : Elles sont nuancées. Cela mérite un examen approfondi, sans dogmatisme ni préjugés, sans anathèmes ni idées préconçues. Le sujet s'avère trop sérieux, complexe et délicat à la fois ! Ce n'est donc pas un combat contre la religion que je mène : ce serait là, y compris pour l'athée que je suis devenu après avoir perdu la foi (j'ai été élevé dans le christianisme), se tromper d'adversaire ! Le mien est, au contraire, un combat pour la tolérance et la laïcité, la liberté de croyance comme d'incroyance, pour la pluralité des idées. L'esprit, pas plus que la liberté, n'appartient à personne !
D.S.S. : Vous écrivez aussi, dans l'avant-propos de ce livre, que « les athées n'ont pas moins d'esprit que les autres » et que, par conséquent, il n'y a aucune raison pour qu'ils « s'intéressent moins à la vie spirituelle » !
A.C.-S. : Oui ! L'humanité est une : la religion en fait partie, mais l'irréligion aussi ; ni l'une ni l'autre n'y suffisent ! Je n'aime guère le fanatisme, quel qu'il soit et d'où qu'il vienne. J'ai horreur de l'obscurantisme, mais je n'aime pas davantage le nihilisme. La spiritualité est une chose trop importante pour qu'on la laisse aux fondamentalistes. La tolérance est un bien trop précieux pour qu'on l'abandonne aux intégristes. La laïcité est le nom de mon combat ! Reste, pour les athées, à inventer une spiritualité sans Dieu.
UN ITINERAIRE PHILOSOPHIQUE : LA SAGESSE TRAGIQUE
D.S.S. : C'est là une thématique que vous analysez dans un autre de vos livres, récent lui aussi. Il a pour titre « Du tragique au matérialisme (et retour) »**. Sous-titre : « Vingt-six études sur Montaigne, Pascal, Spinoza, Nietzsche et quelques autres ». Quel en est, pour boucler la boucle, le sujet ?
A.C.-S. : L'histoire de la philosophie est marquée par deux traditions distinctes, qui parfois se rencontrent et qui quelquefois s'opposent : le tragique et le matérialisme. Le but de cet ouvrage est d'explorer ce double cheminement, des origines à nos jours. J'y étudie donc ses principaux représentants, à divers niveaux : l'Ecclésiaste, Épicure, Spinoza, Pascal, Nietzsche ou Marx, que je réfute avec respect. Car je leur préfère, à nouveau, Montaigne, mais aussi Lucrèce et le dernier Althusser.
D.S.S. : C'est donc une « sagesse tragique » que vous appelez là de vos vœux !
A.C.-S. : Le matérialisme, pour lequel j'ai depuis longtemps opté, est, en effet, une pensée tragique. C'est là, en d'autres termes, ce que je nomme, de manière plus rigoureuse, la « sagesse tragique » : une sagesse consciente de ses limites, qui se sait insuffisante et insatisfaite, mais qui vaut tout de même mieux, à mon sens, que la suffisance d'une sagesse prétendument satisfaite, arrogante et sans humilité. Bref : sans humanité ni humanisme et, comme telle, contraire à la nature humaine, sinon à l'essence de l'Homme !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER***
*Ces deux livres sont parus chez Albin Michel (Paris).
**Ces deux ouvrages sont publiés par les Presses Universitaires de France (Paris).
***Philosophe, écrivain, auteur de « Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy » (Éd. de La Martinière), « Lord Byron » (Gallimard-Folio Biographies), « Le Testament du Kosovo - Journal de guerre » (Ed. du Rocher). A paraître : Petit éloge de David Bowie - Le dandy absolu (Ed. François Bourin).
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