Entretien avec Elsa Godart : la psychanalyse, humanisme des temps hypermodernes
ENTRETIEN AVEC ELSA GODART
LA PSYCHANALYSE, HUMANISME DES TEMPS HYPERMODERNES
Sigmund Freud publiait, en 1917, son « Introduction à la psychanalyse », dont il élaborait les fondements théoriques. D’où, un siècle après, mais plus actuelle que jamais au vu des bouleversements du monde contemporain, cette question que pose Elsa Godart, docteur en philosophie et psychologie, dans son dernier essai, intitulé « La psychanalyse va-t-elle disparaître ? * » Avec, en guise de très freudien sous-titre : « Psychopathologie de la vie hypermoderne. »
Daniel Salvatore Schiffer : Votre dernier livre a pour emblématique titre « La psychanalyse va-t-elle disparaître ? » : un titre apparemment paradoxal dans la mesure où, contrairement à bon nombre de commentaires critiques, la psychanalyse n’a jamais semblé autant d’actualité. Quel est, en ce qui vous concerne, votre diagnostic à ce sujet ?
Elsa Godart : Je me dois tout d’abord, afin de répondre de manière efficace et satisfaisante à cette question essentielle, de résumer le propos de mon livre et, plus exactement, de mettre ainsi en exergue sa structure d’ensemble. Cet ouvrage, que j’ai donc intitulé « La psychanalyse va-t-elle disparaître ? », se compose, principalement, de trois parties, lesquelles ont pour titre, respectivement, « L’âge des métamorphoses », « La psychanalyse comme thérapie » et « La psychanalyse comme anthropologie ». Le premier volet, « L’âge des métamorphoses », s’avère, de ce point de vue-là, fondamental pour en comprendre le projet intellectuel : faire le lien entre la psychanalyse proprement dite et les mutations de la société contemporaine. Car il est évident que notre monde, celui du XXIème siècle, n’est plus celui du fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, ni même celui de l’un de ses principaux disciples, du moins en France, Jacques Lacan.
MALAISES DANS LA CIVILISATION OU LES METAMORPHOSES DU MONDE CONTEMPORAIN
D.S.S. : Qu’est-ce à dire, de manière plus précise ?
E.G. : Le point de départ de mon livre analyse trois importants changements, qui correspondent à autant de bouleversements caractérisant le monde contemporain : l’hypermodernité ; la société virtuelle et le règne de l’image ; la société de la jouissance. De ce nouveau contexte sociétal naissent - c’est là une des ses conséquences à la fois logiques et inattendues, mais qu’il s’agit néanmoins de comprendre à leur juste valeur - de nouveaux comportements, usages et attitudes, sinon de nouveaux modes de réflexions, voire de réflexes.
D.S.S. : Pouvez-vous nous en fournir des exemples concrets et actuels ?
E.G. : Ils sont nombreux et variés : le smartphone, objet le plus vendu au monde aujourd’hui, semble devenu comme un prolongement de notre main ; consulter Google avant de faire un véritable effort de mémoire ou d’ouvrir un livre pour apprendre et s’informer ; prendre systématiquement notre vie en photos et donc la vivre virtuellement plutôt que réellement ; la mode des « selfies » ; les pseudos « amis » que sont nos multiples contacts sur les réseaux sociaux et en particulier Facebook, comme si les réseaux sociaux appauvrissaient, au contraire, la sociabilité. L’hyperconnexion elle-même semble favoriser, paradoxalement, l’ampleur de la solitude, tout comme l’abus de photos ou d’images peut détruire le langage, les mots, la communication verbale, sinon parfois la pensée… la pensée articulée. Bref : le risque est que cet excès de technologie, ce recours croissant aux machines, finisse par porter atteinte, comme le redoutait Freud, à l’humain en tant que tel. Le danger est que l’informatisation à outrance de nos sociétés conduise à déshumanisation du monde !
PSYCHOPATHOLOGIE DE LA VIE HYPERMODERNE
D.S.S. Sont-ce eux, ces nouveaux types de comportements psychiques, provoqués par notre monde contemporain, qui créent précisément ce que vous appelez, paraphrasant là le titre d’un célèbre ouvrage de Freud (« Psychopathologie de la vie quotidienne »), la « psychopathologie de la vie hypermoderne » ? Vous y parlez même, paraphrasant encore là l’intitulé d’un autre essai de ce même Freud, de « nouveaux malaises dans la civilisation » !
E.G. : Oui : il y a là une véritable « dérive » du contemporain ! Sans être certes de véritables « symptômes », au sens pathologique du terme, je constate néanmoins que ces divers comportements, dont certains d’entre eux pourraient être cliniquement qualifiés - sans bien sûr qu’il y ait là le moindre jugement moral, ni même de valeur, de ma part - de « déviants », induisent un certain nombre de « malaises » : malaises situés à la frontière du normal et du pathologique et qui, comme tels, interrogent notre rapport à la cure analytique. Et ce, à l’heure, en particulier, des consultations via Skype. En réalité, l’hypermodernité est une « modernité » de l’excès, du sans-limite, de ce que les anciens Grecs appelaient l’ « hybris ». Ainsi l’hypermodernité a-t-elle donné naissance à un « hyperindividu », avec ce que ce nouveau genre d’être peut comporter de problèmes psychologiques, de troubles psychiques ou de complexes comportementaux.
D.S.S. : Avez-vous, là encore, des exemples tangibles et immédiats à nous donner à ce sujet ?
E.G. : Avant toute chose, je tiens à préciser que mon intention n’est absolument pas de rejeter l’hypermodernité en tant que telle, ni de porter un quelconque jugement sur ses fonctionnements, mais bien, de manière plus nuancée, de rechercher ce qui, dans cette hypermodernité, peut créer, par l’accumulation de dysfonctionnements psychiques, toute une série de malaises. Bref : ce sur quoi je porte mon attention, dans ce livre, c’est sur les points de crispation de notre hypermodernité !
D.S.S. : C’est-à-dire ?
E.G. : Nos sociétés hypermodernes produisent, par les nouvelles dépendances qu’elles créent, une nouvelle typologie, jusqu’ici inédite, de malaises : la dépendance au smartphone ; le réflexe de l’ordinateur ; la perte du lien humain ; les amis exclusivement virtuels ; la crise ou, selon les cas, le culte de l’ego ; l’hypersexe, le « gosthing », l’ « egotrip », le « selfbranding ». C’est là ce que j’appelle le « narcissisme social ». Ainsi, partant de ce constat, je dénombre six grandes pathologies : des catégories psychiques susceptibles de synthétiser ce nouvel « ethos ».
D.S.S. : Lesquelles ?
E.G. : Elles sont répertoriées dans la deuxième partie, intitulée « la psychanalyse comme thérapie », de mon livre. Il s’agit des pathologies de la limite, de l’objet, du moi, de l’angoisse, du vide et du lien. J’y examine la question, notamment, des « hikikomori », de la solitude et de l’isolement en tant que nouveaux, et parfois dramatiques, phénomènes de société. J’y analyse également les nouveaux visages de l’angoisse aussi bien que les nouvelles formes de névrose. Car mon propos n’est évidemment pas de remettre en cause les grandes structures de la personnalité, telles que la névrose justement, la psychose ou la perversion. Il ne s’agit pas non plus de remettre en question l’une des plus immenses découvertes, sinon son sens ultime et profond, de la psychanalyse freudienne : l’inconscient. Je souhaite donc, plus modestement mais non moins efficacement, élaborer, pour parler ici encore en termes freudiens, une « psychopathologie de la vie quotidienne hypermoderne » !
LA PSYCHANALYSE : CLINIQUE DE L’HUMAIN
D.S.S. : La psychanalyse peut-elle nous aider à penser, et donc aussi à « panser » en quelque sorte, ces nouvelles métamorphoses du monde contemporain ? Davantage : quel est son avenir au regard, précisément, de ces changements du présent par rapport au passé ?
E.G. : C’est là ce que je m’efforce de faire, précisément, dans la troisième partie, intitulée « La psychanalyse comme anthropologie », de mon livre. Je tente d’y réfléchir sur ce que j’y appelle, successivement, « le discours du social », « la défense de la singularité », « le désir, la création et la liberté ». Je m’y interroge donc, de manière certes critique mais constructive avant tout, sur la place que la pensée peut encore occuper dans cette culture basée sur le résultat, l’efficacité, la performance. En termes clairs et concrets, je m’y pose cette question essentielle, et aujourd’hui plus urgente que jamais : comment, dans ce monde instable et perturbé mais cependant formaté et même normatif, où le temps n’a plus de valeur réelle et où l’évaluation chiffrée est permanente, appréhender, tout simplement, l’humain ?
D.S.S. : A ce propos, vous définissez la psychanalyse, dans votre livre toujours, comme une « clinique de l’humain ». Qu’entendez-vous, au juste, par cette belle expression ?
E.G. : La psychanalyse, parce qu’elle se révèle être précisément une « clinique de l’humain », est théoriquement capable de prendre en considération la singularité de chaque sujet, sa foncière individualité. Elle peut aujourd’hui, comme hier la philosophie, retrouver ce qui, justement, nous manque cruellement au sein de cette société hypermoderne : une écoute attentive, une parole sensée, un discours rationnel, un regard posé, une réflexion à la fois critique et bienveillante. La psychanalyse ainsi entendue promeut aussi bien la différence de chaque individu, au sein d’un monde visant au contraire le conformisme et la normativité, qu’un discours de « désaliénation ». Et ce, tout en respectant la reconnaissance du désir de la personne. La psychanalyse peut donc s’avérer être, effectivement, une véritable anthropologie, au sens fort du terme.
LA PSYCHANALYSE COMME PRATIQUE DE RESISTANCE FACE AUX DERIVES DU CONTEMPORAIN
D.S.S. : Il ne serait donc peut-être pas exagéré de dire, en une telle vision des choses, que la psychanalyse, du moins telle que vous la prônez, se dote véritablement là d’une ambition socio-politique ?
E.G. : En effet ! La psychanalyse telle que je la conçois peut se prévaloir aussi, sur le plan social et politique, d’une visée proche, par l’alternative qu’elle propose à l’échelon humain et individuel, d’un esprit de résistance par rapport aux dérives, potentiellement dangereuses si nous n’y prenons pas garde, du monde contemporain. En ce sens-là, le discours psychanalytique peut redevenir un discours alternatif à l’intérieur de ce que l’on nomme le « champ social » et refaire ainsi, à nouveau, « autorité ». Telle est la raison, précisément, pour laquelle la psychanalyse, envisagée aussi bien comme théorie que comme pratique, ne peut pas, et ne doit pas, disparaître, pour répondre, tout en me référant à l’intitulé de mon livre, à votre question initiale !
D.S.S. La psychanalyse serait-elle donc intimement liée, selon vous, à une certaine et nouvelle conception de l’humanisme : l’humanisme des temps hypermodernes ?
E.G. : Oui, absolument ! Je ne conçois pas, pour ma part, une psychanalyse qui ne soit pas, avant toute chose, une pratique « humanisante », d’autant plus nécessaire qu’elle s’inscrit, aujourd’hui, dans une médecine de plus en plus organiciste, toujours plus pragmatique, voire utilitariste. Ainsi, si Freud s’inquiétait de débusquer « l’inhumain dans l’homme », je me propose, quant à moi, de retrouver, confortée par la sagesse philosophique tout autant que la lucidité intellectuelle, l’humain en l’homme.
*Publié chez Albin Michel (Paris), avec une postface de Roland Gori (psychanalyste, professeur honoraire de psychopathologie clinique).
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur, notamment, de "La Philosophie d'Emmanuel Levinas - Métaphysique, estéthique, éthique" (Presses Universitaires de France), "Philosophie du dandysme - Une esthétique de l'âme et du corps" (Presses Universitaires de France), "Oscar Wilde" (Gallimard - Folio Biographies), "Lord Byron" (Gallimard - Folio Biographies), "Le Testament du Kosovo - Journal de guerre" (Editions du Rocher), "Traité de la mort sublime - L'art de mourir de Socrate à David Bowie" (Alma Editeur).
- Elsa Godart
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