Entretien avec le galeriste italien Giorgio Marconi
L’ART CONTEMPORAIN AU SOMMET DE SON ART
Fondateur, en 1965, du « Studio Marconi, à Milan (Italie), Giorgio Marconi est l’un des grands galeristes d’Europe. De sa collection personnelle émergent de nombreuses œuvres de créateurs aussi essentiels, pour l’art contemporain, que Marcel Duchamp, Man Ray et Sonia Delaunay, à laquelle le Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL) consacre, jusqu’au 6 janvier 2013, une importante exposition.
- Giorgio Marconi
- Copyright Giorgio Colombo
Daniel Salvatore Schiffer : Vous êtes considéré aujourd’hui, par les spécialistes les plus éminents de l’art contemporain, comme l’un des plus grands galeristes d’Europe, sinon du monde. Quand et comment a commencé, pour vous, cette magnifique aventure intellectuelle et artistique ?
Giorgio Marconi. : J’ai créé le « Studio Marconi », à Milan, poumon intellectuel et économique de l’Italie, en 1965. J’avais déjà rencontré auparavant, grâce à mon père, Egisto Marconi, qui avait un important atelier d’encadrements de tableaux, quelques artistes de tout premier plan : Adami, Baj, Arnaldo et Gio’ Pomodoro. Je m’étais très fortement intéressé également, lorsque j’étais étudiant à l’université, à quelques-uns des plus grands peintres italiens de l’époque et, en particulier, de la première moitié du XXe siècle : Sironi, Funi, De Pisis, Carrà, Campigli, Birolli, Valenti, Cassinari, etc. Mais c’est, très exactement, le 11 novembre 1965, à l’âge de 35 ans, que j’ai inauguré, au deuxième étage d’une maison située dans une rue – Via Tadino – de Milan, cette galerie qui allait donc devenir le « Studio Marconi ».
L’ART CONTEMPORAIN, DE PARIS A MILAN
D.S.S. : Et c’est là, précisément, que sont passés quelques-uns des plus grands peintres italiens de la seconde moitié du XXe siècle ?
G.M. : Exact ! Il y avait là Adami, Schifano, Del Pezzo, Tadini, Baj, Romagnoni, Hsiao Chin, d’origine chinoise mais qui avait travaillé à New York, auprès d’artistes américains tels que Sam Francis, lié, par certains côtés, au Pop Art (avec Andy Warhol, Jaspar Johns, Roy Lichentstein, James Rosenquist ou Robert Rauschenberg) et, par d’autres aspects, à l’expressionnisme abstrait (Mark Rothko, Barnett Newman et d’une certaine façon, par son « gestualisme », Jackson Pollock, maître de l’ « action painting »). Valerio Adami fut, pour moi, une révélation. J’aimais beaucoup sa peinture, son monde et son esthétique. Il avait été fortement influencé par le Pop Art anglais, celui de David Hockney et de Richard Hamilton, mais j’ai toujours trouvé son art plus intéressant, plus cultivé et plus ironique, plus « littéraire » en quelque sorte. Ces années-là ont représenté, à Milan, un extraordinaire vivier de créativité artistique, riche et fécond, qui n’avait rien à envier, même si moins connu sur le plan international, à ce qui se faisait de mieux, alors, à New York ou à Paris. Milan, en ces années-là, c’était un peu comme Berlin il y a une dizaine d’années : beaucoup d’artistes étrangers, extrêmement valables et cotés, comme Joseph Buys ou Francis Picabia, y ont transité ou même travaillé. Le grand critique d’art Pierre Restany, proche d’Yves Klein et ensuite théoricien de ce mouvement pictural qu’on a appelé le « nouveau réalisme », avec des artistes tels qu’Arman, Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle, César, Mimmo Rotella ou Christo, a joué aussi un grand rôle dans ce rapprochement, sur le plan de la promotion artistique, entre Milan et Paris.
D.S.S. : Paris, justement ! C’est là que vous avez connu, avant de les lancer en Italie, ces montres sacrés, véritables icônes transgénérationnlles, que deviendront, en matière d’art contemporain, Marcel Duchamp (proche du dadaïsme), Man Ray (lié au surréalisme) et Sonia Delaunay (pionnière de l’abstraction) ?
G.M. : Oui ! Cela s’est passé en 1968, année mythique, y compris sur le plan politico-idéologique, avec le fameux et historique « Mai 68 ». C’est le peintre Enrico Baj, qui était très ami de Man Ray, qui m’a présenté ce dernier. Paris était alors, en Europe, la capitale de l’art moderne et contemporain. Il y avait là une faune incroyable : des artistes de génie, des intellectuels de grand talent, un peu fous, extrêmement libres, anticonformistes, liés à la fois au dadaïsme et au surréalisme. Un autre de mes amis peintres, Lucio Del Pezzo, occupait, à cette époque-là, le même atelier que celui où avait séjourné Max Ernst. Mais les deux plus grands artistes étaient incontestablement, dans le Paris de ces fabuleuses années-là, Man Ray et Marcel Duchamp. Je les ai très bien connus, tous deux. C’est Man Ray qui m’a présenté Marcel Duchamp, qui était déjà, alors, le pape incontesté de l’art contemporain. Nous étions souvent ensemble à Paris. Nous aimions déjeuner, et faire un peu la fête, dans un bistrot de la rue des Canettes, située, en plein Saint-Germain-des-Prés, à deux pas de la belle place Saint-Sulpice. Nous y parlions de tout ! Nous refaisions le monde !
D.S.S. : Man Ray, Marcel Duchamp et Giorgio Marconi : un trio d’enfer, difficilement surpassable et extrêmement enviable, en matière d’art contemporain !
G.M. : Oui, mais moi, je les écoutais surtout ! J’écoutais les joutes oratoires, les mots d’esprit de ces deux génies. C’était incroyable : ils joignaient l’humour le plus débridé, parfois l’ironie la plus jubilatoire, au sérieux le plus discipliné. C’était une fête pour l’esprit ! Mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de comprendre, par simple curiosité intellectuelle tout autant que pour les nécessités de mon travail, ce qui pouvait bien se passer, sur le plan psychologique, dans la tête de ces deux immenses artistes. Je découvrais là, véritablement, un monde. C’était passionnant ! Un bouillon de culture ! Un volcan d’idées ! Quelle compagnie ! Des êtres d’exception ! Duchamp était très secret, mystérieux, énigmatique. Man Ray, au contraire, était, très bavard, volubile et extraverti. Je pouvais ainsi comprendre, grâce à eux, mon temps et, donc, les jeunes artistes, dont j’achetais les œuvres pour, ensuite, les exposer dans ma galerie milanaise et les lancer définitivement en Italie.
D.S.S. : C’est d’ailleurs là ce qui vous définit peut-être le mieux aujourd’hui : vous êtes à la fois un découvreur de talent, un marchand d’art, un galeriste et un promoteur artistique !
G.M. : C’est là, en effet, une bonne synthèse ! Ave, toutefois, une importante nuance, une précision fondamentale : jamais je n’ai accepté que le commerce, la pure et simple spéculation économique, prenne le pas sur l’art, sur le talent artistique en tant que tel. J’ai toujours tenté d’être honnête intellectuellement, d’être loyal moralement, de répondre aux seuls critères de ma conscience professionnelle. Je n’ai jamais sacrifié l’art au profit de l’argent, contrairement à ce qui se passe trop souvent aujourd’hui, hélas, avec le marché de l’art ! J’ai toujours respecté, quant à moi, les artistes dans lesquels je croyais, que j’estimais et sur lesquels j’avais misé. Je n’ai jamais négligé l’aspect humain, ni la dimension artistique. Je ne confonds pas, non plus, valeur artistique et valeur marchande. Pas d’esbroufe ! Pas de charlatanisme ! Pas de tricherie ! Pas de toc ! Pas de Bluff ! Le génie, la création et l’invention, avant toute chose ! C’est là le secret de la qualité et, donc, de la durée… et cela n’a pas de prix !
SONIA DELAUNAY ET L’ATELIER SIMULTANE
D.S.S. : C’est aussi à cette époque-là que vous avez rencontré Sonia Delaunay ?
G.M. : Oui. A cette époque-là, entre la fin des années 60 et le début des années 80, j’allais au moins une fois par an, tous les dix mois à peu près, à Paris, qui était alors le centre mondial de l’art contemporain, et même, plus généralement, de l’art tout court. C’est de Paris, et non de New York, que j’ai apporté, à Milan, l’art contemporain. Le premier de ces peintres français avec qui j’ai signé un contrat a été, en 1960, Georges Mathieu, qui était, à sa manière, un dandy. J’ai beaucoup acheté, par la suite, des œuvres de Man Ray, dont les 50 portraits-photos de sa femme Judith (exposés notamment, il y a deux ans, à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège) et des œuvres Sonia Delaunay. J’ai, de cette dernière, 248 œuvres, toutes sur papier ! C’est une femme, une critique d’art, Annette Malochet, qui m’a mis en contact avec Sonia Delaunay, que j’ai donc un peu fréquenté. J’ai bien connu aussi, par exemple, Michaux et Fautrier.
D.S.S. : Le Musée des Beaux-Arts de Liège, appelé « BAL », consacre ces jours-ci, jusqu’au 6 janvier 2013, une importante exposition, avec plus de 200 oeuvres, à Sonia Delaunay, l’une des artistes-peintres les plus significatives du XXe siècle, et ce qu’elle appela elle-même, entre les années 1923-1934, l’ « atelier simultané ». C’est de votre propre fondation, et même de votre collection personnelle, que provient toutefois la majeure partie de ces œuvres !
G.M. : Oui ! En ce qui me concerne, le « Studio Marconi » donc, j’ai prêté, pour cette exposition que le Musée des Beaux-Arts de Liège consacre à Sonia Delaunay, 150 œuvres, environ, originales : toutes réalisées à l’époque de ce qu’elle appelait effectivement, dans le Paris des années 1923-1934, l’ « atelier simultané », magasin qu’elle avait créé avec un couturier lié à l’univers de la mode. Le reste des œuvres de cette exposition provient du Musée des Tissus de Lyon, capitale française du textile.
D.S.S. : En quoi consistent ces œuvres que Sonia Delaunay avait regroupé sous le nom d’ « atelier simultané » ?
G.M. : Sonia Delaunay a transposé là, aux arts appliqués, la loi des contrastes simultanés qu’elle avait elle-même développé en peinture. Et ce, sous l’influence de son mari, Robert Delaunay, immense théoricien de l’art. C’est ainsi que, décloisonnant alors les catégories des arts académiques, elle révolutionnera, sur le plan artistique, le monde du textile : des tissus imprimés, des dessins rehaussés, des mises en relief et de nouvelles perspectives géométriques qui mettront en évidence, comme ses gouaches sur papier mais sur un autre matériau cette fois, le caractère extrêmement innovant de sa créativité. Ainsi, d’un point de vue didactique, cette confrontation des différents supports artistiques met-elle l’accent sur le processus de mise en œuvre, y compris au niveau technique, de ses créations : l’évolution de ses motifs géométriques, voire organiques, et la variété des tissus utilisés pour l’impression.
D.S.S. : Une artiste capitale, donc, au sein de l’histoire de l’art, et non seulement contemporain !
G.M. : Absolument ! Sonia Delaunay est une artiste majeure du XXe siècle, que les historiens de l’art considèrent, à juste titre, comme une des pionnières, aux côtés d’artistes aussi considérables que Piet Mondrian ou Paul Klee, de l’abstraction. Sonia Delaunay, c’est l’art contemporain parvenu au sommet de son art !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
Philosophe, professeur de philosophie de l’art à l’Ecole Supérieure de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège et professeur invité au « Collège Belgique », auteur de l’essai « Du Beau au Sublime dans l’Art – Esquisse d’une Métaesthétique » (Ed. L’Âge d’Homme).
- Giorgio Marconi
- Copyright Nancy Bellati
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