Est-ce que l’empathie et la bienveillance peuvent tout résoudre (ou presque) ?
A cette question faussement simple et bien dans l’air du temps, la réponse de Thomas d'Ansembourg est catégorique (dans une interview à la une du Nouvelobs). Ce pape de la communication non violente (CNV) prétend que la résolution des conflits - y compris sociaux - passe par la connaissance de soi. Il nous dit « les conflits peuvent être féconds, il ne faut pas les éviter. Ils sont créateurs de dépassement de soi ». On ne peut qu’approuver mais il ajoute : « ils peuvent engendrer des avancées sociales ». En première lecture, on pense : encore un gourou de la pensée positive made in USA (dans les photos, les poses de ce monsieur sont passablement risibles). La bienveillance est partout à l’ordre du jour : en entreprise, à l’école, en famille, dans les étals de librairie… Thomas d'Ansembourg est-il juste l’idiot utile du système ? Alors, faut-il jeter le bébé (l’empathie et la bienveillance) avec l’eau du bain, à l’heure à l’heure où les luttes sociales sont de retour ?
Personne ne peut s’y résoudre mais encore faut-il produire la critique des thérapies comportementalistes et les courants de la pensée positive. Pour aller plus loin, une confrontation avec la philosophie d’Harmut Rosa autour du concept de résonnance est proposée à la fin. Je propose donc une critique de la raison instrumentale et d’une réflexion sur l’aliénation.
Thomas d'Ansembourg, ancien avocat, sait pitcher, comme on dit en entreprise. Il utilise des formules joliment troussées à l’instar de son maitre, le psychologue américain Marshall Rosenberg (1934-2015), père de la CNV, qui put dire : « Je vous propose de couvrir la plus grande distance qu'aucun être ne couvrira jamais : celle qui va de votre tête à votre cœur, 45 centimètres ». A la première lecture, il y a beaucoup de sagesse dans les propos d'Ansembourg et – osons le dire - de vérité.
Son constat est sans appel : « 90% de la population manque d'estime de soi… C'est un enjeu sanitaire national ! Nos systèmes éducatifs – malgré leurs bonnes intentions – disqualifient souvent l'estime de soi, au lieu de miser dessus. La connaissance de soi, l'intelligence émotionnelle, la gestion consciente des émotions, l'apprentissage de l'empathie sont des approches qui devraient figurer dans tous les programmes scolaires avec la même importance que lire, écrire et calculer. C'est ce que j'appelle l'"intériorité citoyenne". Tant que je ne connais pas bien le "je", soit j'ai peur de me perdre dans le "nous" (et cela peut faire enfler l'ego), soit je m'y fonds et cela peut créer du grégarisme et de grosses frustrations ».
Instituteur, je me retrouve à 200% dans la formule : « L'estime de soi permet de mettre le meilleur de soi au service de l'autre ». Effectivement, l’école est bien à repenser de ce point de vue : « Nous avons une dizaine d'intelligences différentes et la seule qui soit vraiment valorisée à ce jour à l'école est l'intelligence logico-mathématique, comme si nous pouvions tout résoudre par ce seul canal… Il est urgent de permettre à chacun d'ouvrir d'autres canaux : l'intelligence émotionnelle, relationnelle intérieure et extérieure, intuitive, spirituelle… afin que ce soit la relation à soi, à l'autre et à la vie qui soit au cœur de nos apprentissages et de nos soins ». Sa méthode pour dénouer les conflits individuels et éviter l’escalade de la violence a certainement sa pertinence. Pour développer l'empathie, Rosenberg a proposé un processus en quatre étapes : décrire la situation de manière objective, sans jugement ; dire ce que je ressens ; exprimer ce dont j'ai besoin ; formuler une proposition d'action. Bref, dans le cadre des apprentissages, de la socialisation et des simples relations interpersonnelles, ce discours - qui met l’accent sur la relation à l’autre- a sa pertinence. « Ce n'est pas la personne qui est toxique, c'est le lien », résume-t-il. Est-ce si simple ?
Las ! Sa vision des luttes sociales est terriblement réductrice. Je cite : « La violence qui s'est exprimée à l'occasion du mouvement des "gilets jaunes" témoigne de cette absence de "nous", qui génère d'énormes frustrations pour les besoins fondamentaux de reconnaissance, d'appartenance et de sens. Ceux qui n'ont plus rien à gagner n'ont également plus rien à perdre ». Exit donc les revendications sociales. Exit le déploiement de nouvelles solidarités de rond-point, donc d’un « nous » en construction. Sa vision des conflits et les modes de résolution qu’il nous propose sont strictement centrés sur l’individu et le travail sur soi-même. Exit le politique. Pourtant les sciences sociales, nous montrent que la compréhension de l’histoire et des processus sociaux à l’œuvre passe par l’étude des conflits en tant que rapports de pouvoir (et des structures qui les sous-tendent).
« Le burn-out est avant tout un manque d'écoute de notre fatigue, de notre anxiété, de notre éloignement de nous-même » dit-il. Vraiment ? Exit l’environnement social, les conditions de travail. A l’entendre, un simple travail sur soi et sur « sa relation à l’autre » suffirait pour s’en sortir. « On est souvent plus responsable de la situation dans laquelle on se trouve que ce qu'on croit. Quelqu'un d'insupportable, cela existe-t-il vraiment ? ». Face à un manager tyrannique, il s’agirait simplement de comprendre à travers des jeux de rôles « que celui-ci est quelqu'un de fragile qui compense sa fragilité par l'hypercontrôle. Si le salarié le voit, le comprend, cela change souvent la dynamique de la relation. Cela ne résout pas tout mais le changement de climat dans la relation se révèle souvent étonnamment fructueux. Devant les enjeux d'aujourd'hui, le développement personnel psychospirituel est la clé du développement social durable ». Cela ne résout pas tout effectivement…
Dans le paradigme individualiste dans lequel nous sommes tous immergés, l’individu est seul face à son destin. Les techniques managériales telles qu’elles sont développées par d'Ansembourg nous rendent responsable de notre sort. C’est précisément là que le bât blesse : la culpabilisation qu’elles engendrent détruit l’estime de soi. Soit exactement l’inverse du but affiché.
Bien sûr, il s’en défend. « Le sens de la vie n'est pas d'être performant, compétitif et stressé, mais heureux, solidaire et généreux de sa joie » dit-il. Sa critique de la raison instrumentale, froide, fait mouche ainsi que sa détection de la fausse empathie ( "à ta place je…", "il est temps que tu…", "moi aussi j'ai vécu ça…", "ce n'est pas grave…"). Mais à bien y regarder, on assiste bien à une extension de la raison instrumentale à l’univers des émotions . « Il y a plus d'intelligence dans deux cœurs qui essaient de se comprendre que dans deux intelligences qui essaient d'avoir raison ». La formule fait mouche et la reconnaissance de la fameuse intelligence émotionnelle reste un vrai progrès. Mais elle est récupérée par le système capitaliste, en passe d’être évaluée, quantifiée, instrumentalisée, algorythmisée. C’est déjà un critère de sélection par les entreprises y compris avec l’IA, comme ces robots recruteurs en Corée du Sud.
La violence des rapports sociaux n’est pas productive. Le monde de l’entreprise l’a compris depuis le XIXe siècle. Thomas d’Ansembourg est bien un de ces intellectuels organiques sans lesquels l’ordre néolibéral ne pourrait pas tenir, car le système a besoin de lubrifier ses rouages qui nous broient, avec de l’humain « mis en boite », « calibré » et aliéné dans sa représentation du monde.
La grande faiblesse de ce courant de pensée est de ne pas penser le monde dans lequel nous vivons. Si vous étudiez les relations entre deux poissons dans un bocal, changez leur écosystème et tout changera. Or dans quel monde vit-on ? Et comment penser notre relation au monde ?
Face à ces gourous qui dispensent parfois un vrai savoir mais à des fins souvent instrumentales et douteuses, je propose la lecture d’un vrai penseur de la relation au monde : le philosophe allemand Harmut Rosa. La lecture de Remède à l’accélération Impressions d’un voyage en Chine (2018) est une bonne porte d’entrée (accessible) à sa philosophie. Dans Résonance, (La Découverte, 2018) il produit une théorie de la résonance qui renouvelle de manière magistrale le cadre d'une théorie critique de la société, tout en analysant les tendances à la crise – écologique, démocratique, psychologique – des sociétés contemporaines. Dans ses deux précédents livres, il pointait l'accélération sociale comme le problème principal de la modernité tardive. A rebours des papes du bien-être (méditation en pleine conscience, thérapies comportementales, approches psychologisantes), il rompt avec l'idée que seules les ressources matérielles, symboliques ou psychiques suffisent à accéder au bonheur. La qualité d'une vie humaine dépend du rapport au monde, pour peu qu'il permette une résonance. Celle-ci accroît notre puissance d'agir et, en retour, notre aptitude à nous laisser " prendre ", toucher et transformer par le monde. Soit l'exact inverse d'une relation instrumentale, réifiante et " muette ", à quoi nous soumet la société moderne. Car si nous les recherchons, nous éprouvons de plus en plus rarement des relations de résonance, en raison de la logique de croissance et d'accélération de la modernité, qui bouleverse en profondeur notre rapport au monde sur le plan individuel et collectif.
L’injonction de la modernité tardive à « trouver sa place dans le monde » produit des effets tout à fait ambivalents car la relation moderne au monde peut être vécue comme la perte du chez-soi au sens d’un ancrage plus sûr dans le monde. Il faut trouver, dit-il, le lieu juste « résonnant ».
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