Et les Etats-Unis inventèrent le « choc des civilisations »...
Rappelons le contexte de Suez : lorsque Nasser, leader nationaliste arabe de l'Egypte, décide la nationalisation du canal de Suez, propriété franco-britannique. Une alliance tri-partite franco-israélo-britannique organise, en 1956, une attaque militaire contre l'Egypte pour l'en empêcher. Il faut garder en mémoire qu'a cette époque, Nasser n'est pas encore un allié du bloc communiste, et que le principal soutien de l'entité sioniste est la France, qui lui fournit les armements les plus modernes, chars, avions à réaction etc. Si l'opération militaire est un succès, sa conclusion politique est un désastre pour les Français et les Britanniques. En effet, Américains comme Soviétiques menacent les Européens de représailles s'ils n'abandonnent pas leurs prétentions. C'est une humiliation qui marque définitivement leur relégation au rang de puissances secondaires, tandis que 15 ans plus tôt, ils contrôlaient de gigantesques empires.
Ceci entraînera un virage dans les relations internationales [1], qui mettra des années à se concrétiser. Israéliens et Britanniques optent pour la solution pragmatique, admettre leur inféodation aux Etats-Unis, c'est-à-dire avec les plus forts. La France cherchera une « troisième voie », incarnée par de Gaulle et sa politique de souveraineté, qui se dégradera progressivement dès son éviction en 1969, facilitée, dit-on, par la CIA...
La thèse de Lewis a de quoi surprendre en 1957, alors que l'Egypte et les nations arabes en général poursuivent la construction de leurs identités nationales, résolument modernes, laïques, socialistes... L'heure est à l'électrification, l'industrialisation, l'émancipation des femmes.
Scène de rue à Damas, années 50.
Défilé des troupes féminines de l'armée syrienne, années 50
La première équipe de football féminin du moyen-orient, à Alep, années 50
La carrière de Lewis ne s'arrête pas en 1957, bien au contraire. D'universitaire spécialiste de l'empire ottoman et du moyen-orient, il deviendra de plus en présent sur la scène idéologique, s'intéressant en premier lieu au conflit israélo-palestinien. Émigré aux Etats-Unis dans les années 1970, il enseigne à Princeton et conseille les autorités en matière de sécurité. Il poursuivra le développement de ses théories de « choc des civilisations », qui prennent un tour de plus en plus globalisant et manichéen. Alain Gresh (Monde diplomatique) résumera ironiquement le postulat de Lewis : « Il semble que Lewis a découvert un gène de l’islam, gène qui expliquera ce qui “les” [les musulmans] différencie du reste de l’humanité civilisée ». L'universitaire américain Edward Saïd dira lui : « Le cœur de l’idéologie de Lewis, à propos de l’islam est que celui-ci ne changera jamais, que toute approche politique, historique ou universitaire des musulmans doit commencer et se terminer par le fait que les musulmans sont des musulmans. » [2]
« Bernard Lewis nous a appris à comprendre l’histoire complexe et importante du Moyen-Orient et à l’utiliser pour nous guider vers une prochaine étape afin de construire un monde meilleur pour les prochaines générations. » [2]
Pour ces églises évangéliques, les événements actuels au Proche-Orient s'inscrivent dans ce programme prophétique : l'instauration d’un ordre mondial satanique[...], le retour du peuple d’Israël à Jérusalem, la chute de Babylone (est-ce Bagdad ? Ou, disent certains, Téhéran ?), la grande bataille contre l’Antéchrist ("Armageddon"), des désastres naturels et au final, l’enlèvement au ciel des bons chrétiens et des juifs convertis. [7]
Jonathan Edwards (1703-1758) a été le théologien le plus déterminant dans la forme particulière de christianisme qui s'est développée aux Etats-Unis, l'évangélisme. Principal inspirateur du premier « Great Awakening » ou « grand réveil » de la ferveur religieuse dans les colonies britanniques d'Amérique. On retrouve mot pour mot sa pensée dans la rhétorique d'un G.W. Bush, dans ses élucubrations post-11 septembre. Celui-ci lancera sa grande « guerre contre le terrorisme » en illustrant abondamment son discours par des références au livre de l'Apocalypse.
Jonathan Edwards est le principal théoricien de la centralité théologique de l’Armageddon, centralité qui justifie opportunément, aux yeux de nombreux États-uniens, la politique internationale du pays. Aussi bien l'alliance indéfectible avec l'entité sioniste, perçue comme nouveau royaume d'Israël, que la guerre sans merci livrée contre les populations du Moyen-Orient. Et je parle bien des populations du Moyen-Orient, et pas spécifiquement des musulmans, nous le verrons plus tard. En effet, il convient de revenir sur le discours d'Edwards, et sa description particulière des camps en présence lors de l'affrontement final.
Vers la fin de sa vie, il a multiplié les pamphlets contre l'islam. Vraisemblablement inspiré des écrits d'un autre théologien, le protestant suisse Johann Friedric Stapfer [8], dont la lecture -sélective- aboutira à sa condamnation définitive de l'islam. Puritain obsédé par le péché, ce n'est pas le rigorisme de la religion musulmane qu'il attaque, mais l'exact opposé. Taxés de libertins aux mœurs légères, il reprend en grande partie l'imaginaire de volupté caractéristique de la perception « mille et une nuits » de l'Orient au XVIIIe siècle. Théologiquement, il identifie le déisme unitaire de l'islam comme le pire danger contre le christianisme.
Ses considérations le conduisirent à identifier le monde islamique comme le « royaume du faux prophète », un des trois protagonistes malfaisants de l'Armageddon. Edwards identifie également le deuxième protagoniste malfaisant du combat final, l'allié du faux prophète, le royaume de « la bête ». Celui-ci est... Le catholicisme, et plus généralement les Églises chrétiennes « hérétiques ». Le troisième membre de la fausse trinité satanique, le royaume du dragon, regroupant le reste des religions non abrahamiques. [9]
Ainsi, l'appareil idéologique contemporain des Etats-Unis marche sur deux jambes : une théorie « scientifique » et politique, apportée par B. Lewis et ses disciples universitaires, une théorie religieuse spécifiquement américaine, identitaire, consacrant le pays comme « nouvelle terre promise » et ses ressortissants comme nouveau « peuple élu », en s'accaparant le récit biblique.
En 2004, le journaliste du « New York Times Magazine » Ron Suskind, rapporte une étrange conversation qu'il a eu avec un proche du président G.W. Bush [10] :
« Nous sommes un empire désormais, et quand nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et lorsque vous étudiez cette réalité — comme vous le ferez, judicieusement — nous continuerons d'agir, créant d'autres réalités, que vous étudierez aussi, c'est ainsi que les choses se passeront. Nous sommes les acteurs de l'Histoire, et vous, vous tous, ne pourrez qu'étudier ce que nous faisons »
Dans un article de la revue du CNRS « Hermès » [11], paru en 2009 sous le titre « Choc des civilisations, choc des représentations et ruses de la raison médiatique », l'auteur dit :
après les attentats du 11 septembre 2001, les chaînes américaines, par l’intermédiaire de leurs réseaux dominants de couverture et de diffusion, se sont sur-imposés comme référents des autres grands médias occidentaux selon le schéma inapproprié, inadapté et idéologiquement fabriqué du « choc des civilisations » : le mal absolu venait du Proche et du Moyen-Orient dont il fallait se protéger et se différencier en faisant retour aux ethnotypes de l’orientalisme le plus éculé. Transposé sur le plan de la fabrication des images, cet impératif idéologique a fortement contribué à la fabrication d’un « choc des représentations ».
Je conclurai en répétant ceci : la « réalité » que vous observez dans les phénomènes mondiaux est un produit de synthèse. C'est le fruit d'une politique de long terme, dirigée par les Etats-Unis, et destinée à servir ses intérêts. La popularité de la théorie du choc des civilisations n'est que le reflet de l'hégémonie culturelle de ce pays, qui vise à éradiquer les particularismes nationaux, en particulier européens et plus spécialement encore français.
Ce sont toutes les dimensions de la culture qui sont assaillies et subverties. Le vocabulaire et la sémantique, par l'intrusion de plus en plus fréquente du globish, la nourriture, les pratiques sociales, l'explication de l'Histoire, la compréhension et la représentation du monde, la religion et la théologie, la philosophie, etc. La théorie du choc des civilisations, son découpage artificiel de zones prétendument similaires, qui nous rattache aux E-U, est la feuille de route de cette éradication de notre culture.
[1] https://www.dedefensa.org/article/archives-dde-suez-crise-exemplaire
[3] Weisberg, "AEI's Weird Celebration", mars 2007, dans le magasine Slate
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