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Accueil du site > Tribune Libre > Ethique et transplantation d’organes : le point de vue du pionnier (...)

Ethique et transplantation d’organes : le point de vue du pionnier de la greffe du visage

Professeur de médecine français, chef du service de Chirurgie Maxillofaciale du CHU d’Amiens, le professeur Bernard Devauchelle est membre de nombreuses institutions scientifiques et membre associé de l’Académie Française de Chirurgie. Il siège dans le comité éditorial de plusieurs revues internationales. Avec son équipe, dont Sylvie Testelin du CHU d’Amiens et Benoit Lengelé de l’Université Catholique de Louvain, il a réalisé le 27 novembre 2005 la première greffe partielle du visage sur une femme de 38 ans, défigurée par son chien : Isabelle Dinoire, de Valenciennes, ne pouvait plus ni manger ni parler normalement depuis qu’elle avait été mordue par son labrador. Elle a reçu une partie de visage d’une femme de Lille qui s’était suicidée quelques heures auparavant. Sa famille avait donné son accord après que les médecins l’avaient déclarée en état de "mort cérébrale". Le greffon comprenait, outre de la peau intacte, le nez, les lèvres, le menton, ainsi que les muscles, les artères et les veines. Le magazine économique Challenges du 31 août 2006 dans son palmarès des "100 personnalités mondiales dont l’action, les convictions ou les intuitions influent sur la marche du monde" fait figurer parmi les 10 scientifiques retenus, Bernard Devauchelle avec le commentaire suivant : "Lui c’est la face des gens qu’il change".  (Wikipedia)

"Que diriez-vous à quelqu’un qui hésite à donner ses organes ?"
Professeur Bernard Devauchelle : "Rien. Je l’inviterais à venir avec moi pour voir des gens vraiment défigurés. Quelqu’un qui refuse le don d’organes, c’est quelqu’un qui se voile la face, qui cache sa tête comme l’autruche !" (12/04/2009, La Voix du Nord). Un discours sur le Don d’organes qui se résume à de la promotion, agrémentée d’un jeu de mots fort à propos pour un spécialiste de la transplantation faciale ? Pas vraiment.
VOIR EN LIGNE :
Texte
Le discours public sur le don d’organes (faut-il parler de don ou de sacrifice ?), les prélèvements "à coeur arrêté" (on dit que le donneur est mort, mais quelles réalités recouvre ce mot, cette "règle du donneur mort" au juste ?), le trafic d’organes, mon appel aux chirurgiens transplanteurs, les aspects positifs de la greffe de la face, mais aussi les périls qui la guettent : j’ai voulu poser toutes ces questions au professeur Devauchelle, et lui parler de mon activité de médiation éthique (depuis mars 2005) entre les personnels de santé, usagers de la santé, politiques, proches confrontés à la question du don d’organes ...
 
Voici sa réponse. Les mots ne sont rien, c’est d’être à la hauteur de ses mots qui est difficile, disait l’écrivain autrichien Robert Musil. A plusieurs reprises, le pionnier de la greffe du visage s’est dit "habité par l’éthique, à chaque instant". Il le prouve ici, et nous dit comment :
"Quelle légitimité avons-nous [les chirurgiens transplanteurs] pour parler de la transplantation et donc du don d’organe ? Quelle légitimité avons-nous pour parler également de ’l’euthanasie’ ? Aucune autre que celle qu’en tant qu’individu nous pouvons être chacun d’entre nous le sujet du débat.
 
Au nom de qui, au nom de quoi notre parole aurait plus de poids, ferait-elle davantage autorité ? Telle est la première question que, de manière un peu provocatrice, je nous retourne.
Encore faudrait-il alors que chacun se taise, rétorquerait-on.
Il en est de la transplantation d’organe comme de la bombe atomique : il s’agit in abstracto d’un progrès scientifique. Mais quel usage fait-on de ce progrès ?
Faut-il, en matière de transplantation que le colloque singulier (cette relation particulière du médecin et de son malade) soit le seul lieu de réponse ? Ou faut-il que du débat public des règles s’inscrivent ? Le jeu démocratique y superposera ses propres règles.
Le débat est biaisé, pensez-vous. Par le côté partisan et l’opacité du langage médical, sans doute ; par des considérations d’ordre économique et une ’bien pensance’ politique, également.
Mais sur de tels sujets le débat peut-il être transparent totalement ? Et chacun est-il prêt à entendre la vérité ? Et dans l’inconnaissance profonde dans laquelle nous nous trouvons, scientifiques et non scientifiques, la vérité de l’un ne peut être celle de l’autre. Dès lors, les questions que vous posez, nombreuses, trop nombreuses, pertinentes et trop pertinentes, ne relèvent-elles pas davantage de la philosophie ? Elles resteraient alors sans autre réponse qu’à redonner à l’individu sa liberté, donc sa responsabilité.
C’est ce qui, fort heureusement, prévaut la plupart du temps en France en matière de ’Don d’organe’ (mot abusif, j’en conviens comme vous), même si l’on pointe dans les discours officiels ou les situations particulières des déviances insupportables.
Qui est donc prêt aujourd’hui à accepter cette part d’inconnaissance ? Faut-il penser, comme certains comités d’éthique, qu’elle devrait interdire toute initiative ? Ou bien, à l’instar de Jean-Luc MARION, faut-il revendiquer ce privilège d’inconnaissance, cette pudeur qui nous invite à ne pas vouloir tout comprendre ? Sans pour autant nous faire renoncer à agir. Je souscris volontiers à cette posture et j’en assume, à titre personnel, la responsabilité des conséquences qu’elle peut entraîner.
J’aurai donc plaisir à partager avec vous plus avant sur ce sujet et sur les autres sujets que vous évoquez dans votre mail, même si mes disponibilités sont comptées. Puis-je vous suggérer la lecture d’un papier commis dans ’Ethique des pratiques en chirurgie’, paru chez L’Harmattan, celle de l’ouvrage : ’La fabrique du visage’, paru chez Brepols ? Je vous informe que nous organisons en 2012 un colloque d’une semaine consacré à la transplantation, qui se tiendra dans le cadre des semaines de Cerisy-la-Salle." Propos recueillis le 16/08/2010. 
Merci au professeur Devauchelle pour cette réponse, ainsi que pour les pistes de réflexion en sciences humaines et sociales sur la transplantation faciale indiquées ce matin. Je n’ai plus qu’à rédiger 46 articles sur AgoraVox, le journal citoyen en ligne, dans le but d’explorer ces pistes et voir comment le grand public réagit. Oui, la solution chirurgicale pour éviter la défiguration qui exclue et qui conduit à se donner la mort est possible (cf. l’affaire Chantal Sébire : oui, vous avez bien lu : une solution chirurgicale existait pour cette femme, dixit le professeur Devauchelle ! A-t-elle eu l’info ? A-t-elle été manipulée ?) ; non, la transplantation faciale, ce n’est pas que pour reconstruire les "gueules cassées" des soldats américains lors de guerres en Irak, en Afghanistan, en se servant en tissus composites de la face sur d’infortunés civils - sens propre et figuré - Irakiens, Afghans, Chinois condamnés à mort ... - il se trouverait toujours quelques chirurgiens pour aller faire quelques douteux prélèvements "post-mortem" de "faces", ce genre de prélèvements qui feraient perdre la face à la médecine de remplacement. So ... What else ? ...
 
Pour commencer, le "cas" de cette femme en Afghanistan, au nez tranché par les Talibans, comme autrefois on coupait la main ou la langue aux voleurs et aux menteurs. Times Magazine (29/07/2010) titre : "Voici ce qui arrivera si on quitte l’Afghanistan". Premier commentaire recueilli il y a 10mn : "Bah, à quoi bon aller dépenser des sous pour aller lui greffer ou lui reconstruire un nez ? De toute façon elles sont toutes bâchées, les femmes, là-bas."
 
Aucun doute : il n’y aura pas trop de 46 articles sur Agoravox pour mener à bien une réflexion sur la défiguration et sur la transplantation faciale, laissant entrevoir les aspects positifs de cette transplantation, sans faire systématiquement appel au thème du trafic d’organes ...
 
La transplantation d’organes constitue une médaille (sauver, prolonger des vies) à double revers : d’une part l’odieux trafic d’organes, d’autre part un don/sacrifice qui passe par la mort. Les organes d’un mort ne soignent personne. Ceux d’un mourant (un mort avec des organes sains) ont seuls ce pouvoir ... L’éclairage éthique fourni par le Pr. Devauchelle est intéressant, car il concerne toutes les transplantations, pas la seule transplantation faciale. Le mythe fondateur des transplantations d’organes, c’est que l’on veut faire croire qu’on peut guérir (soigner) tout le monde, grâce à une greffe. Or pour greffer, il faut auparavant avoir prélevé un organe ou tissu sain sur un "mort". Qu’est ce qu’un mort aux organes vitaux fonctionnels ? Je rappelle que pour un prélèvement multi-organes, on peut prélever les reins, le coeur, les poumons, le foie, le pancréas, ajoutez les cornées, des valves, artères, de la peau, des tissus (nerfs, muscles), os ... Qu’est-ce qu’un mort avec tous ces organes et tissus transplantables ? Quand je dis que le mythe fondateur des transplantations, c’est de faire croire qu’on peut soigner(guérir) tout le monde (effacer la maladie), je parle bien sûr du mythe fondateur (mensonger) de l’industrialisation des transplantations. Les transplantations à leur début, ou le discours sur la greffe du visage par le Pr. Devauchelle, sont à échelle humaine et ne sacrifient pas à ce mensonge de faire croire, par exemple, qu’il faudrait systématiquement avoir recours à la greffe du visage, comme à une chirurgie esthétique. C’est la volonté d’industrialiser (c’est-à-dire l’absence de développement de solutions alternatives à la greffe) qui est problématique sur le plan de l’éthique. On veut nous faire croire que la médecine de remplacement est une médecine comme une autre. Le Pr. Devauchelle montre bien qu’il n’en est rien.
 
Il n’élude pas non plus le thème du trafic d’organes : "Tout chirurgien transplanteur a connaissance du trafic des organes qui sont prélevés sur des condamnés à mort et prisonniers en Chine, voilà qui n’est un secret pour personne ..." Rappelons qu’au Japon, malgré un changement de loi en juin 2010 (le consentement écrit n’est plus nécessaire au don de ses organes), l’activité des transplantations d’organes est très faible, tandis que 35.000 patients y attendent un organe. La Chine a donc peu de raisons de stopper son activité de trafic d’organes, puisque la demande est là ... La Chine et le Japon : deux cultures antagonistes (c’est inscrit dans leur histoire), mais deux religions similaires. Comment développer un système de "don d’organes" au pays du bouddhisme et de la réincarnation ? Certes ces religions prônent la solidarité, la compassion et la générosité, mais pour ce qui est du don d’organes, elles sont très partagées. Morcellement du corps, séparation du corps et de l’âme, voilà qui n’est pas idéal pour se réincarner. Vous me direz que les soldats qui sautent sur des mines en Afghanistan ou ailleurs ne vont pas non plus bénéficier d’un délai propice pour que l’âme quitte le corps (ce délai est de plusieurs jours pour la religion orthodoxe) ... Les Chinois sont matérialistes ET religieux, ce qui fait que le trafic risque fort de perdurer, malgré les efforts du gouvernement chinois pour mettre en place un système de "don". D’un autre côté, le bouddhisme est une religion à double tranchant pour le "Don" d’organes. Il ne faudra pas s’étonner que certains voient le verre à moitié vide là où d’autres pourraient le voir à moitié plein ... Comment sortir du cercle vicieux du trafic d’organes en Chine, malgré les efforts de certains laboratoires pharmaceutiques (Novartis) et d’Amnesty International ?
 
Selon le professeur Bernard Devauchelle, on ne peut développer l’activité de la transplantation faciale sans faire réfléchir nos sociétés sur ses propres canons esthétiques : la défiguration est devenue un handicap qui exclue : “La question est celle de la défiguration. Elle constitue un handicap. Nous sommes aujourd’hui à un siècle de la Grande Guerre. Autrefois, les ’Gueules cassées’ s’exhibaient, fières d’avoir défendu la patrie. Il y a eu toute une réflexion philosophique, intellectuelle, artistique sur le thème de la défiguration - un nouveau champ de réflexion créé au décours de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, les canons esthétiques seraient plutôt à l’inverse : la défiguration exclue. On la cache et on se la cache." (Professeur Bernard Devauchelle).
 
George Grosz : "Les piliers de la société". Peintre allemand de la Grande Guerre, Grosz pratique l’exagération caricaturale et montre avec vérisme l’état du monde de l’après-guerre. Il emprunte aux futuristes et aux dadaïstes la représentation dynamique et fiévreuse des grandes villes.
 
Les piliers de la société allemande des années 30, ce sont les "gueules cassées" de la Grande Guerre. Ces "gueules cassées" vont jusqu’à déteindre sur toute la société, gangrenée de laideur. Pour Grosz, ce ne sont pas que les gueules des Allemands revenus de la Grande Guerre qui sont kaputt, ce sont aussi l’érotisme, le sexe, tous les aspects de la vie économique et sociale. Grosz montre que c’est toute la société allemande des années 30 qui aurait besoin d’un bon ravalement de la façade. Son tableau ci-contre est intitulé "Victime de la société".
 
Chantal Sébire, un exemple médiatisé de la défiguration qui exclue :
 
Au XXIe siècle, ce sont les gueules cassées qui sont victimes de la société : Chantal Sébire voulait mourir. Elle a refusé une opération qui la soignerait mais qui la défigurerait sans savoir qu’une chirurgie réparatrice était possible. Elle voulait "mourir dans la dignité" ... L’euthanasie ou l’exclusion pour cause de défiguration. Il y avait pourtant un troisième terme à ce dilemme : la chirurgie réparatrice de la face ... 
 
Il faut que je lise l’article du professeur Bernard Devauchelle sur la chirurgie esthétique dans le Dictionnaire de la Pensée Médicale (PUF, 2004). Chirurgie esthétique, transplantation faciale. Deux réponses chirurgicales, de nature différente, à la défiguration. Rappelons que depuis 1999, la greffe d’un visage était possible, mais la première transplantation n’a été réalisée que six années plus tard. Dans le "Petit livre des grandes découvertes médicales" (Naomi Craft, Dunod, 2009), on peut lire : "Il a fallu tout ce temps pour épuiser le débat éthique, en particulier sur l’impact psychologique chez le patient du changement de son apparence physique. A ce sujet, les médecins opposent l’argument que la structure osseuse du receveur étant différente de celle du donneur, le résultat est un hybride entre les deux individus. (...) Un greffon de tissus composites de la face comprend de la peau, des nerfs, des muscles et des vaisseaux sanguins", le ou la greffé(e) doit prendre des médicaments immunosuppresseurs aux nombreux effets secondaires (risque de diabète, de cancer, notamment de la peau, d’insuffisance rénale, etc. plus élevés), afin de lutter contre le rejet du greffon. 
Dans son article, le Professeur Devauchelle explique comment l’environnement historique préside à la naissance de nouvelles normes - esthétiques entre autres. Chantal Sébire est entrée dans l’histoire. Quelles normes sociétales et chirurgicales pour demain, en ce qui concerne la défiguration et l’exclusion ? Un laboratoire américain fait pousser de la peau (épiderme, muscles) à partir de cellules souches permettant de recréer du tissus humain (voir). Cette technique encore expérimentale a déjà été testée su plusieurs patients. Des tests cliniques sont toujours en cours pour une méthode qui soulève un formidable espoir ... La greffe du visage, une technique d’avenir pour les nombreux brûlés et accidentés défigurés ?
 
Je publie ici un commentaire reçu par un médecin suite à la lecture de cet article : le Dr. Marc Andronikof, qui dirige le service des urgences à l’hôpital Antoine-Béclère, Clamart : "Je comprends tout à fait votre point de vue sur le problème de l’industrialisation que je partage. Je crois fondamentalement être dans la nature humaine de vouloir essayer, découvrir, progresser, au risque de la ’transgression’ dont vous parliez. Celle-ci est inévitable et même justifiée. Ce sont les voleurs de cadavres, les leçons d’anatomie, les essais divers en laboratoire. Mais transformer la transgression en norme (obligatoire) est la perversion instituée au 20 e siècle. Ce n’est pas pour rien qu’il existait une science ésotérique (ne vous méprenez pas sur le sens), c’est à dire réservée à un certain cercle, et une science exotérique, c’est à dire ouverte et diffusée (diffusible)."
 
 

Documents joints à cet article

Ethique et transplantation d'organes : le point de vue du pionnier de la greffe du visage Ethique et transplantation d'organes : le point de vue du pionnier de la greffe du visage Ethique et transplantation d'organes : le point de vue du pionnier de la greffe du visage

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1 réactions à cet article    


  • maow maow 17 août 2010 22:54

    Je suis pour la science lorsqu’elle s’applique à aider la vie. Après tout, un corps ne sert plus à rien lorsque l’âme qui l’habitait s’en est allée, autant que ça serve à améliorer la vie de quelqu’un d’autre.

    Par contre, la « science sans conscience », qui ne se remet pas en question, et applique des principes purement scientifiques (ou économiques, ou politiques, etc) sans y impliquer aucune morale, ou principe humaniste, représente un réel danger pour nous tous.

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