Eurofédération, l’utopie morbide niant la diversité anthropologique du continent
Le projet fédéraliste européen tel que le propose la majorité au pouvoir en France parviendra-t-il à dépasser le stade de l'utopie et à prendre racine dans la diversité anthropologique du continent ? Rien n'est moins sûr. Il a fallu des siècles de conflits et de diplomatie aux nations européennes pour inventer progressivement des modes de fonctionnement apaisés entre leurs cultures sociologiques rivales, et la volonté affichée de nombreux dirigeants politiques européens de refaire le chemin en sens inverse en seulement quelques années pose question. L’échec économique cuisant dans les pays du sud de l'Europe du modèle libéral incarné par la politique monétaire commune n'est pas le fait individuel de dirigeants irresponsables, comme cela est bien souvent avancé. Aucun dirigeant en démocratie ne gouverne durablement contre son peuple, et les peuples méditerranéens sont eux aussi à la recherche de leur équilibre. Leur incapacité à appliquer le modèle ultra-libéral anglo-saxon et germanique nécessite une analyse approfondie et dépassionnée.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH209/ConstitutionUE_Non-7da56.jpg)
Les spécificités de la culture libérale anglo-saxonne l'ont amenée à s'imposer en Europe comme modèle économique de référence et critère de vertu nationale. La puissance politique et démographique des Etats-Unis est pour beaucoup dans ce phénomène. L'excellente adaptation au modèle libéral des économies germaniques et scandinaves (et de quelques autres plus petits pays d'Europe centrale et du Nord comme Finlande, Estonie, Tchéquie, Slovaquie, Slovénie), liée à leur fond anthropologique de type souche - culture du dialogue social, capacité d'organisation en entreprise - , a accentué la domination du modèle libéral, et son acceptation progressive comme une référence idéologique. L'apparition du libéralisme comme référence commune dans les traités européens à la fin du XXe siècle fut de ce point de vue une étape décisive, et sans doute le début du déclin [1]. Les peuples européens plus réticents historiquement à la culture libérale (Irlande, Grèce, pays latins notamment) ont compris entre les lignes la tendance qui se dessinait, et le rejet franc et massif du projet de constitution pour l'Europe en 2005 en France puis en Irlande dessinait déjà l'entrée du continent dans la crise identitaire. Cette crise qui n'a depuis cessé de s'accentuer révèle l'impossibilité pourtant prévisible d'imposer à un continent aussi hétérogène le modèle économique de quelques-uns.
Les difficultés actuelles de l’UE à s'accorder sur un modèle économique viable pour tous doivent donc s’analyser à travers l’histoire des conflits entre les différents types de cultures sociétales existant en Europe. A titre d'exemple, la culture allemande est très éloignée des cultures latines en matière de communication interpersonnelle, de dialectique et de médiation, et n’est pas facilement transposable ni compréhensible pour un latin. Compte-tenu du modèle autoritaire de l'inconscient collectif, l’obtention d’un consensus au sein d’un groupe est largement plus aisée en Allemagne que dans la plupart des pays ; tout écart d'opinion par rapport au groupe et toute véhémance dans la discussion sont mal vécus et réprouvés [6]. Cette conception innée transgénérationnelle tient principalement à la rémanence dans la société allemande du modèle familial ancestral autoritaire et inégalitaire de la famille souche [2].
Elle se traduit par une grande modération dans le débat, où le consensus est la règle, favorisant un dialogue social paisible et la concertation entre patronat et syndicats, tout-à-fait caractéristique de l’Allemagne. La social-démocratie et la démocratie chrétienne sont donc les modèles politiques dominants dans ce type de système. On les retrouve également avec une grande cohérence géographique dans les autres pays à forte dominante anthropologique de type souche, comme l’Autriche, la Slovénie, la Scandinavie, les marges de la France (Bretagne, Pays Basque, Occitanie, Cévennes, Savoire, Alsace) et le Nord de l’Espagne [2]. A l’inverse, lorsqu’une négociation ou un débat confronte des Allemands et des non-Allemands, « les Allemands répondent généralement : " Oui, mais nous faisons comme cela et naturellement vous êtes d’accord ". Une fois l'acceptation esquissée, l'affaire est close » [8] . En négociation, les Allemands ne cèdent qu’exceptionnellement tant leur foi dans les principes fondateurs de leur culture est ancrée autoritairement dans leur inconscient.
Rien d’étonnant par conséquent à ce que l’on retrouve comme une constante de l’histoire l’échec chronique de la France à faire valoir son point de vue dans les négociations avec l’Allemagne aux moments-clé de l’histoire, depuis les accords de Münich de 1938 jusqu’à l’écrasante domination d’Angela Merkel dans les négociations entre les membres de l’UE. Cette implacable fermeté dans la négociation est bien connue des milieux entrepreneuriaux, dont les échanges avec l’Allemagne sont très développés. Cette profession a produit une quantité importante d’ouvrages analysant la communication interculturelle franco-allemande, très éclairants sur la dimension sécuritaire, anxieuse et foncièrement pessimiste de la culture sociétale outre-Rhin [6].
La relecture de l’histoire mal connue de la difficile construction européenne sous la IVe République apporte un éclairage utile sur le péché originel de l’Union. La maxime de l’historien René Rémond prend ici toute sa signification « En politique plus encore qu’en n’importe quel autre domaine, ce qui est tenu pour vrai le devient réellement et pèse autant que ce qui l’était initialement » [3]. Le grand récit mythifié de la réconciliation franco-allemande est un cas d’école d’usage du passé à des fins de rapprochement [4]. Pendant près d’un siècle et demi, le rappel incessant des souvenirs d’affrontements a créé de chaque côté du Rhin des histoires nationales opposées et incompatibles. L’hostilité de l’ennemi était présentée comme ancestrale, naturelle, intangible. La construction européenne modifie radicalement cette perspective. Les responsables politiques des deux pays se sont efforcés de promouvoir un récit qui prenne le contre-pied des mythes nationaux et apaise les souvenirs.
Aussi l’historiographie influencée par le politique a-t-elle largement occulté les immenses craintes des dirigeants Français vis-à-vis de l’Allemagne au sortir de la IIe guerre mondiale, pour ne retenir que l’émotion facile des grandes étapes de la construction européenne [5]. La IVe République a échoué à garantir non seulement sa propre stabilité politique, mais surtout celle de l’Europe, en cédant à chaque étape devant les capitaux américains et la détermination allemande.
Le risque de l’amnésie et donc de la banalisation du passé est, pour certains auteurs, intrinsèquement lié à la construction européenne [7]. Quelques-uns, comme Churchill, sont même allés jusqu’à avancer que la construction européenne postule un effacement de l’histoire : l’histoire ayant divisé l’Europe, il fallait repartir sur de nouvelles bases, selon « un acte d’oubli salutaire envers tous les crimes et actes de folie » (Discours à l’Université de Zürich, 19.9.1946).
Avec 65 ans de recul, ce postulat apparaît dépassé pour garantir une compréhension mutuelle européenne stable et constructive. En conclusion, nous proposons deux témoignages d'intellectuels français, l'un datant de 1999, l'autre de juin 2011 pour réfléchir sur l'origine de la violente opposition germano-grecque dans l'actualité récente, cristallisation de la crise des valeurs européennes. Il est à craindre que l'Union européenne ne demeure dans une impasse identitaire tant que les dimensions anthropologiques et psychosociologiques des peuples qui la composent n'auront pas été intégrées dans toute leur ampleur et leur complexité.
"Pour les Allemands de l'Ouest, ce n'est pas l'Allemagne de l'Est qui est en cause, ce sont les Allemands de l'Est, ces "étrangers qui parlent Allemand". La population occidentale partageait largement la conviction du chancelier comme quoi il s'agissait de rejouer le grand succès de la reconstruction. Mais les acteurs ne sont pas à la hauteur. Au lieu de vrais Allemands travailleurs et confiants, ils découvrent une armée de grincheux, geignards, gourmands et paresseux qui consomment sans produire, dépensent sans cotiser ni épargner, un peuple drogué à la subvention. "L'Allemagne de l'Est devient un monstre dévoreur de subventions. Des milliards se perdent dans des projets non rentables et insensés" assenait Der Spiegel, le 5 août 1996. Rapports et articles soulignent que la production de l'Est ne couvre que 60% de sa consommation contre 80% au Portugal et en Grèce, ces misérables pays latins toujours suspects de vivre aux crochets de l'Europe et donc de l'Allemagne" [9].
« Tout le monde connaît la fable de la cigale et la fourmi. Mais l'histoire se poursuit car c'est la fourmi qui a financé la cigale dans le passé et qui porte donc ses dettes. Les grands parents de la fourmi ont exterminé les grands parents de la cigale et ils portent donc une lourde responsabilité politique et financière. […] Les Allemands doivent aux Grecs au moins 575 milliards d'euros au titre de la seconde guerre mondiale. Les Allemands doivent beaucoup plus à la Grèce que les Grecs ne doivent à l'Allemagne. Et enfin, ils habitent tous les deux dans le même building, et si l'on fait imploser l'appartement de la cigale, tout le monde s'effondre. La morale de l'histoire c'est que deux choses doivent à mon avis être respectées : le contrat de la Grèce avec l'Europe et le contrat de l'Allemagne avec l'Europe. […] Les Allemands oublient leur dette politique. Il faut le leur rappeler. En 1945 les vainqueurs de la guerre ont tiré un trait sur le capital humain et physique détruit par les Nazis. On a fait la CECA et le Traité de Rome. Le passif politique et financier de l'Allemagne au titre de la guerre se monte à 16 fois le PIB allemand, on peut appeler cela la dette implicite de l'Allemagne. On ne la lui réclame pas, en échange, on lui demande de jouer le jeu européen, d'un point de vue politique et financier. Aujourd'hui, cela signifie sauver la Grèce. […] Dans l'inconscient allemand, les Grecs ne méritent pas d'appartenir à la zone euro. C'est le discours de la droite conservatrice allemande qui rêve d'une zone euro avec Autriche, Slovaquie, Finlande, Hollande -et France pour des raisons historiques. Mais un tel système, la France n'en veut pas et surtout, il viole le contrat européen de base d'après-guerre » [10].
____________________________________
[1] E.Todd, Après la Démocratie, Ed.seuil, Paris, 2010, p.167-183
[2] E.Todd, l’invention de l’Europe, Ed Seuil, Paris, 1990
[3] René Rémond, les droites en France, p.29
[4] V. Rosoux, Cahiers d'histoire, Revue d'histoire critique, 100 - 2007, http://chrhc.revues.org/index623.html,
[5] Gérard Bossuat, L'Europe des Français, 1943-1959 : la IVe République aux sources de l'Europe, Publications de la Sorbonne, Paris 1984
[6] Gilles Untereiner, Différences culturelles et management, Ed.Maxima, Paris 2004, p.32
[7] Stéphane Martens : La France, l'Allemagne et la seconde guerre mondiale : quelles mémoires ? Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac 2007
[8] Edouard Husson, cité par Pierre Verluise, "Quelle France dans le monde au XXI e siècle ?", Partie 1.3. Les Français connaissent-ils deux pays clés d'Europe : l'Allemagne et la Russie ? http://www.diploweb.com/france/13.htm.
[9] Ph.Delmas, De la prochaine guerre avec l'Allemagne, Ed.Odile Jacob, Paris, 1999
[10] Jacques Delpla, économiste, membre du Conseil d’analyse économique, Propos recueillis par Catherine Chatignoux et Richard Hiault, Les échos, 22.6.2011.
3 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON