Eve Babitz, le phénix de la Cité des Anges
« Je ressemblais à Brigitte Bardot et j’étais la filleule de Stravinsky » constatait Eve Babitz, baby doll des sixties devenue écrivaine culte, actrice et égérie de la scène artistique californienne des années 1960-1970 - ainsi que témoin privilégiée de la splendeur et de la décadence d’une époque irrévolue comme une ultime fiction ébouriffée avant la silicolonisation du monde...
Eve Babitz entre dans la légende en 1963 par une célébrissime photo en... tenue d’Eve, forcément... Elle défiait, toute en courbes laiteuses et en souverain détachement, un Marcel Duchamp (1887-1968) impavide et concentré, engoncé dans un costume sombre, lors d’une partie d’échecs d’anthologie immortalisée par Julian Wasser au Pasadena Museum of Art. Elle a vingt ans, une belle peau d’une santé éclatante, des dents presque parfaites (« le véritable secret de l’univers » selon elle...) et cet intriguant air d’actrice française alors en vogue qui va la mener loin dans le paysage de cette contre-culture californienne dont elle vivra toutes les libertés ainsi que tous les excès. Et ce, bien entendu en bien bonne compagnie dans les belles demeures surplombant Hollywood et Bervely Hills comme dans le mythique Garden of Alla hanté sur le Sunset Boulevard par le fantôme de la star du cinéma muet Alla Nazimova (1879-1945) ou le non moins mythique Chateau Marmont au sous-sol hanté par les rock stars.
Une « fille des plages »
Eve grandit au bord de l’océan Pacifique dans un fort inspirant « bain d’art », entre un père violoniste classique, Sol Babitz (1911-1982), devenu « musicien de studio » et une mère artiste, Mae (1911-2003), dans une belle maison du quartier de Chula Vista, à Los Angelès où défilent notamment Charlie Chaplin (1889-1977), Aldous Huxley (1894-1963), Greta Garbo (1905-1990) et bien d’autres iconiques spécimens humains dorés sur tranche ou descendus de leur Olympe pour la prendre sur les genoux.
Médaille d’or à quinze ans du meilleur jeune violoniste de New York, son père est sous contrat avec la Twentieth Century Fox et lui offre son premier violon alors qu’elle a cinq ans. Avec Igor Stravinsky (1882-1971) comme parrain et des ascendants dans les arts comme sa grande-tante Vera Gordon (1886-1948), actrice de cinéma des Années Folles, sa voie semble tracée dans cette ville fourmillante d’artistes, de designers, de stars en herbe, de directeurs artistiques et de millionnaires : « Comment se fait-il alors, pourrait-on se demander, que je ne sois pas devenue une musicienne accomplie au lieu d’être une blonde, les pieds dans l’eau, sur la plage ? »
Dans ses tendres années, elle est donc une fille des plages glissant avec nonchalence sur les vagues de Santa Monica, dans le perpétuel été des possibles. Elle grandit dans ce paradis californien avec des filles « nées de parents qui croyaient en la beauté physique comme à une évidence de pouvoir, belles elles-mêmes de naissance »... Bref, précise-t-elle, des filles « sans aucune autre source de pouvoir » que leur beauté dans cette Vallée des Poupées immortalisée par Jacqueline Susann (1918-1974) qui l’avait précédée dans la course à la célébrité : « Je ne suis pas devenue célèbre, mais je m’en suis suffisamment approchée pour sentir les relents du succès. Ça sentait le tissu cramé et les gardenias rances »...
A quatorze ans, elle laisse un homme à « la beauté spectaculaire » la ramener en voiture d’une fête – elle n’apprit son nom que deux ans plus tard, dans la rubrique des faits divers, quand il fut retrouvé mort dans la salle de bains de la déjà légendaire Lana Turner (1921-1995) : c’était le gangster Johnny Stompanato (1925-1958), tué par la fille de l’actrice, Cherryl Crane, une adolescente de l’âge d’Eve...
Instants tannés de la Cité des Anges
L’éducation d’Eve se fait par la lecture (Colette, Proust, Virginia Woolf, Mary Frances Kennedy Fischer, etc.) - elle « a été mon salut, ma colonne vertébrale » précise celle qui ne tarde pas à faire tourner la tête de plus d’un Adam de bonne fortune. Party girl infatiguable, toujours vacante et disponible, elle devient l’égérie de la contre-culture californienne ainsi que la muse ou l’amante de bien des créateurs comme Jim Morrison (1943-1971), le chanteur Stephen Stilles, le plasticien Ed Ruscha, sans oublier de prometteurs acteurs comme Steve Martin ou Harrison Ford. Chroniqueuse dans les périodiques en vogue ( Bazaar Magazine, Cosmopolitan, Esquire, Rolling Stone, Vanity Fair, Vogue, etc.), elle croque en un phrasé étincelant ses contemporains comme Jack Hunter, leader d’un groupe de rock écorché : « sa musique vivait sans laisser place à l’erreur ni aux marges, juste une profondeur infinie qui accroche l’histoire de chacun, de telle sorte que chacune de ses chansons les plus importantes vous désarçonne comme lui seul sait le faire, vous projette dans une urgence anxieuse réveillant l’impression qu’il était en train de s’amuser sans vous »...
Se prenant à rêver parfois de suivre la voie royale de la grande Colette (1873-1954), elle sème avec sa nonchalante élégance des nouvelles et des romans sur son chemin de petite Poucette de l’âge typographique, au cours de ces deux décennies d’hyperactivité au champagne et aux substances plus ou moins euphorisantes comme les pilules aphrodisiaques Quaalude ou l’herbe folle nommée Icepack. Illustratrice indépendante, elle conçoit des pochettes d’albums des groupes comme Buffalo Springfield ou The Byrds (pour le label Atlantic Records) et publie le premier de ses livres, Eve’s Hollywood (1972), avant ses trente ans, sous le parrainage notamment de Joan Didion et de Joseph Heller qui dit à propos de ce recueil mosaïque d’instantanés composé comme un album de choses vues et vécues : « Ses phrases valent un millier de films ».
Comme elle aime à l’écrire, sa vie est un « long rock’n roll » intranquille, parsemé d’escales et d’oasis au bout de la nuit électrique dans cette ville sous tension et dévoreuse d’âmes comme un studio de cinéma à ciel ouvert : « Les chambres d’autrui, au crépuscule, ont la valeur d’un diamant fraîchement taillé, dans cette ville où la texture du temps, la vie, dépend des tremblements de terre, des fêtes et de certaines chansons »...
Fin 1997, elle rentre d’une soirée de plus – la soirée de trop ? Elle conduit en fumant un cigare dont la cendre incandescente enflamme sa jupe. Elle en réchappe avec la moitié du corps brûlée au troisième degré. Mais son visage est intact. Dès lors, celle qu’une photo immortalisa dans la folle fabrique à images d’une époque débridée mène une vie de recluse sous la limpidité implacable d’un ciel tendu comme un immense miroir à jamais immobile. Mais son oeuvre renaît de ses cendres, avec la réédition et la traduction de Jours tranquilles, brèves rencontres, de Sex & Rage (chez Gallmeister, 2015 et 2018) et de Eve à Hollywood (Seuil). Celle qui a « tout compris à la légèreté » selon sa traductrice Jakuta Alikavazovic continue de nous conter l’insouciance d’une époque qui se rêvait si jeune dans ce flamboiement de buisson ardent qui allumait le mirage de tous les possibles dans cette Cité des Anges au seuil du désert, toujours pétillante comme une coupe de champagne - toujours dans l’entrouvert, sur cette ligne de partage entre l’obscurité dévolue à « ceux qui ne sont rien » et la lumière aveuglante dont la brûlure jette irrésistiblement en avant. Eve Babitz a senti très fort cette poussée dans le fond trouble de cet air si chaud jusqu’à écrire au sommet d’elle-même. Sans jamais rien oublier de cette poussière qui ne nous quitte jamais et s’épaissit avec le temps, dans un monde fait et défait par le vent. Everywhere, the sky is the limit...
Eve Babitz, Eve à Hollywood, Seuil, 334 p., 22,50 €
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