Exhibit B nous sort-il de l’impensé de la race et de l’antiracisme naïf ?
Au delà des fausses polémiques, il me semble que certains dispositifs artistiques rentrent dans ce que Mbembe appelle l’impensé de la race[1]. Pour le dire autrement, une forme d’anti-racisme naïf n’est que l’envers du racisme puisqu’il en reprend les catégories et la symbolique. On reste dans la bibliothèque coloniale[2].
A Paris, « Exhibit B » fait polémique. Brett Bailey, Sud africain blanc, est accusé par certains de reproduire les « zoos humains » des expositions coloniales qu’il entend dénoncer. Ce 27 novembre, des incidents en marge de la première du spectacle au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, en banlieue parisienne, ont contraint son directeur à annuler la séance... Déjà, en septembre, à Londres, le centre Barbican avait renoncé à montrer son exposition pour cause de pétition, signée par 23 000 personnes, et de manifestations de militants antiracistes. Une autre pétition lancée en France rassemble près de 20 000 signatures, mais l'exposition est défendue par de grands noms de la culture comme Peter Brook, ainsi que par la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, et la maire de Paris, Anne Hidalgo. Cet article fait suite à celui d’Eric Fassin Exhibit B : représentation du racisme et sous-représentation des minorités raciales[1] qui pose intelligemment les premiers jalons du débat.
Au delà des fausses polémiques, il me semble que certains dispositifs artistiques rentrent dans ce que Mbembe appelle l’impensé de la race[2]. Pour le dire autrement, une forme d’anti-racisme naïf n’est que l’envers du racisme puisqu’il en reprend les catégories et la symbolique. On reste dans la bibliothèque coloniale[3]. Je n'ai pas vu le spectacle (Va t-il passer en province ?) mais Eric Fassin note :
"Acteurs et personnages sont réduits au silence. Les Noirs apparaissent ainsi privés de toute capacité d’agir, victimes éternellement passives de la domination raciale : des « Nègres marrons », dont la révolte a arraché leurs communautés à l’esclavage, il n’est pas question ici."
C'est tout le problème. Calquer le binôme victime /bourreau sur celui de la race masque une réalité que l’histoire, l’anthropologie, et la sociologie ont fini par débusquer (tardivement il est vrai) : les peuples asservis, quelque que soit leur identité assumée, ont toujours été les acteurs de leur histoire. En clair, pour parler des « Noirs » [4], les attitudes de résistances protéiformes furent constantes quelque soient les dispositifs de domination (traite, colonialisme, situations postcoloniales…). Si cet aspect fondamental est gommé, le dispositif artistique ne renforce que les processus d’identification par le prisme de la race, i.e les noirs sont les victimes et les blancs sont les bourreaux. Ce faisant, il hypothèque le processus de recouvrement de la dignité des gens de couleur qui passe par une reconnaissance de leur historicité. D’autre part, il enferme les occidentaux dans des postures de culpabilisation, ou pire, dans une forme de raidissement identitaire dont on voit les manifestations aujourd’hui [5].
La comparaison avec d’autres œuvres artistiques est éclairante. J’en citerai deux déjà évoqués dans ce forum. Les films Django (Tarantino) et La Vénus noire (Khéchiche) sont tous deux magnifiques à cet égard y compris dans leur outrance. Jamais les personnages noirs ne sont présentés comme des victimes passives. Ils luttent tous deux à leur façon : un déchainement de violence baroque et libératrice pour Django et l’aspiration silencieuse, profondément ambigüe mais constante de Saartjie Baartman à être reconnu comme une artiste. Bref les processus d’identification opèrent au-delà de la race, très loin d’une certaine compassion misérabiliste encore en vogue dans certaines œuvres.
Au vu des réactions enregistrées ça et là, on a le sentiment que beaucoup en sont restés au stade de la sidération, de l’émotion brute. Mais peut-être que je me trompe, aussi je donne la parole à ce qui ont vu le spectacle. La fonction de l’art est de libérer le regard, pas de l’enfermer. Est-ce le cas ici ?
[1] http://blogs.mediapart.fr/blog/eric-fassin/291114/exhibit-b-representation-du-racisme-et-sous-representation-des-minorites-raciales?onglet=commentaires#comment-5640489
[2] Son œuvre la plus forte dans ce domaine reste De la postcolonie, Paris, Karthala, 2000.
[3] Pour une approche du problème de la négritude à travers la littérature noire lire Mangeon Anthony, La pensée noire et l’Occident : de la bibliothèque coloniale à Barack Obama, Cabris, Sulliver, 2010.
[4] C’est une identité évidemment historiquement construite et non raciale. Pour une tentative de définition un peu éclairé de ce que veut dire être « noir » lire Ndiaye Pap, La condition noire, essai sur une minorité française, Paris, Calman-lévy, 2008.
[5] Voir le succès de certains ouvrages récent comme Le suicide français (Eric Zemmour), l’identité malheureuse ( Alain Finkielkraut) . La liste est trop longue !
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