Existe-t-il encore des élèves insolents ?
Insolente question.
La réponse semble aller de soi. Ici, quelques jours suffisent à se constituer un vaste recueil d’attitudes et de propos déplacés. C’est simple : tout, ou presque, y est méprisé. Les lieux qui accueillent, les personnes qui y travaillent, le Savoir qu’on tente d’y transmettre.
Oui mais voilà, si l’irrespect généralisé est de rigueur, est-ce véritablement de l’insolence ?
Pour qu’il y ait insolence, un manque de respect ne suffit pas, un certain sens de la transgression est nécessaire. Il faut avoir conscience d’une différence fondamentale, celle justement qu’on cherche à nier. Différence de statut, de titre, d’âge, etc… L’insolent dit en substance : je reconnais la différence qu’il existe entre entre nous et justement je la conteste. Non d’ailleurs sans quelque panache. Ne parle-t-on pas de l’insolence du génie ?
Si le monde de l’insolent est vallonné par des différences, celui des nouvelles générations semble totalement plat, sans mont ni hauteur. Tout est nivelé. Tout se vaut. Toute différence est gommée. Rien ne diffère fondamentalement entre les élèves et nous.
Prenons un exemple classique : l’utilisation du téléphone portable en classe. Il m’arrive de l’utiliser en classe. Systématiquement, un élève prend la parole (sans la demander) et fait remarquer que l’usage du téléphone est interdit. Ou plutôt, s’ils n’ont pas le droit de l’utiliser, je n’en ai pas le droit non plus. Inutile de leur expliquer que le règlement intérieur ne concerne qu’une partie des usagers du collège. C’est peine perdue.
Est-ce réellement par désir de transgresser un ordre établi, ou tout bonnement, un état naturel, presque innocent ? On a l’impression que l’élève actuel n’est plus réellement insolent, mais qu’il est…qu’il est tout court. Sa petite personne est à l’aise devant nous, comme n’importe où ailleurs. Jacques Muglioni (*), fin connaisseur des arcanes de l’Education Nationale écrivait déjà en 1993 : “L’aptitude qu’ont les adolescents de paraître se sentir partout chez eux et à leur place [ruine] la possibilité de l’insolence, qui suppose, en effet, la conscience et l’audace d’une transgression” (1). Notre collégien — ce teenager imbu de ses droits, héraut d’une société en mal de jeunesse éternelle — vit dans un monde où nulle altérité ne subsiste.
Les réformes successives n’ont fait qu’aggraver le phénomène. A force d’ouvrir l’École sur le monde, on l’a banalisé, désacralisé. Pourtant, elle n’aurait jamais dû cesser d’être cet ailleurs, cet en-dehors où l’on dépose à ses portes tout ce qui relie au monde extérieur.
Un centre commercial, un bus, un cinéma ou une École. Quelle différence ? Il faut voir entrer les élèves à l’Ecole pour comprendre qu’ils entrent dans un endroit tout à fait ordinaire à leurs yeux. Un nouveau lieu de passage. Rien de plus. n’y a à leurs yeux, nulle différence entre ici et ailleurs. Sans déférence aucune, la démarche sont chaotique, la tête emplie des préoccupations du dehors, ils s’écoulent par obligation et somnambulisme. Des oies dandinent les unes derrières les autres, et ce sera à nous, à coup de coup de gueules autoritaires, de faire régner le silence et de commencer le gavage.
Comme le rappelle J. Muglioni, « il ne suffit pas d’entasser du béton, de construire des escaliers et des couloirs interminables, pour former un lieu où l’on puisse instruire et éduquer » (2) . Au contraire, il faut sacraliser un endroit. Lui donner une intériorité et une solennité sans lesquelles rien n’est possible.
C’est seulement en ré-affichant sa différence fondatrice avec le dehors que l’Ecole pourra espérer redonner aux élèves cette perception de la Différence. Prions pour qu’elle redevienne un lieu de déférence mais aussi d’insolence.
Une École sans insolence n’est que le fantôme d’elle-même.
(1) J. Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Centre nationale de documention pédagigue, 1993, p.25
(2) Idib. p. 33
(3) Idib. p. 33
(*) Jacques Muglioni, né en 1921, professeur en classe terminale, puis préparatoire, inspecteur général de philosophie à partir de 1963, doyen de l’inspection générale de philosophie de 1971 à 1983.
- Robert Doisneau (Pinterest)
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