Facebook / Cambridge Analytica - Nous l’avions annoncé début 2017...
"(...) Ainsi l’espace public sur Facebook n’est plus le même selon l’identité présumée de chacun. Les espaces publics deviennent particuliers, pour autant que cette phrase puisse avoir un sens, et c’est malheureusement le cas (...)"
Extrait chapitre 15 de notre ouvrage Refonder l'espace Public - Editions Libres & Solidaires(...)
La propriété n’est plus pensée par le corps social en fonction de l’utilité commune et dans son rapport à l’espace public mais comme le droit de posséder individuellement, sans fin.
L’espace physique est passé, avec l'avénement des réseaux numériques, d’un état d’horizontalité, donc de l’infinitude, à un état de verticalité, c’est à dire celui des clôtures, des barrières et des frontières.
Le véhicule automobile connecté individuel est une parfaite illustration de ce passage d’un monde horizontal, public et civique, à un monde vertical, fermé et particulièrement incivique.
Dans cet espace public autoritaire, désaffecté et désenchanté, le discours identitaire, qui n’est jamais honnête, trouve un terreau particulièrement fertile.
Le discours identitaire n’est jamais honnête parce qu’il vise à confisquer des éléments de culture, des éléments de coutume, par nature publics et qui constituent l’espace public[2].
Dans ce monde physique, numérique et intellectuel, l’espace public est perçu comme celui où l’on transite, pour passer d’une propriété à une autre, d’un domicile (réel ou virtuel) à un autre. L’espace public, c’est celui de l’infrastructure qui permet la possession individuelle.
Je suis étonné chaque fois que je dois patienter dans une gare ou une station de métro par la capacité de repli sans gêne et sans vergogne, d’une majorité de personnes, qui font le public, sur leur téléphone portable, courbant l’échine sans vous voir et sans imaginer, outre leur impolitesse et leur avilissement, les conséquences d’un tel repli, à savoir l’effacement de l’espace public comme espace d’intelligence pour devenir espace de réseau privé.
Certes l’informatique nomade succède-t-elle à l’informatique sédentaire en réseau qui succède elle-même à la télévision :
La télévision avait déjà porté un sérieux coup à l’espace public en reformatant entre autres les discours politiques, désormais calibrés pour le format et le public du petit écran.
Mais sauf la licence qu’elle laisse à ceux qui veulent se vautrer sur leur canapé en mangeant des cacahuètes et en buvant – c’est l’affaire privée de chacun – sans craindre d’être vus ni de heurter le voisin, la télévision demeure un champ public, un champ public où chacun est protégé de la vue de l’autre et où l’expression est sinon impossible en tout cas marginale.
La micro-informatique en réseau a-t-elle restreint ou élargi le champ de l’espace public ? La réponse à cette question est malaisée : elle l’a d’évidence étendu en donnant à chacun (enfin, disons beaucoup) un moyen de communication, c’est à dire d’accès, à des données publiées par des personnes publiques ou privées. Elle l’a également étendu en donnant à chacun (beaucoup) un moyen d’expression et d’échange sur des espaces de communication publics, par exemple les sites en ligne des titres de presse, soit dédiés à Internet soit répliqués sur Internet.
La micro-informatique en réseau a permis l’émergence de multiples dictionnaires et encyclopédies, dont la fameuse et désormais indispensable Wikipedia.
La micro-informatique a également restreint l’espace public, en le disqualifiant comme le lieu d’expressions parcellaires, claniques et clivantes où les vertus publiques (quelque chose de l’ordre de la conscience et de la tempérance) cèdent place à la force du pilori ou aux amitiés débridées.
Le réseau social Facebook illustre idéalement une mutation totalitaire et à des fins privées de l’espace public.
Facebook, qui a les prétentions d’un État pour les besoins de son lucre mime dans ses principes les déclarations de droits, dont il faut se souvenir qu’elles émergèrent d’abord dans les États du sud des États-Unis.
Principes de Facebook :
" Facebook œuvre à rendre le monde plus ouvert et plus transparent, pour une meilleure compréhension et une meilleure communication. Facebook encourage l’ouverture et la transparence en donnant à chacun la possibilité de partager et de communiquer, tout en respectant certains principes. Ces principes ne doivent être restreints que par les limites des lois, de la technologie et des normes sociales. Nous avons donc établi ces principes comme fondement des droits et responsabilités des utilisateurs du Service Facebook[3]."
Pour autant que l’usager du service Facebook ne restreigne pas la diffusion de ses publications à un groupe de personnes (ses « amis », ou ses « amis » et les « amis » de ceux-ci) il s’exprimera en public et pourra susciter des débats publics au sein d’un espace public, sous souveraineté Facebook.
Cette souveraineté quasi-régalienne permet au réseau social de décider des articles 5 et 6 de sa « Déclaration des droits et responsabilités », par l’absurde : « Vous n’utiliserez pas Facebook si vous avez moins de 13 ans. Vous n’utiliserez pas Facebook si vous avez été condamné pour violences sexuelles[4]. »
Aux termes de l’article 5.2 de cette même « Déclaration des Droits et Responsabilités » : « Nous pouvons retirer les contenus ou informations que vous publiez sur Facebook si nous jugeons qu’ils enfreignent la présente Déclaration ou nos règlements. »
Mais Facebook, quasi-État, exerce aussi une justice, sans considération de séparation des pouvoirs, quasi-démocratique :
Aux termes de l’article 5.4 : « Si nous retirons votre contenu en raison d’une infraction au droit d’auteur d’un tiers et que vous jugez qu’il s’agit d’une erreur, nous vous fournissons également le moyen de faire appel. »
« Le moyen de faire appel », ce n’est pas la prise en charge du conseil et du coût de l’avocat devant telle juridiction d’un État souverain, non évidement, c’est le moyen matériel de contester, devant Facebook, une décision prise par Facebook sur telle titularité de droits de propriété intellectuelle.
L’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, sérieusement concurrencée par Facebook, dispose : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »
Facebook, société commerciale, personne morale de droit américain exerce pourtant une souveraineté sur son espace public, en partage avec la souveraineté des États légitimes.
Certes l’on pourra recourir devant sa juridiction nationale, française par exemple, contre une décision d’exclusion ou de censure de Facebook, sur le fondement de la liberté d’expression. Mais le recours est forcément, sinon illusoire, en tout cas long, coûteux et aléatoire ne serait-ce qu’en vertu de la clause d’attribution de compétence (tribunal américain du Northern District de Californie ou devant un tribunal d’État du comté de San Mateo) et de droit américain.
Et même si Mark Zuckerberg était pétri de bonnes intentions, et rien à ma connaissance ne le désigne comme un mauvais homme, l’espace public Facebook n’est rien moins qu’innocent. Aux termes de l’article 9 « À propos des publicités et d’autres contenus commerciaux ou sponsorisés, de façon avantageuse pour les internautes et les annonceurs (sic). Pour nous aider à y parvenir, vous acceptez les conditions suivantes :
Vous nous autorisez à utiliser votre nom, votre photo de profil, vos contenus et vos informations dans le cadre d’un contenu commercial, sponsorisé ou associé (par exemple une marque que vous aimez) que nous diffusons ou améliorons. Cela implique, par exemple, que vous autorisez une entreprise ou une autre entité à nous rémunérer pour afficher votre nom et/ou la photo de votre profil avec votre contenu ou vos informations, sans vous verser de dédommagement. Si vous avez sélectionné une audience particulière pour votre contenu ou vos informations, nous respecterons votre choix lors de leur utilisation. […][5] »
Si l’affichage publicitaire fait partie de l’espace public en ville, le public n’y est pas interpelé en sa personne, en son particulier, dans ses particularités ou du moins celles qui ont pu être identifiées, à tort ou à raison, comme telles.
Ainsi l’espace public sur Facebook n’est plus le même selon l’identité présumée de chacun. Les espaces publics deviennent particuliers, pour autant que cette phrase puisse avoir un sens, et c’est malheureusement le cas.
L’on s’est étonné postérieurement à la victoire du « leave » au Royaume-Uni lors du référendum sur la sortie de l’Union européenne que les partisans du Brexit aient avoué dès le lendemain de leur victoire qu’ils avaient menti ou du moins que leur camp avait menti, par exemple et notamment sur les fameux 350 millions de livres prétendument versés chaque semaine et qui seraient réintégrés dans le système de santé si le Royaume-Uni quittait l’UE.
Ce montant ne correspondait à rien et l’argument s’est donc révélé un pur mensonge.
De la même façon, les partisans de Donald Trump ne se soucient guère de vérité et il s’est avéré un peu ridicule de vouloir stigmatiser les déclarations du candidat futur élu par rapport à la vérité des faits – le fact checking. Autant vouloir terroriser un athée en le menaçant des flammes de l’enfer.
Le respect de la vérité suppose un rapport de respect et de loyauté a priori au sein d’un espace public où chacun serait en situation d’égalité politique et de pouvoir de communication. Le candidat Trump, comme Nigel Farage, comme Marine Le Pen, ou comme tout leader « identitaire », déclarés comme des candidats antisystèmes, méprisent l’espace public qu’ils utilisent pour leur propagande. Cet environnement intellectuel qui fait l’espace public est l’adversaire. Leur camp, c’est celui du clan, de l’identité, des abonnés au compte twitter, qui dessinent une autre vérité, en concurrence avec celle de l’espace public.
Comme le disait effroyablement Barrès à l’intention des Dreyfusards, « et même si Dreyfus était innocent, ceux qui le défendent n’en seraient pas moins des criminels. »
La vérité n’a de valeur que dans le champ horizontal de l’espace public, sinon commun, en tout cas partagé.
(...)"
AG
[1] Seuil, 1987.
[2] L’idée d’identité, incompatible avec la civilisation des droits de l’homme, remplace peu à peu, le principe juridique fondamental d’égalité.
Non seulement il faut appartenir mais en plus il faut aimer.
[3] www.facebook.com/principles.php
[4] Mais justement un mineur de 13 ans n’a pas de capacité juridique et notamment pas celle de contracter. Le délit de « violences sexuelles » n’existe pas en tant que tel et l’on s’étonne de l’exclusion particulière de ces délinquants quand les assassins, les trafiquants de drogue ou les terroristes par exemple restent perso grata.
[5] Facebook.com, « Déclaration des droits et responsabilités » (https://fr-fr.facebook.com/legal/proposedsrr/fr)
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