Fascistes et fascismes ordinaires

Il faut lire et relire Hannah Arendt. Dans son herméneutique se dissimulent des petites phrases assassines et prémonitoires commentant l’actualité et donnant une explication aussi bien à l’explosion des « supporters » de l’OM qu’aux déclarations farfelues des porte-paroles anti-mariage gay, de la destruction militaire de la Syrie ou du fanatisme de l’orthodoxie financière allemande qui transforme une partie de l’Europe en jachère et une autre en champ de mines. Comment ne pas sourire en relisant cette phrase : la laïcisation, en tant qu’événement historique concret n’est autre que la séparation de l’Eglise et de l’Etat, de la religion et de la politique, et ceci, du point de vue religieux, évoque un retour au christianisme primitif : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »… (La vita activa et l’âge moderne in Condition de l’homme moderne). Au porte-parole de l’UMP (fraction droite forte), aux exaltés de la filiation, aux obscurantistes fanfarons, mais aussi aux prédicateurs siphonnés qui prônent des Etats mythiques ou contestent Darwin, Arendt, par cette phrase, rappelle - entre autres -, qu’il a fallu à l’église presque deux millénaires pour revenir à l’essentiel et que le temps où l’on martyrisait Hypatie, la philosophie et la science, ou qu’on brûlait les mécréants, est justement celui où le christianisme se substituait à l’Etat, à ses règles et ses lois, quand il y en avait. Plus tard, le monopole ecclésiastique imposait une science totalitaire et dogmatique à son image, si bien racontée par D.H. Lawrens dans « La Fantaisie de l’inconscient » : Le monde païen (…) possédait jadis une science propre, peut-être parfaite, en corrélation avec la vie. Désormais, cette science a dégénéré en magie et charlatanisme. A l’image de notre philosophie.
Juste à la page précédente de « La Condition de l’homme moderne », on peut lire : Dans les conditions modernes, ce n’est pas la destruction qui cause la ruine, c’est la conservation, car la durabilité des objets conservés est en soi le plus grand obstacle au processus de remplacement dont l’accélération constante est tout ce qui reste de constant lorsqu’il a établit sa domination. Avis donc, émis dès 1950, à tous ceux qui espèrent, face à l’ouragan néo-libéral, sauver meubles et acquis, résultats d’une vie de luttes, d’efforts et d’économies, ou sagement investir sur le long terme. Ne compte que l’instant, l’anticipation se meurt, tout comme votre photocopieuse ou votre machine à laver, chaque année plus vite que la précédente. Oubliez aussi la Peugeot 403. Dacia est programmée à rendre l’âme aussi vite qu’une libellule.
En passant, Arendt, s’amuse aussi à raconter l’industrie de l’armement. Voilà des objets qu’ils ne servent qu’à détruire et se détruire, sinon, ils ne servent à rien si ce n’est à rouiller dans des entrepôts. Pourtant, comme le fait remarquer John Saul (Les bâtards de Voltaire, 1993) les pays pauvres se ruinent en achetant ces produits fabriqués dans les pays riches, finançant ainsi les mécanismes de leur propre domination et la bonne santé financière de ceux qui les exploitent…
Selon Arendt, les processus qui ont permis la confusion des deux sphères de vie bien distinctes au sein du monde gréco-romain, celui du public et du privé (mais aussi du politique et du lucratif, du sacré et du profane), a permis que toute idée, toute pensée, tout objet et tout projet cessent d’exister en tant que tels et deviennent une valeur éphémère et marchande. Ce que Franz Kafka avec son pessimisme anticipateur résume parfaitement : Il a trouvé le point d’Archimède, mais il s’en est servi contre soi ; apparemment, il n’a eu le droit de le trouver qu’à cette condition. L’enchantement des Lumières cachait deux ovules à retardement. L’émancipation d’un pouvoir autoritaire dont l’aspect arbitraire se devait trouver une réponse juridique (affaire Callas) et sociétale, essentiellement par la voie de la science et de sa capacité de contestation d’un droit divin et absolu, allait de pair avec l’invention rousseauiste du bonheur qui s’imagine l’homme comme essentiellement pur, corrompu par la société et ses relais. L’intimité, dont Jean Jacques Rousseau fut « l’inventeur », reste l’objectif à atteindre. En effet, selon Arendt, la révolte du philosophe en vue d’y accéder ne vise pas l’oppression de l’Etat mais la société, et son intolérable perversion du cœur humain… C’est dans cette révolte du cœur que naquirent l’individu moderne et ses perpétuels conflits, son incapacité à vivre dans la société comme à vivre en dehors d’elle. Depuis Tocqueville - et avec son paroxysme actuel, le gouvernement sans chef (stade ultime du pouvoir bureaucratique d’alors, aujourd’hui technocratique) -, on sait, comme dit Arendt, qu’un gouvernement sans chef n’est pas forcement une absence de gouvernement et qu’en fait il peut devenir dans certaines circonstances, tyrannique et cruel entre tous.
Le stade suprême du nationalisme ayant engendré des formes de pouvoir tyrannique par excellence, mené des guerres dévastatrices et la solution finale, l’absence de chef suprême a été perçue comme une nécessité absolue. Or, les pouvoirs totalitaires étaient, à la fois le fait d’un père absolu mais aussi l’épanouissement d’une bureaucratie tout aussi absolue. Les deux éléments étaient liés et l’un était impossible sans l’autre. En s’attaquant au « père absolu », on a endimanché le technocrate/bureaucrate, lui niant une quelconque autonomie politique. Pourtant, dès les années 1970, Nicos Poulantzas avait mis les points sur les i, identifiant une nouvelle lutte de classes permettant aux technostructures étatiques et supra étatiques et économiques de s’imposer face à une société civile vue comme un olos disloqué et contradictoire, incapable de s’y opposer. Il considérait ces technostructures comme ayant des intérêts propres pour lesquels elle s’organise et s’arrange pour les imposer les présentant comme étant rien de moins que l’intérêt commun. Par ces temps de « crise permanente », savamment encadrée par une insignifiance structurelle vide de sens, de pensée et d’imagination, Arendt a son mot à dire : Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. Et plus loin elle ajoute : le danger est qu'une telle société, éblouie par l'abondance de sa fécondité, prise dans le fonctionnement béat d'un processus sans fin, ne soit plus capable de reconnaître sa futilité.
En affirmant qu’Eichmann était un homme ordinaire, Arendt avait ajouté que la technostructure à laquelle il appartenait avait mené une guerre sans merci à l’intelligence et l’entendement. Il faut les avoir volontairement sacrifiés, au nom de l’appartenance à cette structure garantissant l’ascension sociale (arrivisme), pour ne s’être jamais rendu compte de ce qu’il faisait.
Comme Stanley Milgram, Arendt conçoit que se soumettre à une autorité (scientifique ou politique) permet de faire taire son propre entendement et sa morale propre en devenant un exécutant, un bourreau de bureau. Mais pour cela, il faut que les balises de l’intelligence, de l’apprentissage et de l’entendement de l’être soient broyés, à la fois, par le conformisme sociétal et le pouvoir despotique. Pour Hannah Arendt, Eichmann et ses semblables sont coupables du meurtre de l’intelligence, du sacrifice de leur propre entendement au profit d’un bonheur étriqué, le seul permis par la technostructure au pouvoir. On dit souvent que l’imagination au pouvoir reste un slogan utopiste des années soixante. Hannah Arendt répondait, une décennie auparavant : c’est le manque d’imagination qui a permis à Eichmann de rester assis pendant des mois en face d’un juif allemand qui menait l’interrogatoire de la police, de s’épancher devant cet homme et de lui expliquer pourquoi il n’avait jamais dépassé le rang de lieutenant-colonel des SS et que ce n’était pas sa faute s’il n’avait bénéficié d’aucune promotion… Il n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque.
La montée du nazisme, dès l’après-guerre avait été perçue comme une énorme machination de création d’anti-morale. Au début des années 1970, Daraki-Mallet avec son livre « Les tortionnaires » (basé sur des entretiens de tortionnaires grecs emprisonnés), démontrait que la junte des colonels avait, elle aussi, mis en place un anti - système moral et éthique qui valorisait tout ce qui est condamnable, créant des hommes primaires pouvant donner libre cours à leurs instincts sauvages. Ce livre préfigurait la sauvagerie des guerres balkaniques, insistant sur la force irrésistible - et irrationnelle - de tout système politico - administratif qui libère les instincts. Toute structure et toute pensée fermées comportent ce risque. Si les Bienveillantes de Jonathan Littell ont tellement dérangé, c’est bien par ce que nous faisons face aujourd’hui à une série de pensées comportant des évidences, des banalités érigés en dogme dont les fondamentalismes sont l’expression caricaturale. Mais ils ne sont pas les seuls. En fait, des régimes, des églises, des structures étatiques, et supra-étatiques introduisent des exceptions libératrices des instincts qui permettent aux hommes de les assouvir tout en restant dans la norme mise en place. Le meilleur exemple contemporain réside dans le triangle infernal Congo – Rwanda – Ouganda. La libération des instincts et la manipulation des victimes/bourreaux allait (et va) de pair avec des projets évidents de prédation économique. Et ces guerres, pogroms et caricatures de solutions finales, sont menées par des hommes d’affaires à la tête d’armées d’enfants soldats, c’est-à-dire d’individus qui n’ont pas été totalement formés par la « société », et dont l’entendement et l’intelligence ne sont pas encore autonomes. C’est le cas aussi des excités des stades, dont la participation à une machinerie produisant des bénéfices faramineux leur octroie le statut d’une exception culturelle alimentée par un crétinisme volontaire et la simplification absolue de l’entendement au nom d’une adhésion totale. Mais le phénomène est plus général : on dit souvent que la résurgence de l’extrême droite et des mouvements néo-nazis, en Grèce, en Hongrie, en Allemagne ou ailleurs sont des épiphénomènes de la crise. Cependant, l’Histoire nous permet d’affirmer aujourd’hui que la marginalité nationale-socialiste hitlérienne l’était aussi. Et qu’elle le serait probablement restée, si la superstructure industrielle allemande ne lui avait pas donné ses lettres de créance…
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