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Accueil du site > Tribune Libre > Fatigué-e-s du Meilleur des Mondes ?

Fatigué-e-s du Meilleur des Mondes ?

Vous reprendrez bien un peu de novlangue !

Aldous a battu George, on s’en rend compte depuis un petit moment maintenant : le Brave New World d’Huxley semble beaucoup plus vraisemblable que le 1984 d’Orwell. Les grands totalitarismes se sont éteints avec le XXème siècle et s’ils peuvent toujours se réveiller, ce n’est sans doute pas pour tout de suite.

En attendant, un élément de 1984 est bel et bien présent aujourd’hui, quoique dans un contexte différent : la novlangue. Enfonçons une porte ouverte en rappelant que la différence avec la novlangue de 1984 tient bien sûr au fait que l’Etat n’est pas l’instigateur du phénomène. Mais nous constatons tous les jours que de nouvelles et mystérieuses règles non écrites prohibent ou détournent l’usage de certains mots.

Le politically correct n’a rien de nouveau, mais de toute évidence le mouvement s’accélère aujourd’hui : aux Etats-Unis le marketing de la langue fait succéder les prochoice aux prolife dans une surenchère de positive attitude ; en France, au delà des classiques "SDF" ou "non voyants" (mal-comprenants, disait aussi Desproges), on féminise les professions et (de plus en plus en ces temps de crise) on criminalise le mot "libéral", qui n’avait rien demandé à personne.

Difficile de vraiment condamner quelqu’un en l’accusant simplement de libéralisme : on a beau faire, le mot employé seul n’est pas encore entièrement connoté négativement (peut-être à cause du faux ami liberal qui désigne les progressistes américains ?). On l’entoure donc chaleureusement de fourbes préfixes qui ne cherchent qu’à le poignarder dans le dos. On traitera de préférence l’adversaire d’ultra-libéral, voire d’hyper-libéral, des sortes de mutants survitaminés vraiment très très méchants. Bien loin d’évoquer la fraîcheur de la nouveauté, le "néo" de néo-libéral évoque avantageusement celui de néo-nazi et pourra être employé avec prodigalité pour terrasser l’ennemi récalcitrant, dans une sorte de point Godwin économique.

L’arme fatale dans les querelles internes des forces de progrès sera bien sûr de condamner à une longue pénitence le malheureux qui n’aura pas dégaîné le premier le fameux "social-libéral". La preuve, Bockel a du se précipiter dans les jupes sarkozystes après sa motion du congrès du Mans, et Delanoë cherche partout le type qui a écrit son bouquin sans prédire la chute des frères Lehman, afin de lui briser les tibias. De vrais sociaux-traitres.

A droite même, le mot n’est employé qu’avec d’extrêmes précautions, et le libéralisme assumé reste l’apanage d’une micro-secte paranoïaque de discrets adorateurs d’Alain Madelin. Ce qui nous garantit le décès du mot libéralisme tel que les plus anciens d’entre nous ont pu le connaître : novlanguisé.

Beaucoup plus amusantes, certaines bizarreries novlanguistes peinent à s’imposer et à sortir de leur pré carré originel. 
Prenons par exemple l’association des Motivé-e-s, qui connut son heure de gloire aux élections municipales de 2001 à Toulouse. Dotée d’un nom en forme de fer de lance de la lutte contre le machisme syntaxique, l’organisation sous-titre sa présence sur l’intertoile d’un fantastique et mystérieux "Motivé-e-s les élu-e-s".

La contagion a rapidement pris chez d’autres mouvements citoyens, sans doute à cause de l’allure délicieusement exotique que prennent les différents mots d’ordre et manifestes "syntaxiquement responsables".
La LCR défend par exemple les "exploité-e-s et les opprimé-e-s", la Confédération Paysanne entretient ses "liens avec les paysan-ne-s palestinien-ne-s" en ces temps difficiles et le PCF, dans un louable effort de modernité résolument altermondialiste, assure les migrant-e-s qu’il se battra jusqu’au bout pour leurs droits.
Les grands syndicats et certaines sections locales socialistes participent aussi occasionnellement à ce grand progrès.
Il n’est pas jusqu’aux sympathiques cyclonudistes (de joyeux lurons souhaitant faire la révolution tout nus et en vélo, si j’ai bien compris) qui n’invitent à "un déshabillage simultané de tou-te-s les manifestant-e-s" lors de leurs défilés.

Nonobstant ces quelques francs succès, peu d’autres associations ou partis ont suivi le mouvement : Attac, SOS Racisme, le MRAP s’en abstiennent, de même que les tendres Chiennes de garde. Pire encore, le NPA ne reprend pas la formule qui avait pourtant fait ses preuves à la LCR. Quant aux Verts, ils ont sans doute prévu d’en discuter âprement au cours des 27 prochaines AG, avec constitution de courants internes et débats jusqu’au bout de la nuit : le site global du parti s’en tient à un coupable conservatisme, alors qu’un grand nombre de sections locales évoquent les élu-e-s vert-e-s.

Alors, quel avenir pour les descendants des Motivé-e-s ? Visiblement, le phénomène n’a pris que dans certains mouvements altermondialistes et d’extrême-gauche, s’arrêtant aux marges de plus grands partis... mais n’ayons crainte, ailleurs aussi l’imagination est au pouvoir : la grande Ségo invente la bravitude et les droits humains, tandis que le petit Nicolas passe au Kärcher ce qui reste d’exigence en matière de culture générale dans la fonction publique. On n’est pas complètement largué-e-s, dans les grands partis de gouvernement.


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9 réactions à cet article    


  • La Taverne des Poètes 5 janvier 2009 10:38

    La positive attitude ne se limite pas aux Etats-Unis. Sarkozy l’applique aussi : la laïcité positive, la discrimination positive, la mémoire positive (qu’il oppose à la repentance), la colonisation positive (les "bienfaits du colonialisme"), le capitalisme positif (le "capitalisme refondé" : cela n’arrivera jamais, ce n’est qu’un alibi pour défendre le capitalisme...) etc.


    • COLRE COLRE 5 janvier 2009 11:20

      Ah qu’il était heureux le temps des nègres, des cul-de-jatte, des nains et des manchots ! 

      Si on ne peut même plus parler des sodomites et des ambassadrices, où va-t-on ?! 

      Maintenant qu’il y a des "ambassadeurs" (femmes), leurs maris sont sans doutes des ambassadrices… ?
      "Monsieur l’ambassadrice"… ce serait chic, non ? à l’ancienne.
       smiley

      Pour le "jeune vieux con" autoproclamé (voir son site pour cet accès de lucidité), le politiquement correct, c’est toujours les autres, alors que c’est ce genre d’article qui est à la pointe de la pensée korrecte !


      • the southern fry the southern fry 5 janvier 2009 14:39
        Si « cul-de-jatte » relève de la comparaison peu flatteuse, je ne vois pas où est le problème avec « manchot » : peut-être souhaitez-vous nous proposer un « brachialement défavorisé » qui violenterait moins votre moderne sensibilité ?
         
        Et c’est avoir une bien piètre opinion des « personnes de petite taille » que de croire qu’elles ont besoin de votre protection sémantique pour accéder à la dignité du sapiens sapiens modèle courant.
         
        Par ailleurs, je n’ai jamais été satisfait que la femme de l’ambassadeur soit appelée ambassadrice (qui l’a nommée à ce poste ?), et àce titre j’espère bien que la dame Carla n’est pas ma présidente !

        D’accord avec vous au moins sur un point : le politiquement correct, tout le monde est d’accord pour dire que c’est mal, mais personne n’est d’accord sur ce qu’on doit y ranger, c’est pourquoi je n’utilise l’expression qu’avec parcimonie. 
        Pour le reste, je vous remercie d’apporter de l’eau à mon moulin, en parlant de « pensée korrecte » (le k jouant à peu-près le même rôle que le néo de néo-libéral : k = germanique, la suite va de soi...).
        Votre recours au mot « nègre », que nul ne regrette, est également parlant. La culpabilisation est le ressort principal du tout-venant bien-pensant : peut-être aurez-vous remarqué que la désignation courante des « personnes de couleur » est « noir », depuis un certain temps maintenant (mais pour combien de temps encore ?), et que la novlanguisation de la notion se passe à un niveau tout autre. A moins que vous ne fréquentassiez des cercles peu recommandables, ou que vous ne vous en imaginassiez entouré. Ou que vous ne souhaitassiez récrire l’ensemble de la littérature comportant le mot tabou, de l’art nègre à Agatha Christie ?
        Honnêtement, « 10 personnes verticalement différentes issues de la diversité », ça a plus de gueule que « 10 petits indiens », que fait Louis Schweitzer ?

      • nihalem 5 janvier 2009 11:38

        Vous êtes injuste avec Orwell : il avait aussi pédit la guerre lointaine et permanente permettant de tenir fermement le pays. Vu la guerre en Irak et en Afghanisant, vu les lois Patriot I et Patriot II, c’est assez édifiant...


        • Deneb Deneb 5 janvier 2009 15:52

          nihalem : sans parler de la télésurveillance, des helicoptères et, bien sûr, de la bureaucratie .


        • Polimeris 5 janvier 2009 13:01

          C’est frais et plaisant !

          Je prend pour ma part un malin plaisir à utiliser les mots politiquement incorrectes : cela force votre interlocuteur à vous écouter, ce qui constitue 80% de la difficulté d’une discussion n’est ce pas ?


          • William7 5 janvier 2009 13:15

            Les libéraux sont justement des adeptes de la novlangue. Ils ont été cassés dans cet excellent petit ouvrage !

            La novlangue néo-libérale. la rhétorique du fétichisme capitaliste (Alain Bihr)

            Les Soviétiques avaient l’habitude de dire que la Pravda (en russe : La Vérité) - organe du comité central du défunt Parti communiste d’Union soviétique - méritait bien son titre.
            En effet, il suffisait de la lire pour apprendre la vérité. à l’expresse condition d’en prendre le contre-pied. Le discours néolibéral qui colonise actuellement les scènes médiatiques et politiques est de la même farine. Pour entendre la vérité en l’écoutant, il suffit d’en inverser les termes, comme entreprend de le faire cet ouvrage pour les principaux concepts clés de ce discours. Chacun d’entre eux apparaît alors soit comme un mot-valise qui passe son contraire en contrebande, soit comme un mot-écran qui fait obstacle à l’usage de son contraire, soit même comme les deux à la fois.
            Le discours néolibéral se révèle ainsi un nouvel avatar de cette perversion discursive pour laquelle Orwell a créé le néologisme de novlangue quand il a entrepris de représenter l’univers totalitaire dans son célèbre roman 1984. Polémiquer contre ce discours n’implique pas cependant de sacrifier la rigueur de l’analyse. Au contraire, l’arme de la critique n’est jamais aussi acérée et ne fait jamais autant de mal à l’ennemi que lorsqu’elle recourt au concept.
            En renouant avec la critique marxienne du fétichisme économique, dont la fécondité théorique est ici une nouvelle fois illustrée, il est possible de mettre en évidence l’essence religieuse de ce discours. Ce dernier n’hésite pas à proposer d’immenses sacrifices humains pour assurer la survie de la marchandise, de l’argent, du capital, du marché, de la société civile, de l’Etat, de la propriété privée, etc.
            , autant de rapports sociaux réifiés et déifiés devant lesquels il se prosterne comme devant autant d’idoles barbares.



            • Le péripate Le péripate 5 janvier 2009 13:26

               J’assume mon libéralisme, ne me sens pas spécialement paranoïaque, je chausse du 44, et ma couleur préféré est le rouge, non le bleu, quoique le vert c’est joli aussi....

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