Faut-il encore faciliter l’immigration professionnelle ?
Au début du mois de novembre 2019, le gouvernement a relancé le débat sur l’immigration professionnelle dans le cadre d’autres annonces sur la politique migratoire, pour des raisons politiciennes et sous la pression de certains lobbies patronaux. Un « point d’étape » devrait se tenir en janvier 2020 au Ministère du travail avec les partenaires sociaux et les représentants des régions pour définir des « objectifs chiffrés des besoins » sur les « métiers en tension » par secteur et bassin d’emploi et les revoir chaque année.
Une grande part des immigrés (#dfi) contribuent très utilement à l’économie française, notamment ceux qui assument des tâches/métiers complémentaires ou délaissés par les Français, qui peuvent néanmoins être « qualifiés » (professionnels de santé...). Mais la question de la régulation de l’immigration peut se poser de manière récurrente et il s’agit donc en l’occurrence de mesures vis à vis d’étrangers à l’étranger.
(#dfi) Personne née étrangère à l’étranger et résidant en France, éventuellement naturalisée.
I. PRINCIPAUX CAS CONCERNES et NOUVEAUX ENJEUX
II. Une MAIN d’OEUVRE EFFECTIVE et POTENTIELLE en TRES FORTE CROISSANCE
IV. D’ETRANGES PHENOMENES de CONCURRENCE PARTIELLE sur le MARCHE du TRAVAIL
V. Les DISPOSITIFS LEGAUX RECENTS et ENVISAGES
5.1. Les DISPOSITIFS ENVISAGES par le GOUVERNEMENT pour LIBERALISER ENCORE l’IMMIGRATION PROFESSIONNELLE
5.2. Les DISPOSITIFS RECENTS de LIBERALISATION de l’IMMIGRATION PROFESSIONNELLE
VI. L’AVENEMENT des CLASSES MONDIALISEES
I. PRINCIPAUX CAS CONCERNES et NOUVEAUX ENJEUX
L’immigration régulière de ressortissants extra-EEE (UE, Islande, Liechtenstein, Norvège) + Suisse, se divise en plusieurs catégories de titres de séjour. Tous les détenteurs peuvent à un moment ou un autre accéder au marché du travail, éventuellement en fonction de règles liées à la durée de présence sur le territoire ou en changeant de statut. Mais on s’intéresse surtout à l’immigration professionnelle et étudiante dans cet article, puisque c’est le champ des annonces gouvernementales, soit des titres de séjour
* à motivation économique, et plus particulièrement, « passeport talent », « scientifique », « actif non salarié » ou « salarié » (dont « en mission »), plutôt qu’« artiste » ou « saisonnier »
► seule la mention « salarié » (hors « mission ») étant susceptible d’opposabilité de la situation de l’emploi (#ose), sauf pour les listes des « métiers en tension »
► les 2/3 des détenteurs de ces titres s’étant maintenus sur le territoire en 2015 après 4 ou 8 ans [OC-RI]
* « carte bleue européenne » pour les ressortissants de pays extra-UE : bac+3 ou 5 ans d’expérience professionnelle, contrat de travail d’un an ou plus, rémunération mensuelle au moins égale à 1,5 fois le « salaire brut moyen de référence » (soit 53 836,50 € depuis 11/2016), sans opposabilité de la situation de l’emploi
* « étudiant », dans la mesure où les changements de statut vers les titres de séjour à motif économique sont importants
► 1/3 des étudiants étrangers se maintenant sur le territoire à l’issue de leurs études, une des proportions les plus élevées parmi les pays de l’OCDE et de l’« UE-27 »
► les changements de statuts représentant plus d’1/3 des admissions pour motif économique
* « travailleur temporaire » : moins d’1 an sauf contrat à durée déterminée d’une durée supérieure, avec opposabilité de la situation de l’emploi
Il faut ajouter plusieurs dizaines de milliers de ressortissants extra-UE…venant chaque année d’autres pays de l’UE sans titre de séjour dans le cadre de la libre circulation.
On peut trouver des informations portant sur d’autres aspects de l’immigration dans un rapport du Sénat [SE-II].
Si la question de l’immigration professionnelle est soulevée, alors des évaluations d’ordre économique et social doivent être conduites, mais sans les préjugés habituellement favorables des élites, en particulier des milieux de l’enseignement supérieur, qui sont à la fois juges et parties. Ces évaluations doivent tenir compte de certaines évolutions du travail, qui ne ressortissent aucunement aux fantasmes, comme l’automatisation et la robotisation (#pml, voir aussi « Pénuries de talents ou concentration et automatisation du travail ? ») et le déport des tâches sur les clients, susceptibles d’entraîner des suppressions massives d’emplois ou plutôt une accélération du rythme des destructions d’emplois. C’est désormais visible pour les caisses des grandes surfaces commerciales, mais le secteur des banques et assurances, de surcroît confronté à divers défis, a déjà commencé à être impacté [GU-LB].
Les théories anciennes, comme le « déversement », c’est-à-dire, le transfert de main d’oeuvre de secteurs en déclin vers des secteurs en expansion, et leurs manifestations réelles, justifiant en particulier des politiques de formation ad hoc, ne fonctionnent plus en économie ouverte, puisque une main d’oeuvre « qualifiée » est disponible à tout moment à l’échelle mondiale. Or, les données en matière d’immigration sont assez imprécises [FS-II].
Mais qu’après les grandes vagues de délocalisations (industrie, services...), ces transformations soient pilotées et opérées par des immigrés en France et dans l’UE ne manquera pas de sel.
(#ose) les Services départementaux de la main d’oeuvre étrangère (SMOE) évaluent la situation de l’emploi pour la profession dans la zone géographique où l’employeur souhaite recruter un travailleur extra-EEE et s’assurent des recherches déjà effectuées par l’employeur auprès des organismes de placement pour recruter un candidat déjà présent sur le marché du travail. Les SMOE peuvent alors refuser de délivrer une autorisation de travail.
(#eli) Par « élites », on entend les personnes et institutions dont les avis font autorité et qui sont largement propagés du fait de leur statut, qu’il s’agisse de politiciens, experts reconnus, économistes, médias…, en admettant qu’elles ne sont pas d’accord sur tous les sujets et que certaines ont parfois raison...mais pas quand le terme est employé dans ce document. Notons d’ailleurs qu’elles approuvent rarement les études qui contrarient leurs préjugés (voir aussi #cmi).
(#pml) Le jugement des pionniers de la recherche dans leur spécialité est aussi biaisé puisque leur principale motivation consiste à poursuivre leurs recherches en limitant la pression sociale dans les démocraties. C’est par exemple le cas pour l’ « intelligence artificielle », d’autant que les écarts de connaissances entre les très nombreux praticiens, experts, utilisateurs avancés…, et les chercheurs dans ce domaine sont faibles. Encore faut-il que ce faible écart soit maintenu par la publication systématique des connaissances à l’initiative des laboratoires publics et privés, ce qui est le cas actuellement, même si cela s’inscrit dans des stratégies de conquête commerciale.
II. Une MAIN d’OEUVRE EFFECTIVE et POTENTIELLE en TRES FORTE CROISSANCE
D’après l’ « enquête emploi » de l’INSEE pour l’année 2018 [IN-EE18], aussi citée par France stratégie [FS-II].
(#pmt) Le taux de participation au marché du travail (ou taux d’activité) est défini comme le rapport de la population active (en emploi ou au chômage) sur la population en âge de travailler, en général de 15 à 64 ans, mais se déclinant aussi en fonction d’autres tranches d’âge.
(1) Personnes souhaitant travailler mais « classées » comme inactives, soit parce qu'elles ne sont pas disponibles rapidement pour travailler (deux semaines), soit parce qu'elles ne recherchent pas activement un emploi.
Les immigrés en emploi nés hors UE-28 travaillaient à :
* 55 % dans le secteur tertiaire marchand (44 % des non-immigrés)
* 21 % dans le secteur tertiaire non-marchand (32 % des non-immigrés)
* 9,7 % dans la construction (6,2 % des non-immigrés)
* 9,4 % dans l’industrie (13,7 % des non-immigrés)
Les délivrances de premiers titres de séjour à des ressortissants de pays tiers (hors EEE) sont en forte augmentation depuis plusieurs années [MI-CI], sans qu’apparaisse de justification d’ordre économique, en particulier à l’aune de taux de croissance dérisoires du PIB, de l’augmentation régulière de la population active (voir « Les spécificités du chômage en France »), du frémissement du taux d’emploi à partir de 2017 seulement (ibidem), du taux de chômage élevé des diplômés à bac+2 (voir « La légende du plein-emploi des cadres »)...
Dans le détail, il y a eu :
* un quasi-quadruplement des titres de séjour à motif économique délivrés (hors « artistes » et « saisonniers »), de 7775 en 2007 à 30 303 en 2018 (#ppt) + 385 618 visas de court séjour (avec « artistes » et « saisonniers ») en 2018
► dont près de la moitié dits « qualifiés » (cadres, ingénieurs, scientifiques, techniciens…) en 2015 [OC-RI], donc vraisemblablement autour de 10 000
► le nombre total de titres valides (hors visas de court séjour) atteignant 186 171 (avec « artistes » et « saisonniers ») en 2018 par rapport à 102 213 en 2012
* une augmentation de près de 80 % des titres de séjour « étudiant », de 46 663 en 2007 à 83 082 en 2018
► mais une multiplication de facteur inconnu entre 1989 (22 000, tous pays européens compris) et 2005 (45 000, UE-25 exclus)
* une augmentation de 80 % des régularisations (« salarié » et « étudiant » sans statut antérieur) de 4567 en 2013 à 8212 en 2018
* malgré une augmentation continue du niveau de chômage en France jusqu’en 2017
► ce qui traduit l’absurdité d’un système incontrôlé (voir aussi « La légende du plein-emploi des cadres »)
(1) Pour les années 2010 à 2012, les nombres de régularisations proviennent du rapport du Sénat précité [SE-II], mais les données manquent avant 2010.
Les premiers titres de séjour ne représentaient qu’environ 2/5èmes des autorisations de travail - traitées par les Services départementaux de la main d’oeuvre étrangère (SMOE) entre 2009 et 2015 – aussi composées de [OC-RI] :
* changements de statuts (29 % des accords)
* renouvellements (15 %)
* régularisations (12 %), intégrées dans le graphique précédent
L’examen préalable de la situation de l’emploi ne s’applique qu’à 1 autorisation sur 2.
Les exemptions d’autorisation de travail sont elles-mêmes très nombreuses et les refus peu nombreux, par exemple en 2015 pour les premiers titres de séjour :
* 17 % en cas d’opposabilité de la situation de l’emploi
* 3 % sans opposabilité de la situation de l’emploi (« salariés en mission », jeunes professionnels...)
On ne dispose que de données parcellaires pour les changements de statut, par exemple d’« étudiant », et guère pour les renouvellements de titres de séjour au titre du travail :
* 11 000 en 2005, 16 500 en 2008, 13 000 en 2009, 16 000 en 2015 (dont 11 430 vers un motif économique) pour les premiers
(#tem) Le taux d’emploi est défini comme le rapport de la population en emploi sur la population en âge de travailler, en général de 15 à 64 ans, mais se déclinant aussi en fonction d’autres tranches d’âge.
(#ppt) dont 8166 « passeports talent » en 2018 (+ 2501 pour les familles accompagnantes), c’est-à-dire des cartes de séjour valables 4 ans aux conditions laxistes (voir « 5.1. Les dispositifs envisagés par le gouvernement pour libéraliser encore l’immigration professionnelle » ci-dessous).
III. Des ETABLISEMENTS d’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR INDIFFERENTS aux MOYENS QUAND IL S’AGIT d’« ATTRACTIVITE »
On présente ci-dessous un graphique reflétant à la fois la croissance :
* du nombre des étudiants dans l’enseignement supérieur en France [ME-ES]
► avec une hausse de près d’1/4 entre 2000 et 2017, de 2,16 à 2,68 millions
► l’enseignement supérieur devrait compter 204 000 étudiants de plus en 2022 qu’en 2017 [CA-AP]
* du nombre des étudiants étrangers (UE et pays tiers, c’est-à-dire hors UE) [MI-EE] (#eem)
► avec un quasi-doublement entre 2000 et 2017
* de la part des étudiants étrangers dans l’ensemble des étudiants [ME-EE]
► passant de 8,1 % à 12,8 % entre 2000 et 2017 [courbe verte non graduée sur le graphique]
►► mais à 17,8 % dans les écoles de commerce et 13,6 % dans les écoles d’ingénieurs
►► Ils sont surtout présents dans les plus hauts degrés, constituant par exemple 17,3 % des inscrits en master et 41,2 % en doctorat en 2017
En 2018-2019, seulement 16 % provenaient de l’Union européenne [DE-OE].
Comme cela est fort bien dit : « La politique d’attractivité des étudiants étrangers en France n’est pas directement calée sur les besoins du marché du travail, mais plutôt sur les besoins des établissements d’enseignement supérieur. » [OC-RI]. Malheureusement, cette remarque ne suppose aucunement que les premiers peuvent être beaucoup plus limités que les seconds.
En 2014, la France se plaçait juste après la République tchèque pour la modicité des coûts de la vie et de l’enseignement des étudiants en mobilité internationale, parmi 19 pays de l’OCDE.
Les difficultés budgétaires devaient conduire à réduire les dépenses afférentes aux extra-communautaires, avoisinant 2,5 Md€, sur la base de 10 210 € par étudiant à l’université en 2016 pour les seuls frais d’enseignement [ME-RS]. Mais l’omniprésente et acharnée idéologie de la mondialisation l’empêchait, recouvrant en l’occurrence une course folle avec les seuls pays anglo-saxons - tout au moins jusqu’à ces dernières années en ce qui concerne ces derniers - et promettant aussi une autre forme de « ruissellement doré ».
Campus France, l’agence française pour la promotion de l’enseignement supérieur, l’accueil et la mobilité internationale, a même tenté de montrer les bénéfices de l’accueil des « étudiants étrangers » en France, mais de manière spécieuse. A partir d’une étude en ligne auprès d’un échantillon de 4200 étudiants, la consommation quotidienne de biens et services a été estimée à 3,25 Md€ [CF-AE]. Mais les loyers et charges comptaient pour 41,6 % de ces dépenses mensuelles moyennes. Or, un tiers de ces étudiants vivraient dans des résidences universitaires à loyers modérés, qui sont financées par des fonds publics. Ils recevraient aussi 210 M€ d’aides au logement. Plus largement, les marchés immobiliers accessibles aux étudiants sont caractérisés par la rareté de l’offre à prix abordables, où ils sont pour partie en concurrence avec d’autres candidats ou devraient l’être, avec notamment un taux de couverture d’environ 25 places pour 100 étudiants boursiers [MS-IS]. On ne peut donc pas compter les dépenses correspondantes comme un bénéfice pour l’économie française. Les transports (6,5 % des dépenses), les restaurants universitaires (6,1 % des dépenses) et plus encore les frais d’inscription (563,5 M€ annuels) [CF-AE], notoirement sous-évalués par rapport aux pays anglo-saxons, sont aussi partiellement financés ou complétés par des fonds publics.
Par l’effet des contraintes budgétaires, un gouvernement français s’était décidé à appliquer des tarifs de l’enseignement supérieur plus conformes à la justice et aux normes internationales, mais en contrepartie d’un objectif complètement délirant d’accueillir 500 000 étudiants internationaux d’ici 2027 [GC-EI], soit le double d’aujourd’hui. Les tarifs auraient donc dû passer de 170 € à 2 770 € pour une année de formation en licence, et de 243 € en master et 380 € en doctorat à 3 770 €, soit moins du tiers du coût réel de la formation, avec environ un quart de dérogations. Mais le gouvernement est faible face à la puissance de l’idéologie mondialiste, qu’il partage d’ailleurs, et à la pression des établissements d’enseignement supérieur. Il a édicté par décret une série d’exonérations, qui permettent le contournement de cette nouvelle règle, en particulier l’exonération de 10 % des étudiants inscrits, sur décision du président et du conseil d’administration de l’établissement [voir aussi LE-EE].
Saisi par le Conseil d’État soumettant une question posée par des syndicats d’étudiants et la Confédération française démocratique du travail (CFDT), le Conseil constitutionnel a établi par une décision du 11/10/19 que « ...l'exigence constitutionnelle de gratuité s'applique à l'enseignement supérieur public... ne fait pas obstacle, pour ce degré d'enseignement, à ce que des droits d'inscription modiques soient perçus en tenant compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants. » [CI-GE].
Dans la mesure où le gouvernement souhaite accroître le nombre de bourses attribuées aux étudiants extra-communautaires, mais sous condition de la hausse des tarifs, les étudiants en médecine, français et agronomie devraient être privilégiés, les premiers pour des raisons de pénurie avérée à la fois en France et dans de nombreux pays, les seconds dans le cadre de la diplomatie culturelle et les derniers car les pays en développement souffrent encore de sous-alimentation. Il faut toutefois admettre que les besoins de l’Afrique, par exemple, sont immenses et dans tous les domaines, mais comment s’assurer que les étudiants formés s’y consacreront en retournant dans leur pays ?
(#eem) Les données ne sont plus disponibles après 2017. En effet, le gouvernement se cale ensuite sur un indicateur de l’Unesco des étudiants « en mobilité internationale », qui ne mesure que la mobilité diplômante, en excluant un volume important d’étudiants (courts séjours, séjours de langue etc...). Le nombre aurait ainsi baissé de 73 000 en 2017. Alors que la part des étrangers en doctorat dépassait 40 % lors des années antérieures, elle est passée sous ce seuil en 2018. Une telle mesure est inappropriée par rapport à la possibilité d’entrer sur le marché du travail. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en recensait 245 000 en France en 2016. Mais à cette aune, l’Allemagne en recevait quelques centaines de moins pour une population plus importante d’un quart. Si l’on en juge par les performances respectives en matière de commerce extérieur , l’effet est moins que dérisoire par rapport à ce critère [OC-RE, tableau B6.1].
IV. D’ETRANGES PHENOMENES de CONCURRENCE PARTIELLE sur le MARCHE du TRAVAIL
Lors d’une émission télévisée en novembre 2019, les participants se sont prosternés dans une scène quasi-mystique devant la parole d’un vieux loup de mer imaginant que l’accueil des migrants serait une façon d’expier divers crimes commis par l’Europe envers leurs pays d’origine. L’argument est à la fois spécieux, puisque la chaîne des responsabilités et comptes historiques est sans fin, comme cela a souvent été expliqué, et particulièrement égoïste car le vieux loup de mer continuerait à naviguer dans les eaux des privilégiés avec la conscience plus tranquille au large. Mais cette « sortie » bien préparée par les protagonistes, n’en ayant pas perçu l’absurdité, venait téléscoper le discours du Ministre de la cohésion des territoires, toutefois émaillé de clichés, ayant déploré quelques minutes plus tôt dans la même émission le niveau très élevé du chômage dans certains quartiers. Dans la mesure où les participants ignoraient vraisemblablement les calculs savants auxquels se livrent les économistes pour prouver que l’immigration est toujours bénéfique, en tous temps, en tous lieux et à toute heure du jour, il en ressortait que cet aréopage n’appartenait certainement pas au pays mental de Descartes...mais était encore moins systémicien.
Traditionnellement, l’analyse économique distingue deux situations [CO-IT] :
* les immigrés en concurrence avec les non-immigrés, susceptibles d’infléchir les salaires à la baisse ou d’augmenter le taux de chômage/réduire le taux d’emploi des non-immigrés
* les immigrés complémentaires occupant des métiers délaissés par les non-immigrés
► A cet égard, les notions de « besoins de main d’oeuvre non satisfaits » ou de « métiers en tension », prisées des économistes, n’ont aujourd’hui pas de sens dans la mesure où l’on ne dispose pas de mesure objective de ces « besoins » et « tensions » (voir « Pénuries de talents ou concentration et automatisation du travail ? » et « 5.1. Les dispositifs envisagés par le gouvernement pour libéraliser encore l’immigration professionnelle » ci-dessous).
►► bien que les explications d’une partie des employeurs soient crédibles en regard des évolutions sociologiques (ibidem)
►► Il en faudrait en effet une évaluation objective par des experts (vraiment) indépendants en fonction des offres publiées et des candidatures collectées sur une plate-forme d’intermédiation et d’investigation (#fci). Des études statistiques et qualitatives pourraient alors valider les demandes de travail non satisfaites, en tenant aussi compte de la montée en charge des formations par rapport à la durée des titres de séjour correspondant à des embauches d’immigrés.
Le panorama des études de France stratégie présente un tableau comparatif, qui révèle des effets variables et limités sur les salaires, plutôt négatifs sur l’emploi en France [FS-II]. Mais y sont aussi analysées les limites méthodologiques des études sur le sujet, parmi lesquels l’horizon d’analyse, d’autant que les variations de la croissance économique peuvent être déterminantes.
La notion de complémentarité explique aussi pourquoi les économistes nient autant le chômage des cadres et diplômés en France (voir « La légende du plein-emploi des cadres ») car elle leur permet de ne voir que des bénéfices à l’immigration dite « qualifiée ».
Concernant les étudiants, l’étude de l’OCDE précitée notait que :
* pour le travail pendant les études, « le niveau de qualification des emplois des étudiants français est en baisse depuis 2007/2008...la part de ressortissants de pays tiers dans l’ensemble des emplois étudiants qualifiés [enseignement, cadres d’entreprise…] a progressé de cinq points de pourcentage entre 2007 et 2012 » [OC-RI]
* après les études, le taux d’emploi des ressortissants des pays tiers diplômés du supérieur en France était de 71 % en 2013-2014
► par rapport à 60 % pour leurs homologues diplômés à l’étranger et venus comme travailleurs
► mais inférieur de 10 points de pourcentage aux anciens étudiants français pour la plupart des filières d’études
► « ils sont surreprésentés dans des secteurs d’activité à forte valeur ajoutée (informatique, ingénierie, gestion…)...et travaillent dans des entreprises en moyenne plus grandes que leurs homologues français »
L’économiste El Mouhoub Mouhoud, fervent partisan de l’immigration professionnelle, et même de droits de circulation permanents entre le pays d’origine et la France, a néanmoins écrit : « Une politique d’immigration à des fins d’emploi ne doit pas seulement agir sur les flux à venir, mais également viser les immigrés déjà présents en France…Il y a donc beaucoup à faire en termes d’accueil et de formation pour favoriser une plus grande employabilité des migrants qualifiés et des femmes, dont le nombre augmente dans les vagues récentes d’immigration. » [LM-MM]. Toutefois, il est très étonnant que ce raisonnement ne s’applique pas aux non-immigrés français, ce qui témoigne d’une certaine focale de la société puisque ce discours n’est pas marginal.
(#fci) Plus généralement, toute candidature d’un candidat à l’immigration professionnelle devrait être filtrée par une plate-forme de mise en relation, intégrant aussi les candidatures des non-immigrés, alors qu’un tel filtrage est désormais opéré à grande échelle par une multitude d’applications sur tous les marchés du travail des économies développées. Une telle application serait toutefois pilotée ou coordonnée par l’État et permettrait de canaliser les plate-formes privées de recrutement à l’étranger qui contribuent au chômage en France, tout en tenant des raisonnements abscons : « « Au moins la moitié des candidats que l’on trouve sont à l’étranger... »...le privé commence à intéresser une partie de ces 14 000 doctorants par an dans l’hexagone. « Cinq ans après le diplôme, 45 % sont encore en emploi précaire » » [LE-RI].
V. Les DISPOSITIFS LEGAUX RECENTS et ENVISAGES
5.1. Les DISPOSITIFS ENVISAGES par le GOUVERNEMENT pour LIBERALISER ENCORE l’IMMIGRATION PROFESSIONNELLE
Que l’accroissement de l’immigration professionnelle, que les politiciens français n’ont cessé de renforcer depuis une quinzaine d’années [CO-IT], puisse apparaître comme une contrepartie du gouvernement envers une partie du Parlement par rapport à des restrictions sur d’autres volets (asile, reconduite des clandestins...), témoigne aussi que l’archaïsme des petits arrangements politiciens reste la norme, et même que ce petit monde se gorge de mots vides de sens en jouant à « qui est plus « ouvert » que moi ? ».
En l’occurrence, il s’agirait notamment de réviser la liste générale des « métiers en tension » [OC-RI], qui permet, parmi d’autres dispositifs, de contourner l’opposabilité de la situation de l’emploi (#ose).
Cette liste n’a pas été actualisée depuis l’arrêté du 18 janvier 2008, seuls 15 % des métiers y figurant étant encore en tension en 2017 selon le rapport précité de l’OCDE [OC-RI]. En fait, la liste a été actualisée en août 2011, mais cette actualisation a été annulée par une décision du Conseil d’État du 26 décembre 2012 en raison d’une procédure irrégulière (absence de consultation régulière des organisations syndicales d’employeurs et de salariés représentatives). Mais si « En 2013, à peine plus de la moitié des migrants accueillis à titre professionnel répondent à des besoins identifiés par cette fameuse liste » [LM-MM], c’est qu’elle est inutile.
La méthodologie de cette liste est aussi contestable puisqu’elle repose prioritairement sur le ratio des offres et demandes d’emploi enregistrées par Pôle-emploi, alors que seulement 38 % des offres transiteraient par Pôle-emploi [FS-II, OC-RI]. La Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du Ministère du travail (DARES) soulignait ainsi en 2008 qu’« il apparaît essentiel de ne pas fonder l’analyse des ajustements (...) sur la seule base de l’indicateur OEE/DEE [offres d’emploi / demandes d’emploi]. Le taux de tension, indicateur principal, doit être simultanément étudié au regard d’indicateurs complémentaires » [ibidem]. Mais cette remarque est loin d’appréhender un dispositif de mesure pertinent (voir le chapitre précédent).
« Elle [la liste] permet aux employeurs de recruter des ressortissants de pays tiers de l’étranger sur des emplois, qui pourraient, dans leur majorité, être pourvus par la main d’oeuvre locale. » [ibidem].
De surcroît, selon une enquête de Manpower group, en 2015 mais le phénomène paraît récurrent, « la proportion d’employeurs français déclarant être en difficulté de recrutement est supérieure de près de 20 points à celle observée au Royaume-uni, aux Pays-bas ou en Espagne. » [ibidem].
Il faut aussi signaler que d’autres listes ont été établies dans le cadre des « accords de gestion concertée de l’immigration » avec certains pays, d’ordre beaucoup plus politique, sinon géopolitique, aussi sans opposabilité de la situation de l’emploi.
Le lobbying des dirigeants d’entreprises du secteur numérique dans les médias et auprès des institutions publiques pour élargir cette liste et mettre en place d’autres mesures de facilitation est particulièrement intense, alors qu’
* il n’y a pas de pénurie dans ce secteur (voir « Marché du travail du « numérique » : la grande esbroufe ? »), ou très provisoires pour quelques rares spécialités
* y figurent déjà les métiers d’« informaticien d’étude » et d’« informaticien expert », qui couvrent de nombreux métiers
* les activités correspondantes représentaient respectivement 1/4 et la moitié des premiers titres « salarié » en 2008 et 2016 [OC-RI]
* les missions d’audit et d’expertise informatiques d’une durée inférieure ou égale à 3 mois sont aussi dispensées d’autorisation de travail
En plus de la mondialisation « by design », s’ajoute une dimension spécifique relative aux profils recrutés dans ce secteur, où la démagogie cynique vis à vis de la jeunesse, qui serait seule capable d’organiser la société et de faire fructifier les intérêts du business, masque à peine une impitoyable logique de division de la société entre gagnants et perdants (quelles que soient par ailleurs les rodomontades pour afficher la conformité à des tendances sociétales : parité hommes-femmes, soutien à l’écologie…).
Hormis certains grands projets autour desquels s’affairent de grands cabinets, il est toutefois possible qu’au sein du gouvernement, on ne se rende pas compte de la célérité avec laquelle les applications numériques de l’État sont mises en place et de l’afflux des candidatures pour y contribuer, par exemple https://www.moncompteformation.gouv.fr/ [XP-CF]. Les représentations d’une partie des élites politiques sont, il est vrai, désuètes, en ce qu’elle croit le monde contemporain encore régi par les règles du fordisme, avec ses armées de travailleurs. De surcroît, l’objectivité n’est pas garantie quand l’un des principaux conseillers du Président est un ancien dirigeant de l’entreprise franco-indienne Cap gemini (voir « Marché du travail du « numérique » : la grande esbroufe ? »).
Par ignorance ou soumission aux intérêts des entreprises, il serait ainsi stupéfiant, mais possible, que le gouvernement ajoute dans la liste des « métiers en tension » celui de « développeur web » malgré le pullulement des formations correspondantes ou encore celui de « data scientist » ou d’ « expert en intelligence artificielle – big data », alors que la France n’a éventuellement besoin que de chercheurs de vraiment « haut niveau » dans ce domaine et de mieux payer ceux tentés par l’exil, ce qui correspond à des titres de séjour portant la mention « scientifique » et/ou « chercheur » pour des ressortissants extra-UE. Le ridicule épisode de « la grande peur du bogue de l’an 2000 » ayant conduit le 16/07/98 à l’établissement d’une circulaire destinée à favoriser le recrutement d’informaticiens étrangers, annulée le 13/01/04, devrait servir de leçon.
Par ailleurs, des services de recrutement en ligne existent déjà pour organiser l’immigration de travailleurs, en particulier indépendants, dans ce secteur.
Une autre idée a été émise par le Président de la République : des « quotas d’immigration ». Manon Domingues Dos Santos, professeur d’économie, les conteste simplement : « Si un quota égale ou excède les besoins, il est inutile ; s’il est inférieur aux besoins, il est inefficient...Instaurer des quotas d’immigration professionnelle n’a pas de fondement économique. » [LM-QM]. Le problème de l’argumentation réside néanmoins dans la notion de « besoins », qui n’est pas vraiment carrée.
5.2. Les DISPOSITIFS RECENTS de LIBERALISATION de l’IMMIGRATION PROFESSIONNELLE
Ces propositions de réformes sont d’autant plus surprenantes que la loi no 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France a encore assoupli les conditions d’accès au marché du travail :
* en attribuant au diplômé de master (ou plus) une autorisation provisoire de séjour de 12 mois, à l’issue de laquelle est délivrée une « carte de séjour pluri-annuelle » en cas d’emploi ou de promesse d’embauche ou de projet de création d’entreprise, sans que la situation de l’emploi soit opposable [article 6]
* en attribuant au stagiaire dans un établissement ou une entreprise du groupe qui l'emploie et à son conjoint, une carte de séjour temporaire d’une durée maximale d’un an, s'il justifie d'une ancienneté d'au moins trois mois dans celui-ci, de « moyens suffisants » et d'un diplôme de l'enseignement supérieur [article 11]
* en étendant à 4 ans la durée de la « carte de séjour pluri-annuelle » à l’issue d’une première année de séjour régulier en France [article 17]
* en créant la carte de séjour pluriannuelle « passeport talent » (#ppt), regroupant d’autres titres,
► d'une durée maximale de 4 ans, délivrée dès la première admission au séjour, sans opposabilité de la situation de l’emploi, supprimant même l’autorisation de travail
► avec des conditions laxistes : contrat de travail de plus de 3 mois avec une rémunération brute annuelle ≥ 36 509 € et avoir une licence professionnelle ou être salarié en mission (≥ 32 858 € bruts par an)... [article 17]
* en étendant à 3 ans la durée de la « carte de séjour pluri-annuelle » d’un étranger pour une mission d’encadrement ou d’expertise dans un établissement ou une entreprise du groupe qui l’emploie [article 17]
L’accès des diplômés extra-communautaires au marché du travail est donc quasiment automatique (par exemple, moins de 20 % de refus de changements de statuts en 2015) [OC-RI], quasi-définitif par renouvellement, s’ils le souhaitent, et sans opposabilité de la situation de l’emploi [AN-LI, Art. 41, sous-section 3], sous la pression d’entreprises très fières d’accueillir des étrangers car c’est un signe d’internationalisation et de « coolitude ».
Sous la pression des lobbies, une nouvelle loi promulguée en septembre 2018 aggrave cette concurrence internationale dans le cadre d’un compromis aberrant par rapport à des mesures en matière d’immigration irrégulière [IN-PS, EG-VT] :
* extension du bénéfice du « passeport talent », sans condition de diplôme, aux salariés extra-communautaires d’entreprises « innovantes » et à leurs familles
* création d’une carte de séjour temporaire « recherche d’emploi », d’une durée d’un an non renouvelable, pour les étrangers titulaires d’une carte de séjour « étudiant » et diplômés ou « chercheur »
Cela va même jusqu’à autoriser « les étrangers ayant obtenu un diplôme de niveau master en France, et qui étaient retournés dans leur pays d’origine, à bénéficier d’un titre de séjour pour revenir en France et chercher du travail » [GC-EI]. La France risque en effet probablement l’effondrement si ces étrangers ne reviennent pas en urgence. Le « passeport talent » est ainsi accessible à « quelques 220 000 ressortissants de pays tiers diplômés du supérieur en France au cours des dix dernières années » [OC-RI], ce qui est susceptible de bouleverser le marché du travail pour les diplômés, témoignant de l’irresponsabilité et du jusqu’au-boutisme des législateurs (#sei). De surcroît, dans une perspective de développement économique des pays d’origine, il est difficile de faire plus stupide.
Dans le même registre, les exonérations fiscales accordées aux « impatriés », c’est-à-dire aux cadres internationaux installés en France, sont simplement scandaleuses [FP-EI].
Quels que soient les outils concernés, la régulation de l’immigration professionnelle pose un problème de gouvernance, dans la mesure où les professeurs de l’enseignement supérieur qui pourraient apporter une expertise sont en fait parties prenantes puisqu’ils défendent systématiquement une hausse de l’immigration estudiantine dans la perspective du développement de leurs établissements ou par un tropisme internationaliste. Les employeurs constituent un autre lobby cherchant à instrumentaliser la législation à leur profit et se souciant des chômeurs en France comme d’une guigne. Le gouvernement s’est pour sa part dédié d’emblée au service des entreprises de façon explicite (et des gagnants en général), et n’y déroge que quand il est confronté à des rapports de force engagés par de puissants mouvements.
(#sei) Hormis dans certains secteurs, comme le « numérique », les entreprises ne sont pas toujours demandeuses et l’on tombe même des nues en apprenant que certaines reçoivent des CV de candidats chinois à des stages...transmis par un Conseil régional et doivent répondre qu’elles craignent des formes d’espionnage économique [BM-CE]. Sa présidente, obsédée d’internationalisation, allait d’ailleurs déjà chercher les étudiants en Inde quand elle était ministre de l’enseignement supérieur.
VI. L’AVENEMENT des CLASSES MONDIALISEES
L’inquiétude vis à vis d’une « fin de la mondialisation » ou d’une « démondialisation » est à son comble au sein des élites en raison de l’accession (ou du passage) au pouvoir de gouvernements dits « populistes », mais qui menacent surtout d’entraver les flux qui parcourent le monde. Pourtant, rien ne change en Chine par exemple.
Selon une vision contraire, dans le contexte d’exclusion du marché du travail qui a déjà été décrit (voir par exemple « Les perdants du marché du travail »), l’appel à plus d’immigration professionnelle de la part de certaines franges du patronat, que le gouvernement a donc repris à son compte, apparaît comme une manifestation supplémentaire de la constitution de « classes mondialisées », sinon d’une société élitaire internationale, dégagée des contingences nationales, avec un autre prétexte ridicule selon lequel cela créerait des emplois en France. Ce projet est très explicitement porté par les grandes écoles encore « françaises » [LM-EP].
Les membres de ces classes n’en sont pas toutefois tous nécessairement conscients et ne promeuvent pas systématiquement un projet explicite car cela fait simplement partie de leur univers quotidien et/ou de leurs références mentales. Une grande partie des jeunes en particulier sont immergés dans des univers mondialisés, pas seulement virtuels. Dans « nos » a-sociétés atomisées, à l’identité collective déliquescente, les liens ne sont plus que provisoires et circonstanciels. L’opportunisme, sinon le mercenariat, et la mise à distance d’autrui, permettant d’ailleurs d’éviter les conflits, sont des valeurs cardinales. Mais l’idéologie constitue encore un « ancrage portable », permettant de masquer l’indifférence et primant sur les rapports humains. L’origine récente n’a alors plus aucune importance, et d’autant moins qu’elle n’est qu’une facette d’une identité fragmentée. Nous sommes entrés dans un nouvel âge de la mondialisation et il est peu probable que les systèmes sociaux y résistent, tout au moins les plus indispensables et les plus justes, bénéficiant aux pauvres.
La rhétorique des « classes mondialisées » admet que les travailleurs résidents modérément ou faiblement rémunérés peuvent être victimes de concurrence déloyale, mais récuse tout phénomène de cet ordre sur ce qu’elles considèrent comme leur territoire, c’est-à-dire les marchés dont elles sont très proches à titre personnel, surtout celui du travail (voir aussi « La légende du plein-emploi des cadres »). Quelle générosité !
Parallèlement au désir d’immigration professionnelle, les appels au patriotisme économique de la part d’une partie des élites économiques relèvent de la tartufferie, malgré sa dimension européenne. D’abord si l’on célèbre « en même temps » les startups et autres entreprises qui se ruent sur les offres des géants du numérique états-uniens et chinois (hébergement de services « numériques », partenariats commerciaux, rachats…) dans un climat de débandade généralisé - cette confrontation technologique structurant d’ailleurs aussi les modes de vie des « classes mondialisées », droguées aux apps et aux majordomes virtuels, mais exerçant malheureusement ses effets et injonctions bien au-delà d’elles.
Mais aussi parce qu’on voudrait que les flux humains soient affranchis d’un tel patriotisme, ce double jeu caractérisant typiquement l’état d’esprit des « classes mondialisées », et éventuellement que ceux qui en sont victimes l’approuvent. Sans ignorer certains risques d’un contrôle plus étendu des entreprises « françaises » par des actionnaires étrangers, il est à tout instant donné préférable pour les actifs résidents (en poste ou au chômage) qu’une entreprise étrangère sur le sol français en emploie très majoritairement ou leur accorde la préférence plutôt qu’une entreprise française n’emploie des actifs étrangers.
La « marque France » n’est qu’un paravent, un simple actif immatériel, une corde sensible abusée, pour certaines entreprises obsédées par leur internationalisation...dans tous les domaines, et qui pratiquent même parfois une immigration de confort, pour l’ambiance interne et parce que c’est dans l’air du temps ou dans le sillage des parcours éducatifs de leurs dirigeants. Comme l’écrivait un haut dignitaire du MEDEF, « ...qu’est-ce qu’une entreprise française ? Celle dont les clients sont majoritairement français ? Celle dont les actionnaires sont essentiellement français ? Celle dont le personnel est majoritairement français ? Celle dont le management est français ? Celle dont le siège social est situé en France ? Celle dans laquelle l’État a une participation directe ou indirecte ? Un peu de tout cela et rien de cela. » [CH-IE]. On cochera donc la 3ème en priorité.
(#cmi) La notion de « classes mondialisées » est un peu floue et requerrait de plus amples investigations (voir aussi (#eli) sur les « élites »). Le pluriel en reflète la diversité, et l’ « isation », le processus de conversion plutôt qu’une situation installée, comme ce serait plus le cas pour « élites mondiales » ou « bourgeoisie internationale ». Cette appartenance floue suppose cependant des ressources permettant d’accomplir sa vocation fondamentale qui est de s’inscrire dans des flux internationaux, que ce soit pour des raisons professionnelles ou personnelles (jusqu’au tourisme compulsif). On pourrait chercher à les caractériser plus précisément, par exemple par des allers et retours fréquents (avec leurs coûts environnementaux) ou des séjours réguliers de plus de trois mois à l’étranger, mais c’est surtout la dimension idéologique qui les caractérise.
Richard Florida a donné une définition plus extensive et documentée de la « classe créative », soit une version séduisante et folklorique, mais finalement ambiguë, sachant que des flux internes aux Etats-unis et les modes de vie associés peuvent traduire la même déliaison que ceux opérés à l’échelle internationale. Les « revenants » du Brexit, auxquels on déroule le tapis rouge, fournissent aussi un exemple caricatural du cynisme de ces « classes mondialisées », alors qu’ils portent une part de responsabilité dans la situation dont ils se détournent.
Il arrive néanmoins que des membres de ces classes informelles soient en rupture idéologique avec leurs préjugés courants, en particulier l’éloge des flux internationaux. Inversement, leur idéologie, qui amène d’ailleurs à confondre action humanitaire et action sociale, est largement disséminée. La notion de « citoyen du monde » permet d’appréhender des comportements plus répandus, traversant les classes sociales et traduisant une adhésion à des valeurs mondialistes ou « internationalistes » (dans un langage de « vieille gauche »).
[OC-RI] « Le recrutement des travailleurs immigrés - France », OCDE, 2017 (rapport dont plusieurs auteurs, universitaires français, militent en faveur d’une libéralisation accrue)
[SE-II] « Rapport n° 140 sur le projet de loi de finances pour 2020 – Annexe n° 16 : Immigration, asile et intégration », Albéric de Montgolfier, Sébastien Meurant, Commission des finances, Sénat, 20/11/19
[GU-LB] « HSBC plans to cut 10,000 more jobs worldwide, says report », theguardian.com, 7/10/19
[FS-II] « L’impact de l’immigration sur le marché du travail, les finances publiques et la croissance », France stratégie, 07/2019
[IN-EE18] « Activité, emploi et chômage en 2018 et en séries longues », INSEE, 24/06/19
[MI-CI] « Immigration, asile, accueil et accompagnement des étrangers en France – chiffres-clés, Emploi, Les titres de séjour », Ministère de l’intérieur, 12/06/19
[ME-ES] « 12 - les étudiants en formation dans l’enseignement supérieur », Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, n° 11, juillet 2018
[MI-EE] « Immigration, asile, accueil et accompagnement des étrangers en France – Population - Famille », Ministère de l’intérieur, 12/06/19
[OC-RE] « Regards sur l’éducation 2018 », Les indicateurs de l’OCDE
[ME-EE] « 16 - les étudiants étrangers dans l’enseignement supérieur », Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, n° 11, juillet 2018
[CA-AP] « Service public : se réinventer pour mieux servir - Action publique 2022 », Le comité d’action publique 2022, juin 2018
[DE-OE] « Les étudiants étrangers en mobilité internationale dans l'enseignement supérieur par nationalité », DEPP-Ministère de l’éducation nationale, 09/2019
[LM-EI] « Toujours plus d’étudiants internationaux en France », lemonde.fr, 12/10/18
[ME-RS] « Repères et références statistiques », Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, août 2018
[CF-AE] « Au-delà de l’influence : l’apport économique des étudiants étrangers en France », Campus France / BVA, 19/11/14
[MS-IS] « Projet de loi de finances pour 2019 – Inclusion sociale », Ministère des solidarités et de la santé
[GC-EI] « Stratégie d’attractivité pour les étudiants internationaux », dossier de presse, Le gouvernement et Campus France, 19/11/18
[LE-EE] « Etudiants étrangers : des pistes pour calmer la grogne », lesechos.fr, 20/02/19
[CI-GE] « Décision n° 2019-809 QPC du 11 octobre 2019 », Conseil constitutionnel
[CO-IT] « Analyses économiques de l'immigration de travail », Colombo, Le cercle-Les Echos, 30/07/10
[LE-RI] « Science Me Up débusque des chercheurs pour les entreprises », lesechos.fr, 18/12/19
[LM-MM] « Six propositions pour une politique d’immigration économique juste et efficace », El Mouhoub Mouhoud, lemonde.fr, 13/11/19
[XP-CF] « "Mon compte formation" : le pari osé du gouvernement », lexpress.fr, 21/11/19
Instaurer un quota d’immigration par métier est soit inutile, soit inefficace », Manon Domingues Dos Santos, lemonde.fr, 13/11/19
[LM-QM] «[AN-LI] « Projet de loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », Assemblée nationale, 1/08/18
[IN-PS] « France, portrait social, édition 2019 », 19/11/19
[EG-VT] « French Tech Visa for employees extended version »
Exonération et régimes territoriaux - Salariés « impatriés », Bulletin officiel des finances publiques – impôts, 21/06/17
[FP-EI] «[BM-CE] « Les experts », bfmbusiness.bfmtv.com, 3/01/20
[LM-EP] « L’Ecole polytechnique précise sa « New Uni » », blog.lemonde.fr, 5/10/18
[CH-IE] « L’identité française...des entreprises », Denis Kessler, Challenges n° 197, 29/01/10
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