Faut-il republier « Mein Kampf » ?
"Mein Kampf", le livre-manifeste d'Adolf Hitler, vient de tomber dans le domaine public. Une aubaine pour les éditeurs, même si d'anciennes versions sont toujours en circulation. Faut-il s'en inquiéter ? Et quid des bénéfices d'une telle réédition ?
Depuis quelques mois une annonce agite le landernau intellectuel : « Mein Kampf », l’opus principal d’Adolf Hitler, autobiographie autant que pamphlet et programme du nazisme, tombe dans le domaine public dès janvier 2016. Son auteur est mort depuis plus de soixante-dix ans et rien n’empêche désormais sa libre réédition. Autrement dit « Mein Kampf », l’un des livres les plus anti-humanistes qui soient, rentre dans le patrimoine de l’humanité et de nombreux éditeurs entendent bien profiter de cette aubaine ; à commencer par Fayard qui annonce la parution d’une nouvelle traduction à la fin de cette année. Toutefois, une question d’ordre éthique plane sur cette entreprise commerciale : faut-il republier « Mein Kampf » ? Faut-il lui donner une nouvelle visibilité dans le champ des idées ? Et si oui, avec quelles précautions exégétiques ? Car ce livre – toujours très vendu dans des versions anciennes sur le Net - reste le symbole d’une époque maudite et, à ce titre-là, il garde toute sa puissance fascinatoire. Mais peut-être faut-il d’abord le resituer dans son contexte historique ?
Sa première parution remonte à 1925, voici quatre-vingt dix ans. A l’époque Hitler n’est encore qu’un agitateur politique comme l’Allemagne déchue en compte beaucoup. En novembre 1923, un putsch avorté à Munich l’a envoyé en prison. Il y restera un peu plus d’un an, période durant laquelle il va réfléchir à ce que pourrait être le programme de son tout jeune parti national-socialiste. Ce sera finalement « Mein Kampf », ouvrage de près de sept cents pages dicté à des partisans – dont Rudolf Hess - incarcérés tout comme lui à la prison de Landsberg. Publié en deux tomes, son accueil sera d’abord mitigé. Mais, évidemment, l’accession d’Hitler à la tête de l’Allemagne va précipiter les ventes. Entre 1933 et 1935, un million et demi d’exemplaires sont vendus, assurant la fortune personnelle de son auteur. Bientôt le livre va être offert aux jeunes mariés et ce sont quelques douze millions d’exemplaires qui seront tirés jusqu’en 1945. Au lendemain de la guerre, il devient la propriété du land de Bavière qui interdit sa réédition. Peine perdue, car il y a déjà assez d’exemplaires en circulation pour assurer sa pérennité et les traductions, officielles ou officieuses, vont vite se multiplier. A ce jour, on estime à quatre-vingts millions le nombre d’exemplaires de « Mein Kampf » circulant dans le monde.
Comme on le sait sans doute, Hitler a consigné dans « Mein Kampf » à peu près tout ce qu’il a mis en œuvre par la suite. Sa haine de la France - conjointement à sa sympathie pour l’Angleterre - s’y étale largement et on peut se demander pourquoi on ne l’a pas pris davantage au sérieux dans notre pays, durant les premières années de son « règne ». Aurait-on pu, ainsi, éviter la guerre et les horreurs qui ont suivi ? Personne ne pourra jamais l’affirmer avec certitude. Un éditeur français, les Nouvelles Editions Latines, avait pourtant entrepris de le traduire et de le publier dès 1934. Mais Hitler, arguant son droit d’auteur, s’y opposa farouchement et les exemplaires tirés durent être détruits par décision de justice. Finalement, c’est une version prudemment expurgée que Fayard – déjà lui – sera autorisé à publier en octobre 1938…
Ce livre, je l’ai lu voici plus de trente ans, poussé sans doute par cette curiosité pour les choses interdites que l’on a souvent dans la jeunesse. La bibliothèque municipale de Marseille en possédait un exemplaire et il n’était, bien sûr, que consultable sur place. Sa lecture minutieuse m’a retenue près d’un mois à une table de travail. Je garde encore le souvenir d’une prose molle et décousue, où la démonstration rationnelle alterne avec des imprécations délirantes sur les juifs et les nègres, accusés par Hitler de saper les fondements raciaux de la société occidentale. Tout comme dans « L’école des cadavres » et « Bagatelles pour un massacre » - autres ouvrages mal prohibés -, la haine est presque palpable dans la prose hitlérienne, même si elle n’atteint jamais le niveau des délires poétiques d’un Céline.
C’est dire que « Mein Kampf » n’a pas de qualité littéraire particulière et vaut, plus que jamais, pour sa dimension historique. C’est elle, évidemment, qu’entendent mettre en avant les éditeurs qui veulent le republier, quitte à occulter un peu vite le trouble prestige de son auteur. Est-ce que, d’autre part, le message hitlérien peut encore exercer une influence pernicieuse sur des personnalités portées à l’extrémisme ? Rien n’est exclu même si ce genre de littérature ne convainc, en général, que ceux qui sont déjà convaincus. D’autant que notre époque – qui n’est pas moins trouble que celle des années 30 – est agitée par d’autres folies, d’autres discours idéologiques qui relèguent au second plan la menace nazie. On peut donc répondre par l’affirmative à la question initialement posée. Rééditons « Mein Kampf », c’est d’accord, mais ajoutons une clause à sa nouvelle publication : que les bénéfices résultant de sa vente aillent au Mémorial de la Shoah et à d’autres associations dévolues aux victimes du nazisme. Ce serait, à mon avis, la réparation la plus honorable que l’on pourrait faire avec cet ouvrage tissé par tellement de haine.
Jacques LUCCHESI
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