Fraternité générale ? Osons la confraterniterre !
Depuis deux jours et jusqu’au 10 novembre se déroule partout en France « Fraternité générale ! », un mouvement apolitique participatif créé par un collectif constitué autour du philosophe Abdennour Bidar pour exprimer la fraternité à travers des actions culturelles, artistiques et citoyennes.
Le but de ce collectif est en premier lieu de commémorer les attentats de l’hiver dernier qui nous ont traumatisés mais aussi galvanisés pour prendre un certain nombre de résolutions positives visant à lutter contre les peurs, les rejets, les replis identitaires et communautaires. C’est un appel à agir pour la fraternisation de toutes les cultures.
« Fraternité générale ! » est une généreuse initiative à laquelle on ne peut que souscrire et souhaiter un bel avenir. On regrette seulement que le programme d’activités de cette première édition s’apparente un peu trop à un catalogue d’actions culturelles et socioculturelles et soit par ailleurs totalement anthropocentré. Ne développant qu’une partie de la philosophie des liens proposée par Abdennour Bidar, il ne porte que sur la relation à l’autre humain, certes élargie à toute la race humaine, mais sans prendre en compte le rapport à la nature et donc aux animaux non humains qui méritent aussi, et de plus en plus, toute notre solidarité.
On espère que ce manque sera atténué dans les éditions futures de cette manifestation car, en cette ère nommée Anthropocène où l’influence des hommes devient une force géologique prédominante et néfaste sur le système terrestre, la fraternité telle que considérée à travers les vieux prismes des grandes traditions religieuses ou des loges maçonniques, devient un concept humaniste éculé, à réinventer d’urgence au bénéfice de tout le Vivant.
Effectivement, les humains ont bien des malheurs (qu’ils sont doués pour se créer eux-mêmes) mais « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » et surtout trop notre nombril.

Immergés dans une crise de civilisation systémique, nous sommes littéralement sommés, convoqués sur le plan éthique et social, à pratiquer la fraternité.
Selon le philosophe Abdennour Bidar, c’est la seule réponse ad hoc parce que la crise des liens est la mère de toutes les crises ; c’est le lien qui est en souffrance et il importe de restaurer le cercle vertueux des liens, d’œuvrer à la réinvention de liens toujours plus libérateurs et créateurs de possibilités de vie. Sa philosophie de la vie reliée est expliquée avec une belle audace d’esprit dans son avant-dernier livre, Les Tisserands, paru en mai dernier, où il nous invite à apprendre ou réapprendre à cultiver le Triple Lien nourricier à soi, à autrui, à la nature. « Tenir le fil du lien et de l’état des liens nous relève de notre sentiment d’être dépassés par les événements et impuissants ; c’est une clé » nous dit-il.
Pour réussir à « faire société sous une voûte étoilée commune » et à « grandir en humanité », le processus doit être dialectique, entre le personnel et le collectif. En ce sens, Les Tisserands est autant « un essai de spiritualité politique qu’un traité de politique spirituelle ».
Abdennour Bidar qualifie lui-même son livre d’OINI (objet intellectuel non identifié), pensant qu’il va représenter pour beaucoup de lecteurs une « rencontre du troisième type » car il associe combat politique et cheminement intérieur.
Et quand le « philosophe E.T. » crie « Maison, Maison », c’est bien notre Terre qu’il désigne car, lui, fait heureusement partie de ceux qui n’ont pas perdu la Boule…
Il y a 15 ans déjà la révélation de l’existence des « Créatifs Culturels »1 nous montrait que l’on pouvait tisser un nouveau mythe et en devenir les conteurs, tels de « nouveaux Anciens » : faire et refaire la toile de la compréhension de nous-mêmes et du monde, construire l’équivalent contemporain de feux tribaux autour desquels les gens peuvent partager leur histoire et élaborer une sagesse connective, notamment grâce aux nouvelles communautés on-line, parce que « nous vivons dans un tissu de connexions interdépendantes – une toile de correspondances ».
« La célèbre phrase de Gandhi - « soyez le changement que vous voulez voir dans le monde »- entre en totale cohérence avec cet état d’esprit, de la même manière que le concept africain ubuntu : « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous ». Le Tout est inséparable de ses parties, et vice-versa ».2
Les « Créatifs Culturels » étudiés à la fin des années 90 se préoccupent déjà à la fois de justice sociale et environnementale et de développement de la vie intérieure. Ils refusent l’idéologie du « toujours plus », le matérialisme, l’avidité, le « moi d’abord », les dépenses ostentatoires, les inégalités sociales flagrantes, l’incapacité de la société à prendre en charge les besoins des personnes âgées, des femmes et des enfants, l’hédonisme et le cynisme dominants qu’on nous présente comme du réalisme. Ils portent un regard critique sur quasiment toutes les grandes institutions de la société moderne, y compris les entreprises et le gouvernement. Ils sont à la recherche d’une vue d’ensemble, d’une « vision grand angle » selon une perspective organique qui correspond bien à notre monde complexe d’interconnections. Ce processus s’accompagne d’une forte propension à se soucier du système vivant qui nous porte tous : la planète Terre. C’est ce souci écologique qui sous-tend la plupart des choix de vie et des engagements des « Créatifs Culturels ».
Je pense que les « Créatifs Culturels » ont souffert de leur dénomination prétentieuse et inadéquate évoquant une caste de Bobos cultureux tendance New-Age, ce qu’ils ne sont pas.
Ces « Cultural Creatives » cherchant à créer des contre-courants de pensées aux systèmes destructeurs en place sont appelés aussi de nos jours « défricheurs » ou « Changemakers », ce qui n’est pas mieux.
Je préfère le nom Tisserand qui fait référence à une riche symbolique universelle. « Quel symbole conviendrait mieux que le métier à tisser aux âmes qui descendent dans la génération ? » déclarait Porphyre. Quant au fil, c’est l’agent qui « relie tous les états d’existence entre eux et à leur Principe » nous dévoile René Guénon.
Tisser, c’est créer de nouvelles toiles pour envelopper notre évolution ou pour l’y refléter, c’est à la fois se créer et coopérer tant que faire se peut - bébés dieux que nous sommes - à la construction du cosmos.
Nous sommes à l’époque où les Tisserands, descendants des antiques fileuses et tisseuses des destinées des hommes et de l’univers (cf. la Grande Déesse hittite, la déesse Neith, les trois Moires - ou Parques-, etc.), prennent en mains leur destinée.
Revenons à « Fraternité générale ! ».
La définition4 que donne Abdennour Bidar de la fraternité est celle, classique, qui correspond à un sentiment de proximité éprouvé entre les êtres faisant partie de la même race : la grande famille humaine. « Principe universel que l’on retrouve dans tous les héritages humanistes de la Terre, la fraternité est un sentiment qui donne un élan s’exprimant sous plusieurs formes : la compassion, l’entraide, la solidarité, la tolérance ».
Dans une France devenue multiculturelle mais encore insuffisamment acculturée, il apparaît toujours difficile aujourd’hui de se rassembler autour d'un « bien commun » moral, politique et spirituel.3
Le constat est que la troisième valeur de notre devise républicaine est quelque peu oblitérée par nos politiques au profit des deux premières et qu’il serait bon d’apprendre à la lire de droite à gauche : Fraternité – Egalité – Liberté.
Aussi, le message est-il d’avoir l’audace de faire de la fraternité un vrai projet politique pour nous replacer à la hauteur des idéaux fondateurs de la République.
Il s’agit donc de fraterniser dans notre appartenance commune au genre humain. C’est pourquoi le programme d’activités et la collection de clips « Fraternité » sont anthropocentrés et n’évoquent que de rares liens de solidarité avec le monde non humain.
Parmi les vidéos mises en ligne à ce jour, hormis le clip « A l’unisson » de Miguel Courtois qui nous fait partager l’émotion d’un moment d'équithérapie et le clip « Frater-Eternité » de Charlotte Normand et Simon Thoral dans lequel on aperçoit la photo d’une manifestation alertant sur la crise climatique, la vision de la fraternité reste ici centrée sur l’humain. (Et d’ailleurs plutôt sur l’humain enfant et jeune adulte).
« Fraternité générale » ne concernerait donc que la famille des Tisserands du lien social (et d’une manière induite, du lien intérieur, condition sine qua non de la qualité des autres liens), et non pas les Tisserands du lien avec le cosmos ?
D’accord, alors que nous vivons sous le signe maudit de ce que Samuel Huntington a appelé en 1997 « Le Choc des Civilisations », il s’agit principalement ici de rassembler les Français face à l’adversité des attentats perpétrés par des islamistes extrémistes.
S’occuper en priorité des humains peut sembler juste à beaucoup, d’autant que notre sensibilité est rudoyée par le sort des victimes des actes de terrorisme et par la cause des migrants fuyant des pays en guerre ou en régime dictatorial. Mais dans un contexte de crise écologique systémique, dans un climat de destruction de la biodiversité, la volonté de comprendre les mœurs de l’autre, pour communiquer avec lui et construire un vivre-ensemble digne, doit être appliqué aussi aux animaux non humains.
Il nous faut définitivement gommer le grand récit qui nous a fait croire que la nature était à notre service et que les actes des uns étaient sans conséquence pour les autres.
Notre ère nommée Anthropocène, résultant de certains types de production et de consommation humaines excessives et choquantes, a au moins la vertu de nous rappeler que nous sommes entretissés, c’est à dire que nous formons une toile qui intègre des fils de différentes natures, tous aussi respectables et indispensables.
L’écologie nous explique que nous sommes dépendants de nos relations avec nos communautés biotiques. Prioriser les humains au détriment de leur environnement vital, ce n’est pas faire le bien de l’humanité.
Un mouvement tel que « Fraternité générale ! » devrait nous amener à questionner encore et encore la notion de partage de la planète et notre capacité à cohabiter avec d’autres formes de vie ; il devrait nous pousser à inventer un mode de relation équilibré qui ne nuise plus à aucun être vivant, en tout cas le moins possible
Car, bon sang, l’homme n’a pas le monopole de l’empathie et de l’altruisme, et la fraternité animale existe bel et bien !
Dès lors, pourquoi ne pas militer pour développer le sens de la fraternité, d’une concorde, avec tous les vivants qui séjournent sur cette Terre avec nous ?
Abdennour Bidar lui-même décrit bien l’importance du lien avec la nature dans ses écrits et ses conférences, faisant référence notamment à Hans Jonas (Le Principe Responsabilité, 1979) et à Michel Serres (Le contrat naturel, 1990), disant en substance que « nous devrions avoir la sagesse d’entretenir un rapport symbiotique avec la nature. Or nous sommes devenus des parasites, des exploiteurs, nous assujettissons la nature jusqu’à l’extinction de ses ressources, sans vergogne, nous nous conduisons comme des prédateurs. Que l’on pense à la façon dont nous nous comportons avec les animaux, à la façon absolument monstrueuse dont nous génocidons chaque jour des millions d’animaux pour notre consommation. Il y a là quelque chose d’épouvantable, qui devrait être susceptible de nous épouvanter si nous prenions conscience de la monstruosité exacte de ce que nous sommes devenus pour notre matrice terrestre ». « La nature n’est pas une petite chose fragile qu’il faudrait protéger et préserver, mais une maîtresse de sagesse, grâce au spectacle permanent de sa puissance créatrice, grâce au spectacle permanent qu’elle nous offre de méditation sur le rapport entre la vie et la mort, sur l’ingéniosité de la vie. La nature c’est le grand livre de l’ingéniosité de la vie, de la cruauté de la vie aussi. Sur le rapport du bien et du mal. Un grand sujet de méditation. »5
« Fraternité générale ! » appelle un mouvement étendu à la philosophie du care, du « prendre soin d’autrui ». Elle mériterait de devenir le temps exemplaire d’une entraide générale, de l’attention, de la sollicitude manifestée, incluant des actions concrètes pour l’assistance aux personnes âgées dépendantes, l’accompagnement de mourants (on meurt encore souvent seul à l’hôpital), la protection des animaux domestiques, sauvages ou de ferme (expérience de suppression de leur consommation de viande par les carnivores pendant cette semaine), etc.
La visée du care est de favoriser les relations « avec et pour autrui, dans des institutions justes » pour reprendre la définition de l’éthique selon Paul Ricœur.
Le care permet de redonner une place à la vulnérabilité dans le lien social. Alors que le libéralisme tend à exclure la vulnérabilité de la place publique, les éthiques de la sollicitude en rétablissent la visibilité. 6
Un tel positionnement valorisant le care appliqué à tout le Vivant me semblerait bien plus important que l’objectif 2 annoncé pour « Fraternité générale » ! » à savoir : Mettre la culture à la portée de tous à travers des actions nationales.
Cet objectif transforme en effet en peu « Fraternité générale ! » en semaine « Culture générale ! ». Son programme s’apparente d’ailleurs à un mix Fête de la musique/Fête des voisins/Nuit des musées/Journées du Patrimoine/ Printemps des poètes/ Fête du cinéma/ Journée de la danse…
En matière de culture, offrir plus le temps d’un événement ne suffit pas à élargir la demande le reste de l’année. La « culture pour tous » reste un grand défi lancé aux politiques culturelles publiques depuis Malraux. Les résultats des enquêtes sur la démocratisation culturelle sont critiques depuis des années envers l'action de l'Etat, mais aussi envers celle des collectivités territoriales.
Plutôt qu’à des actions socioculturelles rebattues depuis des lustres, on aspire à une Fraternité engagée et incarnée tendant réellement la main dans sa rue, dans son quartier, dans son village, sur son territoire rural, à un enfant malade, à un migrant, à un SDF, à un jeune en manque de repères, à une personne âgée désorientée, à un animal martyrisé… toutes actions qui auraient valeur d’exemple et qui seraient valorisées pendant la manifestation afin de dynamiser les énergies toute l’année et contribuer à propager la prise de conscience qu’il nous faut toujours être plus de Tisserandes et de Tisserands.
En conclusion, on ne peut que souhaiter un plein succès et une longue vie au mouvement « Fraternité générale » mais si l’on veut initier une nouvelle manière de vivre et d’envisager la vie, le sentiment d’entraide et d’amitié doit porter largement sur tout le Vivant. Ce point de vue éclairerait d’ailleurs mieux l’épithète « générale » accolée ici au mot Fraternité.
Pour ma part, je souhaite que ce mouvement trouve vite sa pleine et juste expression grâce à des actions signifiant bien une fraternité/sororité universelle saluant les trois liens si bien reliés par Abdennour Bidar.
Car, en plus de tisser le lien de la fraternité, il est temps de suivre le fil d’Ariane et de nous échapper du labyrinthe, pour retrouver la lumière.
Il est temps de comprendre les différents niveaux cosmiques et leur lien, temps de considérer la chaîne d’or, allégorie générale des liens de l’univers, et de concilier l’Un et le multiple.
Deux livres majeurs, complémentaires malgré leur angle d’approche différent, ont été publiés en cette année 2016 : Antispéciste et Les Tisserands. Leur lecture est recommandée à toutes celles et tous ceux qui veulent absolument et sincèrement « réconcilier l’humain, l’animal et la nature » et « réparer ensemble le tissu déchiré du monde ».
Un grand merci pour ces présents de valeur à Aymeric Caron et à Abdennour Bidar, ainsi qu’aux éditions Don Quichotte et aux Liens qui libèrent, les bien nommées.
Ces livres sont deux armes de responsabilisation massive, deux ARMs, deux bras géants pour enlacer le cosmos, l’autre et soi-même.
« L’antispécisme n’est que l’un des volets d’une révolution morale et politique qui concerne en premier lieu les humains. Une révolution dont le programme pourrait être : « lien, cohérence et responsabilité ». Car il n’y a rien sans lien. Le lien qui unit les humains entre eux, le lien qui nous unit à nos cousins animaux, le lien qui nous unit aux plantes, au ciel et aux mers, le lien qui nous unit à ces étoiles où nous sommes nés. Sans reconnaître ces fils essentiels et sans en tenir compte dans notre gestion du monde, nous allons droit à une catastrophe dont le changement climatique n’est qu’un avant-goût mineur ».7
Alors, oui, osons la confraterniterre, la confraternité des hommes, des animaux et de toutes les autres formes de vie sur la terre et dans le ciel !
Il en va de la dignité de l’Homme à naître
(de cet Homme long à naître…comme nous en prévenait Saint-Exupéry).
Pascale Mottura
4 novembre 2016
Sources
- L’émergence des Créatifs Culturels. « Enquête sur les acteurs d’un changement de société », par Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson, parue en 2000 aux USA et en 2001 en France aux éditions Yves Michel. Suivie en 2006 par une enquête sur Les Créatifs Culturels en France réalisée par l’association pour la Biodiversité Culturelle, avec une préface de Jean-Pierre Worms.
- « Partage, créativité, empathie... 17 % des Français sont des "créatifs culturels", et vous ? » We Demain, 17 Mai 2016.
- La question du Nous est d’actualité. Peut-être trouvera-t-elle des réponses neuves avec le dernier livre de Tristan Garcia, Nous, à paraître la semaine prochaine, le 9 novembre. « Dans ce livre à la fois original et rigoureux, Tristan Garcia entreprend de rendre lisible la condition brouillée de notre " nous " ou de nos " nous ". Nous est ainsi un premier essai de vision d'ensemble de la fragmentation et de la recomposition des identités collectives », nous promet l’éditeur Grasset.
- Entretiens avec Abdennour Bidar, Réseau Canopé - 6 vidéos, 2016.
- Extraits de la conférence donnée par Abdennour Bidar au Forum 104 à Paris, 29 septembre 2016.
- Cf. Fabienne Brugère et sa philosophie du soin.
- Aymeric Caron, Antispéciste, Editions Don Quichotte, avril 2016, page 11.
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