Frédéric Lordon : une « tâche aveugle » derrière la « ligne de fer »
Le 26 juin, Place de la République à Paris, Frédéric Lordon, a été interrogé sur le Franc CFA. Il a admis que c'était une « tâche aveugle » de son discours. J'en profite pour discuter des prises de position et des non-dits du discours de l'intellectuel subversif.
Le mouvement Nuit Debout atteignait presque les 3 mois d'âge. Pour fêter ce premier trimestre, Frédéric Lordon, une des principales éminences grises du mouvement, revint sur la place de la République. L'homme est loquace. Au début du mouvement, il avait fait trois discours remarqués et applaudis. La première fois, après la manifestation fondatrice du 31 mars, le comité d'organisation lui avait poussé au cul, d'après ses dires, pour qu'il prenne le micro.1 Puis le 3 avril, il s'était inscrit comme n'importe quel quidam pour prendre la parole en AG. Il s'était assis à un mètre de moi : je l'ai donc vu faire. La modératrice, ne l'ayant pas reconnu, lui avait demandé son prénom pour l'inscrire sur la liste. C'était le premier à le faire. Il dit « Frédéric », avant qu'elle ne réalisa, confuse, que c'était Lordon. L'éminent économiste. Le grand homme. Celui qui écrit dans Le monde diplomatique et emploie une langue ampoulée. Le chercheur spinoziste donnait une caution intellectuelle au mouvement lancée par le collectif amiénois autour de Merci Patron. Dans le froid du printemps parisien et face à une assistance nombreuse, sans estrade cette fois, sa main tremblait mais son verbe restait haut. Ennivrant, le discours était ponctué par les hourras.2
Frédéric Lordon renouvelait l'exercice le 9 avril, faisant vibrer l'applaudimètre avec des punchlines sensationnelles : « Le salariat est un rapport social de chantage. », « Il faut bloquer pour que tout se débloque. »3
Le 26 juin, après 2 mois et demi d'absence, Lordon est revenu à République. Entre temps, il avait parlé dès le 20 avril à la Bourse du Travail de « L'étape d'après », anticipant une mort rapide du mouvement.4 Refusant de corriger ses anticipations erronées, le chercheur au CNRS parlait au passé de Nuit Debout le 3 juin, ce qui lui valut une « réponse » bienveillante de Rémi Marie dans un article publié le 17 juin sur Paris-Luttes.Info.5
Le 3 avril, Lordon avait anticipé le risque d'infiltration du mouvement par l'extrême-droite. Par là, il donnait sa caution morale à l'éviction physique de Sylvain Baron, le décrocheur de drapeaux de l'UE.6 Le 20 avril, il approuvait cette fois l'exclusion de Finkielkraut de la Place de la République. Ces positions sont cohérentes avec ses propos tenus il y a un an sur Etienne Chouard. Car Lordon, craignant le retour des années 30, défend le cordon sanitaire contre l'extrême-droite plutôt que la liberté d'expression (« Dans cette situation incroyablement périlleuse, notre devoir est de tenir une ligne politique de fer. »).7
A mon sens, l'homme n'est pas démocrate. Il souhaite une République sociale, préférant l'égalité sociale à la citoyenneté effective, l'élection au tirage-au-sort. S'attaquant à la Bourse, au salariat, Lordon défend avec passion l'égalité réelle, matérielle. Peut-être considère t-il que les pauvres sont aujourd'hui trop pauvres, y compris culturellement. Trop aliénés. Qu'ils n'ont pas assez de temps pour s'éduquer. Qu'ils ne sont pas matures. Qu'il faudrait d'abord mieux les nourrir, y compris spirituellement. Peut-être a-t-il raison ? Il m'arrive aussi de douter du peuple, notamment quand il vote mal. Par exemple ce même 26 juin, pour Vinci, Ayrault et Retailleau contre les tritons.
N'empêche, j'accuse Lordon d'être à côté de la plaque. Il pèse de toute son autorité pour que Nuit Debout ne soit pas un mouvement populaire « sans frontières », et comme un parti politique (à l'image de Podemos), adopte une étiquette (gauche souverainiste) et une ligne officielle « de fer » contre les fachos. Sa ligne.
Ce 26 juin, après un discours sur l'euro et le Brexit, Lordon a été interpellé par l'acteur principal de la Commission Françafrique.8 Je l'avais aperçu une première fois le 3 avril. Il avait pris la parole au sujet de la vente d'alcool sur la Place. Il défendait l'interdiction de vente d'alcool et l'avait obtenu… jusqu'à ce que ce principe soit tombé dans l'oubli et que les vendeurs de bières se fassent concurrence.
L'homme a arrêté l'école en 5e, ce qu'il ne manque jamais de rappeler. En général, il est houspillé pour ses interventions impromptues, pouvant sembler hors-sujet et destructurées.
Il parle quelques minutes à Lordon (à partir de 30'). Je vois où il veut en venir car je l'ai souvent écouté, et j'ai un peu échangé avec lui. En somme, il interpelle Lordon sur la Françafrique et en particulier - en tant qu'économiste - le Franc CFA. Il me coupe l'herbe sous le pied, car j'étais moi-même venu pour aborder ce sujet. Lordon prend d'autres questions dans la foulée. Il y répond puis s'avoue parfaitement ignorant du sujet et passera directement à la question suivante. Le Franc CFA, qu'il ne nomme même pas, serait une « tâche aveugle » de sa pensée. L'homme noir, agacé, reprend le micro et précise sa question. Lordon de nouveau se déclare incompétent, et répond à une autre question. Quelques minutes après, l'homme noir revient, et privé du micro, crie. Il accuse Lordon de racisme, lui qui avait profité de son propos sur le Brexit pour conspuer une nouvelle fois l'extrême-droite, le FN, les fachos, etc.
L'homme noir est évacué, hué. De mon côté, quelqu'un crie qu'il faut le laisser parler. Je me tais.
Lordon ne peut pas tout ignorer du Franc CFA, lui qui expliquait cinq minutes plus tôt comment l'Argentine s'était libéré d'un trait de plume en janvier 2002 de l'indexation du peso sur le dollar américain, malgré l'inscription dans la Constitution de ce mode de fonctionnement.
Chaque fois qu'il parle de monnaie, je me demande s'il va dire un mot sur le Franc CFA. Chaque fois je suis déçu. Comment peut-on être français, se dire souverainiste, internationaliste, démonter l'Euro, et ne jamais se prononcer sur le Franc CFA (et le Franc comorien qui fonctionne identiquement) ? Comment peut-on caresser le rêve de rassembler, de toucher les banlieues, en oubliant les enfants de l'empire (post-)colonial français ?
Peut-être l'impopularité du Franc CFA dans la diaspora africaine surfe t-elle sur des fantasmes. Quoiqu'il en soit, le mouvement anti Franc CFA, gagne de l'ampleur en France et en Afrique. Une petite manifestation panafricaine a eu lieu à Clermont-Ferrand l'an dernier contre le Franc CFA (dont les billets sont imprimés à côté, à Chamalières).
Ironie de l'histoire, Marine Le Pen, que Lordon considère « raciste » est à ma connaissance la seule figure politique actuelle de premier plan à s'être opposé au Franc CFA9. Et c'est de « racisme » que l'africain qui arrêta l'école en Cinquième, a accusé Lordon en étant évincé par une foule de cadres précaires blancs venue boire les paroles d'un chercheur au CNRS.
A ce moment, je cogitais, inerte. Puis j'ai sorti un papier et noté quelques idées. J'avais décidé de prendre la parole pour résumer pourquoi le Franc CFA était un sujet grave et l'ignorance de Lordon scandaleuse sinon impossible. Mais une douzaine de gens s'étaient inscrits avant moi, et Lordon répondait longuement à leurs remarques gentillettes. Je ne pus prendre la parole. Sans doute est-ce là l'origine de cet article.
Le Franc CFA est-il un sujet trop dangereux ? Le vieux Rocard n'a t-il pas confié à la caméra que Mitterand, par deux fois, lui avait interdit de diligenter des enquêtes sur le Franc CFA !10
Peut-être l'opacité qui entoure le Franc CFA attire t-elle une hostilité non méritée contre-lui ? Pas un des quatre invités (tous financiers africains) d'Alain Foka dans son émission "Le débat africain" du 17 avril dernier consacrée au FCFA n'a pu dire approximativement quelle est la somme des réserves de change africains sur leurs comptes d'opération à la Banque de France.11
Malgré tout, des livres de référence existent. Ils ont été écrits par Joseph Tchuindjang Pouemi, Nicolas Agbohou ou Kako Nubukpo. Un économiste antifasciste devrait les avoir dans sa bibliothèque.
1 : Discours du 31 mars, Place de la République
2 : Discours du 3 avril, Place de la République
3 : Discours du 9 avril, Place de la République
4 : Discours du 20 avril, Bourse du Travail
7 : Extrait du Discours du 2 avril 2015 (quelque part à Paris)
8 : Discours du 26 juin, Place de la République
9 : Marine Le Pen sur le Franc CFA
10 : Michel Rocard sur le Franc CFA (32')
11 : Le débat africain, 17 avril 2016 (enregistré à Abidjan)
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