« Gagner les coeurs et les esprits », une devise à revoir ?
« Win hearts and minds »... Voilà un beau slogan, une déclaration qui claque comme une promesse, la certitude, si elle est atteinte, d’une opération de stabilisation réussie. Les films, les documentaires, le simple bon sens nous indique que cette martiale promesse constitue le B.A-BA d’une opération militaire complexe réussie.
Et s’il n’en était rien ? Ou plutôt, soyons justes, si la réalité était un peu différente et que la sémantique et le principe d’adaptation à la complexité du monde nous demandait instamment de revoir cette belle envolée, de la relativiser car elle apparaît, après examen, comme largement chimérique si ce n’est contre-productive ?
Quitte à battre en brèche quelques idées reçues, examinons cette formule plus en profondeur et voyons si elle est bien adaptée aux contingences actuelles des opérations de stabilisation, entre contre-insurrection, défense de l’avant et « state building »[1]. Car le cœur et l’esprit sont des notions fortes et chargées d’un sens qui ne correspondent peut-être pas à nos objectifs finaux.
- Amour et respect, le cœur et la raison :
Qui peut prétendre comprendre le cœur des hommes ? Dans cet organe déjà complexe, on a introduit des concepts plus compliqués encore puisqu’ils tiennent largement des sentiments, par nature fluctuants et imprévisibles, que l’attitude voire la simple vision de l’Autre suscite en nous. L’amour est une notion trop irrationnelle pour intéresser durablement la force : on aime sa femme, ses parents, ses enfants, sa famille... Mais aime-t-on le gendarme posté derrière son radar au bord de la nationale, le policier qui monte la garde, le militaire qui patrouille dans sa rue à bord de son blindé ? A vrai dire, non. Dans l’idéal, on le respecte et c’est déjà bien suffisant. Vouloir susciter l’amour des populations chez qui on s’invite est aussi illusoire que présomptueux : tout au plus doit-on tout faire pour s’attirer son respect, ce mélange de confiance amicale et de certitude que nous serons là pour la protéger en cas de problème.
La force occidentale intervient dans des pays où la guerre, le malheur, la pauvreté règnent et imposent leurs lois. L’amour des habitants, leurs priorités affectives ne sont pas destinées aux militaires étrangers qui viennent de si loin et, souvent, avec qui ils n’ont que d’occasionnels contacts encore limités par la barrière de la langue. Penser que des étrangers casqués et armés peuvent susciter l’amour de pauvres gens qui doivent se battre pour survivre et protéger leurs familles au quotidien semble incroyablement prétentieux, pour ne pas dire puéril. En revanche, par son action de protection, de reconstruction, de retour à la normale, la force doit imposer à son égard le respect qui lui est dû et qu’elle mérite si elle fait son travail correctement et dans l’honneur. Les militaires ne demandent pas qu’on les « aime », concept incertain qui s’accommode mal de la rigueur des opérations de stabilisation. Ils ne réclament que le respect et la confiance qui l’accompagne.
Cette vision chimérique de l’amour de la population libérée pour ses libérateurs semble en fait tout droit venir des archives historiques qui montrent l’euphorie des populations civiles, françaises notamment, de la Seconde Guerre mondiale. Penser que ce schéma idéal pourrait se reproduire dans les lointaines contrées où nous partons chasser le dictateur, le fondamentalisme et/ou la misère, c’est oublier un peu vite trois facteurs : d’une part, les Français ont accueilli les GI’s comme des frères, des membres de leur famille naturellement venus aux secours de leurs cousins d’Europe et, de ce fait, accueillis comme tels. D’autre part, les Américains qui défilaient dans des villages pavoisés, récoltant baisers et verres de vin ne faisaient que passer, poussant devant eux les débris de l’ennemi détesté : ils ne venaient pas pour s’incruster longuement et régenter l’existence des braves citoyens qui les acclamaient. Enfin, nos perceptions occidentales de l’amour et du respect ne correspondent pas forcément aux standards qui ont cours ailleurs.
Yves Debay[2] donne un excellent exemple de cette inanité de la notion d’amour dans les opérations de stabilisation lorsque, effectuant un reportage avec une unité de Stryker de l’Army, il raconte la fouille d’une habitation irakienne : les jeunes soldats, qui avaient débarqué en pleine nuit chez un vieux couple, blaguaient et riaient fort sous le regard noir, mais impuissant du propriétaire de lieux. Debay, gêné aux entournures, ne put s’empêcher de poser la question à ses lecteurs : quelle serait votre réaction si une demi-douzaine de soldats arabes, casqués et armés, débarquaient chez vous à 3 heures du matin en déconnant ?
Une force dans ce contexte qui attend de ses hôtes obligés de l’amour connaîtra les plus vives déconvenues. Tout au plus doit-elle espérer et obtenir, par un patient travail et l’exemplarité de sa conduite, le respect de ceux chez qui elle s’est déployée. Dès lors que cela est obtenu, la victoire devient possible[3].
- Imposer son esprit ou susciter la confiance dans un projet politique consensuel ?
En abordant l’esprit, nous quittons a priori la dimension affective pour revenir sur le terrain plus stable de la raison. Gagner l’esprit des populations, c’est donc les convaincre de la justesse de notre cause et de notre projet politique. Oui, mais les gagner comment et surtout à quoi ? Ce qui est raisonnable ici devient insensé là-bas tout comme nous regardons avec étonnement des coutumes qui apparaissent à l’Autre comme indépassables car ancestrales. Lorsque nous prétendons vaincre l’esprit des populations, cela signifie-t-il leur imposer nos propres tournures spirituelles, nos propres calques, les schémas à travers lesquels nous décryptons la société ? En clair, vouloir les forcer, par les armes, à adopter notre système démocratique ? Si tel est bien le but alors cette victoire sur l’esprit est illusoire car on ne conquiert pas par la contrainte l’âme d’une société, en particulier si elle diffère fortement de la nôtre.
Nous devons nous ôter du crâne que nous détenons la panacée universelle et immédiatement applicable à tous des remèdes de ce pauvre monde. Il est bien clair, à nos yeux, que notre système offre des avantages intéressants au point que, dans un élan de générosité magnifique, nous souhaitons parfois que tous profitent du bonheur de vivre dans le contexte sociétal qui fait notre joie. C’est oublier que personne n’aime les missionnaires armés, même lorsque leur conduite est irréprochable, même s’ils sont sincères à la base. Les peuples et leurs régimes politiques évoluent selon des rythmes qui leur sont propres. Vouloir imposer notre temps à d’autres, c’est courir le risque de les freiner dans leur marche possible vers une mutation qui les fera se rapprocher de notre idéal qui n’est pas forcément leur idéal.
Plutôt que de « gagner les esprits », expression conquérante et qui renvoie à une contrainte, mieux vaut, lorsque nous sommes en stabilisation à l’étranger, proposer aux peuples momentanément dépourvus d’Etat un Etat qui leur ressemble et qui réussira plutôt qu’un Etat qui nous ressemble et qui sera rejeté avec violence.
Intervenir en stabilisation est déjà une opération complexe qui demande des effectifs que nos puissances ne possèdent pas toujours et des déploiements longs et coûteux que nos opinions publiques ne sont pas toujours prêtes à consentir. Si nous devons, pour que ces éloignements connaissent une fin, fixer des objectifs en termes d’établissement d’un projet politique, sachons faire preuve d’une modestie de bon aloi en choisissant de laisser aux populations locales choisir le système qui convient le mieux à la vie pacifique qu’ils désirent. Que le projet politique que nous portons rencontre la confiance du peuple où nous déployons les forces chargées de réunir les conditions de son application et nous aurons déjà fait beaucoup plus que « gagner les esprits ».
- Un beau slogan un peu trop idéaliste[4] :
Certains esprits forts pourront trouver ce qui précède oiseux et arguer qu’il ne faut pas perdre de temps à discuter du sexe des anges. Mais la sémantique est importante, tout comme les mots que les « libérateurs » emploient. Puisque nous voulons nous projeter sur les théâtres extérieurs afin d’y tuer dans l’œuf les germes de ce qui pourrait un jour venir nous menacer chez nous, sachons ce que nous pouvons faire et ce qui est hors de notre portée. Un Afghan de l’an 2007 n’est pas un Français ou un Allemand de 1945 qui sont eux-mêmes tous différents de l’Irakien contemporain (si tant est qu’on puisse réduire les multiples clans et ethnies qui s’affrontent aujourd’hui en Mésopotamie à une seule entité nationale).
Plus que l’amour, c’est le respect que nos forces doivent inspirer. Plus qu’un modèle social tout prêt, c’est la confiance en la possibilité de les aider à rétablir leur propre système pacifié qui doit être l’objectif. Soyons humbles mais forts, nous serons d’autant plus respectés. De même, sachons écouter ce que l’Autre veut et qui convient à notre volonté de paix, montrons que nous voulons sincèrement l’aider à instaurer ce système qu’il appelle de ses vœux et nous obtiendrons l’aide et le soutien des peuples.
L’asymétrie militaire qu’utilisent nos adversaires et qui consiste à contourner notre puissance est aussi une asymétrie politique qui tourne nos beaux idéaux en dérision pour en faire un sujet de dégoût pour les populations. A nous de nous adapter pour contourner ce contournement en commençant par ne pas tomber dans les pièges qu’on nous tend. L’un de ceux-ci est justement de parier sur notre propension à l’ethnocentrisme et sur notre incapacité à comprendre et à nous adapter aux cultures des pays où nous envoyons nos troupes.
[1] Devise désormais préférée à celle, infiniment présomptueuse, de « nation building ».
[2] Reporter de guerre indépendant, auteur de l’excellent Wildcat qui raconte les tribulations mouvementées d’un journaliste non embedded durant les deux guerres du Golfe (1991 et 2003).
[3] La victoire n’est jamais certaine à la guerre...
[4]
Du reste, il faut avoir l’honnêteté intellectuelle de reconnaître une salutaire
mutation dans la doctrine américaine. Ainsi, le général David Petraeus,
co-auteur du Counterinsurgency
Field Manual, la nouvelle « bible » des Forces armées américaines
en Irak et en Afghanistan, définit l’expression de la manière suivante :
"Gagner les cœurs signifie persuader
la population que leur meilleur intérêt est servi par les succès des
contre-insurgés. Gagner les esprits signifie convaincre la population que la
force peut les protéger et que la résistance est inutile. Notez qu’aucun des
deux concepts ne se soucie si la population aime les soldats et les Marines ou
pas". Merci à Thomas Renard pour sa vigilance...
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