Génération Camouflage
La jeunesse parisienne au révélateur du confinement/
Le 31 août 2006, la journaliste Amandine Hirou du magazine L’Express entamait un article sur les 12-18 ans par ce constat tout simple et presque bénin : « s’ouvrir au monde, créer son premier réseau social tout en avançant masqué et en se protégeant, telle est la nouvelle ado attitude. »
Personne n’aurait pu trouver, à l’époque, quoi que ce soit à redire à cette affirmation plus sociologique que politique et finalement assez peu polémique ; d’autant qu’elle reflétait plutôt bien les nouveaux comportements d’une génération qui passait les deux tiers de son temps libre dans sa chambre en face de son ordinateur et le dernier tiers entre potes dans les bars à chicha ou les discos teens du quartier latin. C’était, souvenons-nous, la grande époque des avatars et des pseudos sur MSN, selon le concept phare défendu par le sociologue Pascal Lardellier, celui du lifting identitaire.
Le camouflage cybernétique offert par Internet et les réseaux sociaux offrait, nous le comprenons mieux aujourd’hui, le parfait remède à cet éternel dilemme de l’adolescence, à savoir se faire voir sans se faire avoir. Du fin fond de son 19ème siècle, l’étonnant Schopenhauer semblait même l’avoir prédit, lui qui écrivait en parlant des bonnes manières anglaises : « Par ce moyen, le besoin de chauffage mutuel n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais en revanche on ne ressent pas la piqûre des piquants. »
On ne saurait mieux dire et on ne saurait, après tout, s’en offusquer plus que de mesure. Et pourtant l’histoire ne s’arrête pas là. Ces adolescents « camouflés » des années 2000, les 18-25 ans d’aujourd’hui, sont devenus les porte-voix – étrangement aphones, comme on le verra – de cette fameuse « génération Z » qu’on a accusée de tous les maux (consumérisme, individualisme, connectivisme…) en critiquant parfois durement leur façon d’être, sans vraiment s’interroger davantage sur leur raison d’être ou, plus exactement, sur leur refus d’être.
Il est communément admis que tous les mouvements contestataires de la seconde moitié du 20ème siècle et du début du 21ème siècle ont été, sinon portées, du moins accompagnées par un large contingent de Marie-Louise rebelles, solidaires d’une cause qu’ils croyaient juste ou d’un moment sociétal qu’ils ne voulaient pas rater. Si on se limite à l’Hexagone, on songe immédiatement à Mai 68, bien sûr, mais la liste est plus longue que le bras droit de Mussolini quand il s’agit de faire l’inventaire des descentes de rue des cortèges estudiantins et autres rassemblements étiquetés « jeunesse en colère ». Que l’on se souvienne de la Marche des Beurs de 1983, des « Balladur, ordure » de 1993, des mobilisations anti-CPE de 1996, de la manif monstre anti-FN du 1er mai 2002, des six marcheuses devenues trente-mille du mouvement Ni Putes, ni soumises, j’en passe et des plus belles.
Que l’on songe aussi, en 1980, au culot d’un jeune chanteur de 28 ans (les connaisseurs se souviendront) osant dire ses quatre vérités au président François Mitterrand en direct à la télévision. Il nous parlait alors, le regretté Chanteur, du désespoir de la jeunesse, de sa jeunesse, de cette « génération morale » façonnée par la crise dont il voulait faire entendre la voix.
Que n’est-il né le 11 septembre 2001. Que n’a-t-il vu la génération Twitter se confiner d’elle-même dans ce que l’on a nommé « le monde virtuel » par excès de pudeur, et qui n’est ni plus ni moins que l’antichambre de l’indifférence, cette carnassière des temps modernes qui a sagement attendu son heure pour se faire couronner reine.
Sous l’alibi commode de découvreurs d’un nouveau monde, de pionniers du numérique, la génération Z est (presque) parvenue à faire oublier ce qui la différencie fondamentalement de ses naïves devancières : le refus franc et massif d’appartenir à quoi que ce soit, de rendre des comptes à qui que ce soit, de prendre la parole où que ce soit et sur quelque sujet que ce soit (en dehors, peut-être, de la bio-attitude, l’horizon philosophico-éthique indépassable de notre époque).
Terrée dans le silence, murée dans son dédain du monde, chassée de ses bars fétiches où « le vieux » n’a droit de cité que derrière le comptoir pour lui servir des pintes de bière à 3 euros, la génération Z est en train de passer le test du confinement avec un brio redoutable. En ces temps de disette existentielle où chacun s’interroge sur ses véritables motifs de sortie avant de remplir (ou non) son attestation anticipatoire d’emmerdements policiers, on croise de tout dans les rues de Paris, sauf des 18-25 ans.
Les enfants font de la trottinette, les parents s’oxygènent, les seniors font leurs courses, ceux qui le peuvent vont au travail. La génération Z, elle, ne semble décider à pointer son nez dehors qu’à l’heure des applaudissements solidaires du personnel soignant, quand quelques têtes dépassent alors aux fenêtres avant de disparaître illico presto derrière ses rideaux et ses stores baissés.
Elle fait la tortue, pourrait-on dire, ou plutôt la marmotte. Elle hiberne au printemps, dans l’attente du dégel administratif et sanitaire qu’on lui a promis pour le 11 mai. Elle organise sur Whatsapp des apéros à distance, elle partage sur Facebook des vidéos YouTube où des chats et des lapins jouent à la balle au prisonnier, elle troque sur Instragram des « selfies confinés », cet instant Kodak de l’ère du numérique. Au mieux, elle s’indigne, photos et « articles » de Yahoo à l’appui, de ces bandes d’irresponsables qui bravent le confinement, porteurs malsains d’un égoïsme crasse à l’heure du Un pour tous, tous chez soi des nouveaux mousquetaires du sanitairement correct.
Il est urgent d’attendre, lui a-t-on dit en haut-lieu, et ce nouveau commandement, c’est le moins que l’on puisse dire, n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. A la réouverture des parcs, cela va sans dire, les packs de Kronenbourg seront de retour sur les pelouses des Buttes-Chaumont et on s’interrogera sur quand et comment vont s’organiser les partiels de septembre. En attendant, l’heure est à l’indolence citoyenne et à la paresse militante, qui ne forment en réalité que la partie émergée d’un mécanisme de refoulement du réel à l’œuvre depuis de nombreuses années.
Caio Perozzo, maître de conférences et professeur de littérature à l'Instituto Borborema au Brésil, a décrit ainsi ce processus :
« L'une des réactions psychologiques possibles au mal est l'apathie, un état dans lequel la perception des circonstances immédiates est réduite afin de se protéger (…) C'est comme si l'intelligence, à elle seule, comprenait le risque de dépression psychique pour le sujet si l'appréhension normale de la réalité se maintenait. »
La génération Z a intériorisé de longue date, semblerait-il, le mal-être existentiel d’un monde en perdition, et a érigé l’autisme en principe actif de non-contribution à une société qu’elle sait viciée de l’intérieur sans chercher en savoir plus long.
Le Covid-19 est une simple grippe ? D’accord. Finalement il va tuer tout le monde ? D’accord. Il faut se confiner jusqu’au 15 avril ? D’accord. Finalement c’est jusqu’au 11 mai ? D’accord. Il faudra mettre des masques dans les transports publics ? D’accord. En fin de compte, c’est bon, le virus est parti ? D’accord. D’accord à tout, en vérité, puisque la crise actuelle ne fait, pour la génération Z, que confirmer le diagnostic sombre et cynique qu’elle a porté sur le monde, sans aggraver pour deux sous la pathologie qu’elle couve et chérit depuis son adolescence comme une seconde nature, à savoir le déni du réel.
Ses défenses immunitaires, son dédain des affaires du monde et de la politique, n’en sortiront d’ailleurs que renforcées : davantage de dédain, davantage de cynisme, davantage de méfiance, davantage de déni. Et si vraiment les choses tournent trop mal en France, il sera toujours temps d’émigrer en Suède.
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