Günter Grass, Israël et les Juifs : Le tambour de la déraison
- Günter Grass et moi-même, lors de notre première rencontre, le 27 septembre 1992, chez lui, dans sa maison de campagne près de Lübeck, dans le nord de l’Allemagne
Ainsi donc Günter Grass, prix Nobel de littérature (1999), homme résolument de gauche et militant pacifiste de longue date, vient-il de provoquer le scandale, d’autant plus retentissant qu’il est le fait de l’une des grandes consciences morales et politiques de l’intelligentsia allemande et même internationale, en ayant oser affirmer, dans un texte qu’il a publié, le 4 avril dernier, dans le quotidien « Die Süddeutsche Zeitung », que « la puissance nucléaire d’Israël menace la paix mondiale ». Et ce, circonstance aggravante aux yeux de la plupart des observateurs occidentaux, parce que ce même Etat d’Israël aurait l’intention de bombarder, conformément à cette notion de « guerre préventive » telle que la popularisa l’ancien président américain George W. Bush, les sites atomiques de l’Iran.
Mais si ce tollé prend aujourd’hui de telles proportions, c’est que Günter Grass semble ici récidiver, donnant ainsi apparemment raison à ceux qui, déjà méfiants au vu de certaines de ses conduites anciennes, avaient définitivement pris leurs distances, avec lui, suite à la vague d’indignation qu’il suscita, en 2006, lorsqu’il avoua, lors d’un entretien qu’il accorda alors à un autre important journal allemand, le « Frankfurter Allgemeine Zeitung », s’être enrôlé, en octobre 1944, à l’âge de 17 ans, dans les tristement célèbres Waffen SS, la plus redoutable des unités d’élite, créée par Himmler lui-même et voulu par Hitler en personne, du nazisme triomphant.
Certes Günter Grass regretta-t-il toujours amèrement par après, lorsqu’il découvrit l’indicible horreur de la Shoah, crime unique dans l’histoire de l’(in)humanité, cet honteux et coupable engagement au sein du national-socialisme. Davantage : à voir cet énorme sentiment de culpabilité qui, depuis lors, n’a cessé de le ronger, il ne sera guère risqué de soutenir qu’il aurait très bien pu faire sienne, également, cette réflexion de la grande Hannah Arendt lorsqu’elle écrivit, dans le premier tome de ses magistrales « Origines du totalitarisme », que l’antisémitisme est « une insulte au bon sens ».
PROPOS INDIGNES ET CONTRAIRES A LA REALITE
D’où, particulièrement incompréhensible au vu de ce qui apparaissait là comme un très sincère repentir de la part du même Günter Grass, cette ultime et funeste déclaration, concernant le supposé danger que représenterait aujourd’hui Israël pour la paix du monde, contenue, précisément, dans ce très contestable poème en prose qu’il vient donc de publier, sous le titre de « Ce qui doit être dit », dans le « Süddeutsche Zeitung ».
Car cette assertion, inacceptable à bien des égards, est non seulement aussi politiquement erronée que moralement injuste. Elle est, surtout, factuellement fausse. Car, dans la réalité des faits, c’est l’Iran, au contraire, qui, à entendre les très agressives et même belliqueuses menaces proférées depuis plusieurs mois par ses responsables politiques, en la personne du président Mahmoud Ahmadinejad, tout autant que par ses chefs religieux, en la personne de l’ayatollah Ali Khameney, veut l’anéantissement pur et simple, à l’instar des terroristes du Hamas ou du Hezbollah, de l’Etat d’Israël, pays qui, quant à lui, ne demande pourtant qu’à vivre en paix - dans une paix juste et durable, comme le spécifie le langage diplomatique - avec ses voisins arabes, y compris les Palestiniens.
C’est dire si, en d’autres termes encore, il faut inverser, moyennant le renversement de cet énoncé même de Günter Grass, le sens du danger : si Israël dispose en effet d’un puissant arsenal nucléaire, ce n’est que pour se défendre très légitimement, comme pour toute nation dont l’existence se voit menacée militairement, face à tous ces ennemis, et ils sont hélas nombreux en cette très turbulente région du monde, qui veulent sa mort !
Ainsi est-ce le plus fermement du monde que, tout en reconnaissant aux Palestiniens le droit d’avoir eux aussi un Etat souverain et indépendant, au même titre que les Juifs, je condamne, pour ma part, ces indignes propos, concernant Israël, de Günter Grass, qui se trompe lamentablement là de cible.
Car celui-ci appartient à cette frange de la gauche radicale, souvent altermondialiste et d’obédience trotskyste, selon laquelle, pour défendre la cause des Palestiniens, qu’elle perçoit invariablement comme d’éternelles victimes, il faut nécessairement combatte les intérêts des Israéliens, qu’elle considère systématiquement, en tant que « protégés » en outre de l’impérialisme américain, comme de perpétuels oppresseurs.
Davantage : c’est cette absurde logique binaire et surtout outrancièrement partisane, fruit d’un manichéisme tout aussi étriqué politiquement, qui est à l’origine précisément, sinon de l’antisémitisme contemporain, du moins de l’antisionisme ambiant, comme s’il était idéologiquement inconcevable, voire conceptuellement interdit, de soutenir ces deux peuples à la fois et que, par conséquent, il fallait, pis encore, en exclure fatalement un, quitte à le sacrifier sur l’autel d’on ne sait quelle géostratégie, au profit de l’autre !
NE PAS CONFONDRE ANTISIONISME ET ANTISEMITISME
Une précision s’impose, toutefois, à ce stade de l’analyse. Je connais un peu, en effet, Günter Grass. La première fois que je l’ai rencontré, c’était le 27 septembre 1992, il y a donc près de vingt ans déjà, dans sa maison de campagne, alors située, au nord de l’Allemagne et non loin de la mer Baltique, dans un petit village relativement proche de la ville de Lübeck. C’était l’époque où le futur prix Nobel de littérature venait de publier « L’appel du crapaud », roman qui, s’il n’est certes pas comparable, tant au niveau de son écriture que de son contenu, à ce chef d’œuvre littéraire qu’est « Le Tambour », n’en demeure pas moins des plus emblématiques puisque ce métaphorique « appel du crapaud » symbolise, justement, ce cri d’alarme que devraient théoriquement lancer tout intellectuel digne de ce nom face aux dangers guettant, à tout niveau, notre planète.
Ainsi, pour avoir donc parlé assez longtemps avec lui, et surtout lu son œuvre en profondeur, ne puis-je pas dire, en toute honnêteté intellectuelle, que Günter Grass, malgré ce lourd passé nazi qui ne plaide certes pas en sa faveur, soit réellement antisémite, pas plus qu’on ne pourrait l’avancer à propos de cet autre géant de la culture allemande que fut, au XXe siècle toujours, Martin Heidegger, lequel, nonobstant lui aussi ses très condamnables sympathies philosophiques pour le national-socialisme, fut néanmoins l’ami dévoué d’Edmund Husserl, à qui il dédia même son livre majeur, « Être et Temps » (1927), tout autant que de Hannah Arendt, pour laquelle il éprouva, tout au long de sa vie, une réelle passion amoureuse en même temps qu’une non moins sincère estime professionnelle.
Telle est la raison pour laquelle, tout en dénonçant ce très déplorable antisionisme de Günter Grass, et m’insurgeant donc contre ses tout récents propos à l’encontre d’Israël, je ne peux pleinement concorder avec Henryk Broder, éditorialiste et polémiste juif travaillant pour cet autre grand journal allemand qu’est « Die Welt », lorsqu’il y écrit que cet Allemand « poursuivi par la honte et le remords » (jusque là, je suis d’accord avec lui) est (et, là, je ne peux que me dissocier d’une accusation aussi infondée) « l’archétype de l’érudit antisémite ».
Non, il faut raison garder : le sujet est historiquement trop délicat, et humainement trop grave, que pour se laisser aller ainsi, perdant de vue le sens des mots tout autant que le poids de la réalité, à de telles extrémités dans le jugement. Car Günter Grass, pour antisioniste qu’il soit - position intellectuelle que je réprouve donc - n’en est pas, pour autant, un antisémite. La nuance, capitale, est de taille.
D’aucuns - les moins avertis en la matière - me demanderont alors, bien évidemment, quelle différence il peut bien y avoir entre l’antisionisme et l’antisémitisme. Question des plus opportunes, à laquelle j’apporterai donc la réponse suivante, relativement simple. L’antisionisme consiste à refuser l’existence de l’Etat d’Israël en tant que tel : c’est un parti pris d’ordre politique. L’antisémitisme est le racisme à l’encontre des Juifs : c’est un préjugé de type anthropologique. Il s’agit donc là de deux choses distinctes, non réductibles l’une à l’autre, même si elles ne s’excluent pas a priori et qu’elles vont même très souvent, hélas, ensemble… mais non pas nécessairement, comme dans le cas spécifique, précisément, de Günter Grass : ce qui, certes, ne le dédouane en rien, ni ne l’excuse le moins du monde quant à l’iniquité de ses propos tenus, en l’occurrence, à l’encontre d’Israël !
POUR LA LIBERTE DE PENSEE ET DE PAROLE
Mais d’où également, et comme pour respecter cette pondération propre à toute réflexion équilibrée, mon profond désaccord, en tant qu’intellectuel moi-même juif pourtant, avec les autorités israéliennes lorsque, comme vient de le faire, ce 8 avril dernier, son Ministre de l’Intérieur, Elie Yishaï, elles décrètent Günter Grass « persona non grata en Israël » et même, sans autre forme de procès, « interdite de séjour » sur son sol.
Car ce texte incriminé du prix Nobel de littérature, pour éminemment blâmable qu’il soit sur le plan moral, et tout aussi injustifiable qu’il soit tant au niveau politique que factuel, ne constitue pas, pour autant, un quelconque appel à la haine, et encore moins à la destruction, d’Israël.
Ainsi, en ces conditions, est-ce cet Etat qui, paradoxalement, s’est rendu coupable là, par cette interdiction prononcée à l’encontre d’un écrivain tel que Günter Grass, du plus néfaste des terrorismes intellectuels : celui d’empêcher la liberté de pensée tout autant que de parole, et, par là, d’entraver le nécessaire et démocratique débat d’idées. Et ce, quand bien même celui-ci pourrait s’avérer dérangeant, sinon choquant, au regard de certaines consciences !
C’est là, du reste, le principe même de toute tolérance correctement entendue comme de tout progrès véritablement souhaité, ainsi que le clama haut et fort cet esprit particulièrement éclairé que fut Voltaire (c’est du moins là l’un des plus belles phrases que la postérité des Lumières lui ait attribuée, même s’il n’en est guère resté de trace écrite) : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire » !
Cette admirable et salutaire sentence critique, Israël, cette nation que je porte au plus profond de mon cœur comme mes aïeux la désirèrent au plus fort de leur combat pour cette terre sainte, se devrait de la méditer avec tout le sérieux qui sied en pareille circonstance plutôt que de se comporter là, en fait, à l’inadmissible et désastreuse image de ces dictatures qu’elle fustige, pourtant, à juste titre. Sage, elle éviterait ainsi, en outre, de faire, paradoxalement et fût-ce à son insu, le perfide mais efficace jeu, en se discréditant sur le plan des libertés individuelles, de ses trop nombreux ennemis de par le monde !
LA QUESTION TABOU
Bien plus ! Je pose ici ouvertement la question, même si je sais qu’elle risque de m’attirer les foudres de bon nombre de mes pairs : est-il encore permis aujourd’hui de critiquer publiquement la politique menée par tel ou tel gouvernement israélien lorsque l’on considère, à tort ou à raison, qu’il outrepasse la légalité internationale ou qu’il ne respecte pas le droit humanitaire, comme le font par exemple un Stéphane Hessel, un Edgar Morin ou un Alain Badiou, sans se voir automatiquement, et de manière souvent abusive, traité d’antisémite ? Ou est-ce devenu là, malheureusement pour les lumières de l’intelligence, un sujet incompréhensiblement tabou ?
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, écrivain, auteur de « La Philosophie d’Emmanuel Levinas » (PUF) et « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur), signataire du « JCall » (« European Jewish Call For Reason » - « Appel des Juifs Européens à la Raison »).
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