Ha le bon temps des cocos... II
Suite de l'évocation des années 60 dans le 93.
La plus grande insulte alors n’était pas « fumier », « facho » ou « vendu ». Non, la pire insulte, et de loin, l’universelle infamie qui valait le bannissement, l’excommunication, l’insulte qui coupait le souffle en roulant des yeux, qui mettait le nœud au ventre à sa simple évocation, l’insulte suprême alors était : « fainéant ».
Quand, le visage fermé, l’air entendu, les adultes laissaient tomber ce verdict, le fautif était regardé par chacun comme exclu du devoir de fraternité. Cet opprobre, terrible, touchait aussi la famille, qui allait dès lors, le regard fuyant sous les regards condescendants de sollicitude. On plaignait toujours l’épouse, la mère, la sœur, la fille du coupable, les femmes n’étant jamais accusées de cette indignité. Moins par reconnaissance de leur bravoure que, parce qu’à l’époque, communistes ou pas, c’était au bonhomme de ramener la soupe et une femme honnête, ça restait à la maison, nom de D….
Un fainéant, c’était un type qui était au chômage plutôt qu’à travailler ou à chercher du travail. Un fainéant, c’était un gars dont on trouvait qu’il faisait un peu trop tirer les arrêts de travail. Si un chômeur était irrémédiablement condamné, un en-maladie non agonisant était déjà suspect. On allait au boulot avec 40 de fièvre, le dos en compote et la tête comme un compteur à gaz. Elle était dure à la peine la race de nos pères. On ne pleurnichait pas des masses. On picolait seul dans sa cuisine, on gueulait sur sa femme, on cognait sur ses gosses, ou l’inverse, ou les deux, mais on ne se plaignait pas. On n’allait pas pleurer ni mendier une augmentation. On faisait une grève, même si ça obligeait à oublier la viande et les vacances d’été, et on obtenait, de haute lutte, par la solidarité et dans la discipline, une meilleure rétribution de son labeur. On ignorait alors que le « grand capital » allait prochainement trouver la parade en organisant le chômage de masse et en envoyant ses chevaux légers proclamer le droit à la paresse. Yeah, sexe, drogue & rock’n roll and mondialisation. Cool mon pote.
Les enfants, même adolescents, devaient être propres, respectueux et travailleurs. Tout père de famille voyant un gosse de la cité faire le con était implicitement fondé à distribuer des coups de pied au cul. Ceux-ci étant généralement suivis de ceux du géniteur lui-même. Les filles se devaient d’être vertueuses et modestes, au grand désarroi des garçons qui devaient « chasser » ailleurs. Probablement l’origine du phénomène de bandes. A cette époque, les pères regardaient pousser avec une certaine angoisse les cheveux de leurs garçons. Dépassé la nuque, l’attribut capillaire était honni comme un truc de « pédés »(effroyable insulte, presque aussi grave que fainéant) , de fainéant et , horreur suprême….de bourgeois. Alors que les ainés commençaient à écouter en masse les Beatles et Jimmy Hendrix(les Stones ont toujours été suspects chez les prolos)en lisant Charlie ou Hara Kiri, les petits attendaient impatiemment, chaque semaine, leur Pif Gadget et se jetaient en masse à la bibliothèque municipale à chaque sortie d’Astérix.
On apprenait la justice, la fraternité et la résistance avec Obélix mais surtout avec Teddy Ted, Rahan, le Grêlé 7/3. Tous les mômes couraient à la MJC pour apprendre le judo ou le karaté à force de lire les aventures du Docteur Justice. Les MJC.
Les MJC étaient le cœur et le symbole d’un système généreux. On trouvait tout à la MJC. On y voyait des personnages incroyables. Voulait-on faire un exposé en classe sur un sujet. Il suffisait d’aller à la MJC pour être mis en relation avec des personnages hors normes : prètre ouvrier, ancien FTP, membre fondateur de kibboutz, compagnon de route de l’IRA ou plus simplement employé des postes mais docteur en philo, routard revenant du Vietnam en passant par la Californie, que du pur subversif. Et le mot pur est pesé.
Pour apprendre, il y avait les enseignants. Parmi ces profs, s’il y avait bien quelques cons et médiocres, il y avait aussi de véritables saints laïcs(souvent socialos, faut le reconnaitre), en croisade contre la chaîne générationnelle de servage, les artisans du possible.
Il y avait encore des intellos au PC. Beaucoup. Pas des intellos milliardaires à cheveux longs et chemise blanche assez riches pour se payer une court et une réputation ou assez scélérat pour se faire payer leurs services, non, de vrais intellos qui nous racontaient des trucs qui nous faisaient sourire à l’époque et qui pourtant….se sont toutes révélées tout à fait exactes. Ce que deviendraient les « révolutionnaires » à la Cohn-Bendit, tous ces maoïstes ou trotskistes de pacotille qui n’étaient de ces groupuscules que parce que c’était de mode d’être marxiste mais qu’ils avaient bien trop de mépris pour le peuple pour être simplement communistes. Il leur fallait leurs chapelles à bourgeois, beaucoup plus sexy, sans l’odeur et les mots du peuple, et tout ce monde là reviendrait tôt ou tard à l’intérêt et aux habitudes de leur classe bourgeoise. Ils nous disaient qu’autant le mot « Liberté » avait servi à Staline pour faire les pires saloperies, autant ce mot merveilleux serait prostitué en étendards du fachisme, aboutissement naturel du capitalisme. Ils nous disaient que l’URSS, épuisée, autant par la course aux armements imposée par l’OTAN que par l’accaparement du pouvoir par une nouvelle classe de bourgeoisie politique, les apparatchiks, allait s’effondrer et que, comme la fin de Carthage pour les Romains, ceci ne marquerait pas le début d’une ère de prospérité et de liberté, mais qu’au contraire, le capital, n’ayant plus peur d’aucun adversaire laisserait libre court à sa tendance naturelle à l’abus d’accumulation et qu’alors, le risque serait grand que la civilisation recule de plusieurs siècles. Ils disaient ça au tout début des 70’s ces intellectuels jamais connus, jamais publiés, jamais écoutés.
Quelques années plus tard, je dus déménager dans une petite ville de province ultra-conservatrice où d’un coup, je fus cerné de fils de bourgeois, plus droitiers les uns que les autres, avec même un bon nombre d’authentiques fascistes.
J’y appris deux choses.
La vision qu’ils avaient des communistes était absolument, totalement risible. Ils imaginaient de véritables armés de gueux, couteau entre les dents prêtes à livrer la patrie à l’ogre soviétique là où dans l’antre la plus communiste, et de loin, du pays, je n’avais vu que d’honnêtes bonhommes aspirant à une vie meilleure pour leurs enfants et économisant sous après sous pour acheter une télé(le crédit était d’essence diabolique) , et tenant l’enfer toute une année en serrant les dents dans l’attente du mois d’aout.
La vision que nous avions des bourgeois était aussi caricaturale et risible que celle qu’ils avaient de nous.
Comme le disait Marc Bloch, peut-être serait-il temps que notre pays apprenne à s’aimer.
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