Handicap : toutes les vies ont-elles la même valeur ?
En période de crise, qu’il s’agisse de crise pandémique comme celle de la COVID-19, ou d’une crise économique et sociale qui fournit une occasion de promouvoir l’évidence et l’obligation d’une diminution de ressources et de libertés, toutes les vies valent-elles ? Sont-elles toutes d’égale valeur ?
La question s’est posée lorsqu’il s’est agi, lors de la pandémie, de faire des choix de soins au regard de la saturation des services hospitaliers face à l’afflux des malades dans un contexte marqué par les manques de moyens humains et matériels : qui allait-on sacrifier ? Des personnes âgées résidant en EHPAD ont ainsi été dépriorisées par rapport à des malades plus jeunes, voire ont été aidées à abréger leur vie. Des personnes en situation de handicap complexes (polyhandicap) ont été déclarées de fait non prioritaires pour les soins. Sur différents plateaux médias, des commentateurs n’hésitent plus à discriminer ceux qui méritent d’être sauvés et ceux qui ne le méritent pas.
Loin des déclarations des droits humains, les choix philosophiques et éthiques effectués à travers ces faits et discours répondent à ce postulat : certaines vies valent plus que d’autres. Que les situations de crise aient contraint de faire de tels choix pose aussi la question des choix politiques antérieurs. Certes, lors de ces choix, la question directe des priorités de soins, et donc des valeurs des vies, ne s’est pas posée explicitement, mais ils ont amené à des situations dans lesquelles la question des priorités s’est posée, et résolue par une hiérarchisation des valeurs des vies. Il y aurait donc, contrainte, implicite ou inconsciente, mais aussi revendiquée, une philosophie qui pourrait affirmer : oui, il y a des vies qui valent plus que d’autres, et par conséquent d’autres qui en valent moins. Et comme un fait exprès, c’est la vie des plus vulnérables qui semble valoir moins que celle des moins vulnérables.
L’on a beau s’époumoner dans des déclarations sur le développement de l’inclusion de personnes fragiles, vulnérables ou en situation de handicap, sur la société inclusive d’égalité des droits et des chances, la vieille idée de hiérarchie et d’une inégalité justifiée, jusqu’au sacrifice de certains, resurgit avec une facilité déconcertante. De telles hiérarchies de valeur des vies (selon la race, le sexe, l’âge ou encore l’intégrité physique ou psychique), que l’on croyait révolues avec l’expérience historique des horreurs auxquelles elles avaient conduit, sont en réalité toujours présentes comme substrat idéologique, qui conduit aux choix fait récemment.
Ce substrat idéologique est dangereux. Non seulement en ce qu’il autorise un retour (comme dans le cas d’un transhumanisme qui délibérément affirme une hiérarchie des humains) à des discriminations, ségrégations et neutralisations de certaines catégories ciblées de populations : les personnes en situations de handicap ainsi que d’autres catégories de personnes fragiles, vulnérables, désaffiliées, exclues, …, pourraient avoir à craindre de telles évolutions. Si l’idée d’eugénisme fait encore horreur à la plupart, il faut bien comprendre que l’idée de hiérarchie de valeur des vies en est pourtant la porte d’entrée. La situation actuelle, et le naturel avec lequel des responsables se sont engagés dans de tels choix (certes masqués en termes de communication publique), laisse à penser que l’on n’est quand même sur une route qui peut conduire aux pires horreurs. Rares ont été les responsables qui ont considéré cette situation comme intolérable, quelles que soient les raisons qui ont amené à ces choix ; mais de fait ce sont les politiques mises en œuvre par ces mêmes responsables qui ont conduit à la contrainte de ces choix.
Si l’on en arrive si naturellement à adhérer à un tel modèle de hiérarchie de valeur des vies, c’est qu’il traverse le quotidien social et sociétal. La légitimation de l’accroissement des inégalités, et les mesures qui délibérément les accroissent, est une idée banale et commune. Lorsqu’une société se préoccupe davantage des moyens d’accroitre les inégalités (en privilégiant ceux qui ont plus de ressources et ignorant les plus démunis) que des moyens de les réduire, c’est que la hiérarchie de valeur des vies est déjà là : certains, les plus privilégiés, valent davantage que les plus démunis, les plus vulnérables, les plus fragiles. Ceux qui sont dans la misère valent moins que ceux qui sont dans l’opulence. Et les plus hauts responsables cautionnent et revendiquent cette option : « Dans les gares on rencontre ceux qui réussissent, et ceux qui ne sont rien ». Lorsque l’on n’est rien, la vie d’un rien ne peut avoir beaucoup de valeur. Au-delà des personnes en situation de handicap ou de résident d’EHPAD, c’est bien à une véritable hiérarchisation des valeurs des vies que l’on assiste dans toute la société.
Le plus surprenant, c’est que cette hiérarchisation des vies est concomitante à un discours qui en affirme l’exact contraire. En effet, à en croire la communication officielle (gouvernementale ou médiatique), la société inclusive est déjà là, à quelques réserves près pour lesquelles tous les efforts sont fournis : les enfants handicapés seraient à l’école, les offres d’emploi attendraient les demandeurs d’emploi, les sans-abris seraient invisibilisés, les plus pauvres verraient leurs revenus augmenter, les soignants applaudis et récipiendaires de médailles verraient leurs conditions d’exercice nettement améliorées, etc… Sur tous les terrains, la réalité contredit ces discours, et ce que l’on voit, ce sont les fractures sociales qui témoignent de la hiérarchisation de l’importance et de la valeur des vies et des personnes.
Il y a une aporie dans la présence simultanée d’une part de l’affirmation d’une orientation inclusive de la société qui donnerait à chacun sa place, et d’autre part le maintien coûte que coûte (ou quoiqu’il en coûte) des inégalités sociales et sociétales qui interdisent de fait et de droit la mise en place de dispositifs inclusifs. L’inclusion, en tant que terme utilisé politiquement, se veut être un terme performatif (déclarer l’inclusion, c’est déjà affirmer son existence réelle), mais en tant que vérité alternative.
4 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON