La rentabilité d’une transaction dépend logiquement du nombre d’intermédiaires qui prennent part à cette dernière, pour la bonne et simple raison que chacun de ces intermédiaires capte une part des revenus qu’elle génère. Acheter sur un service de vente de musique en ligne un single de Madonna coûte environ un euro. Sur cet euro versé par l’internaute, la plate-forme qui assure la transaction touche environ 50%. Passe ensuite la maison de disque de la Madone, qui ponctionne environ 40% de la somme. Finalement, 10%, peut-être moins, de la somme versée initialement reviennent à l’artiste. Chacun de ces maillons a lui aussi affaire à ses propres intermédiaires, à qui il reverse une part de ses recettes (par exemple, l’organisme financier qui garantit la transaction par carte bancaire, etc.).

MySpaceMySpace se propose d’assurer la commercialisation des morceaux produits par les artistes qui utilisent son "réseau social". Le modèle est infiniment plus simple, et infiniment plus rentable pour ce dernier. Un euro versé par l’internaute donne environ 10% de frais divers, 45% pour MySpace et 45% pour l’artiste. Celui-ci voit donc tout simplement ses recettes augmenter de 350%. Est-ce vraiment si simple ?

La réalité est évidemment plus complexe : si un artiste accepte que la majeure partie des recettes générées par ses oeuvres soit ponctionnée par les intermédiaires auxquels il a recours, c’est que ces derniers lui fournissent une prestation. La maison de disques fait jouer ses contacts, producteurs, chaînes de radio, etc. Elle peut fournir un studio d’enregistrement, elle finance une campagne de publicités ou garantit un passage en TV. Idéalement, la facture relative à la prestation fournie devrait être proportionnelle aux bénéfices induits par cette dernière.

Nous sommes toutefois bien loin de cet idéal dans bien des situations. Tenez, prenons la vente d’un bien immobilier. L’agent immobilier auquel vous allez confier vos clés vous propose un carnet d’adresses d’acheteurs potentiels, confère à votre appartement une certaine visibilité, et prend en charge les relations avec l’acheteur potentiel. Le notaire fournit, quant à lui, la caution juridique nécessaire à toute transaction. Les services rendus par ces deux intermédiaires ont indispensables : sans visibilité, personne ne saura que vous vendez, tandis que vous vous exposez, à traiter sans la bénédiction d’un notaire, aux vices de procédure et arnaques en tout genre.

Il est toutefois possible de se passer des services de l’un de ces deux intermédiaires, en passant par un service de petites annonces, comme "De particulier à particulier", qui offre la visibilité nécessaire à la vente de votre bien, et pour une somme nettement inférieure à celle que demande un agent immobilier, il est possible de passer. Ils impliquent en revanche que vous assuriez vous-même les visites de votre appartement auprès des éventuels acheteurs. L’effort supplémentaire à fournir est largement compensé par la réduction des frais liés à la vente, comme en témoigne le succès des services en question. Move.com va plus loin. Pour simplifier, disons que la société pratique des économies d’échelle en se chargeant de l’ensemble des services liés à la vente d’un bien. Comme elle fait tout, elle le fait plus vite et pour moins cher que les deux intermédiaires historiques que sont le notaire et l’agent immobilier. Celui qui vend sa maison reçoit un service similaire, mais débourse nettement moins pour se l’offrir.

FreakonomicsDans leur ouvrage Freakonomics, Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner démontrent très simplement que l’agent immobilier à qui vous confiez vos clés n’est pas le mieux placé pour défendre vos intérêts. Son objectif n’est pas de vendre votre maison au prix maximum, mais de la vendre vite. S’il vend votre maison 10% de plus que ce que vous en espériez, sa commission n’augmente que d’un ou deux points. Il est donc plus rentable pour lui de vendre vite, et de s’attaquer rapidement à une autre transaction, que de vendre bien. Ayons toujours à l’esprit que la chaîne des intermédiaires voit son intérêt avant le nôtre.

Le World Wide Web, avec lequel chacun peut diffuser, distribuer, commenter ou informer, agit comme un catalyseur de cette prise de conscience. Mieux, il permet à tous de prendre le mors aux dents et d’essayer de se départir de certains intermédiaires.

Connaissez-vous LaFraise.com ? Le site LaFraise est souvent cité comme l’une des démonstrations éclatantes de la notion de Web 2.0. Patrice Cassard vend des tee-shirts. Au départ, personne ne le connaît ou presque, mais il parvient à fédérer une communauté d’adeptes autour de son blog, et sa petite affaire se change en réussite. Immédiatement, LaFraise se voit qualifiée de site éminemment "Web 2.0", parce que son succès repose sur la création d’une communauté, un réseau social immédiatement impliqué dans le fonctionnement de la boutique (les internautes proposent des motifs, votent pour leurs tee-shirts préférés, etc.).

En quoi le modèle de LaFraise est-il symptomatique d’une révolution, d’un passage de l’âge sombre du Web 1.0 à la lumière du Web 2.0 ? Le fait d’impliquer ses clients à ses affaires n’est pas nouveau. Les marques organisent des sondages et font tester leurs produits, les journaux proposent à leurs lecteurs de s’exprimer dans leurs colonnes, etc. La vraie nouveauté dans l’affaire LaFraise est que Patrice Cassard a su mettre sur pied un modèle économique semblable à celui qui a fait de Dell le numéro un mondial de l’informatique : la vente directe ! Le moins d’intermédiaires possible, des tee-shirts imprimés à la demande, expédiés aux clients par la personne même qui tient les comptes, anime le site et dépose les chèques à la banque. Qu’un simple particulier puisse utiliser ce modèle est une vraie révolution, qui découle directement de l’essor d’Internet. Ca, c’est le Web 2.0 !

logo webEcoutons les promoteurs de cette notion (qui, soit dit en passant, prêchent le plus souvent pour leur propre paroisse) : le Web 2.0, c’est Netvibes, le blog, Wikio, les commentaires sur Libé, Del.icio.us, Flickr, Digg, YouTube ou le podcasting. Ces phénomènes influencent le rapport que l’on entretient avec les médias traditionnels, avec la culture ou les arts, et ceci constitue dans doute une rupture, ce qui pourrait justifier le "2.0" de ce nouveau Web. Mais dire que le Web 2.0 repose sur la place accordée à l’utilisateur, avec des services créés par l’internaute, pour l’internaute, est faux. Netvibes, Flickr ou Digg partent peut-être de nobles idéaux, mais la logique qui prévaut est, comme dans l’ancien temps, celle de la rentabilité, même si l’accès au service est gratuit. L’objectif n’est pas de chambouler le rapport de l’internaute au monde, ni de mettre en place de nouveaux modèles, mais tout simplement de fournir un service visant à garantir des profits, en bon intermédiaire. On a déjà vu plus "révolutionnaire", non ?

Si Web 2.0 il doit y avoir, il réside dans la possibilité de bouleverser les schémas traditionnels qui sous-tendent notre économie et notre quotidien. Dans la rupture et le changement. L’avènement d’une démocratie citoyenne, dans laquelle l’importance des innombrables intermédiaires s’amenuiserait au profit de celle des véritables acteurs, ne serait-il pas plus "Web 2.0" que l’apparition d’un énième agrégateur d’informations ?

Alexandre Laurent