Hiver en France
12.2 % d’inflation des produits alimentaires sur un an en 2022, et des consommateurs de plus en plus regardants sur le choix des produits qu’ils déposent au fond du caddie. Et qui observent à la loupe la valse des étiquettes qui pour certaines se sont mis à grimper en flèche. Quand le chef de l’État se targue le nez sur les données de l’INSEE d’avoir su contenir l’inflation galopante à 6 % mieux que n’ont su le faire certains de nos proches voisins, le français de la classe moyenne hausse les épaules. Que lui importe que le lituanien, l’estonien ou le roumain tire la langue quand il n’a plus de quoi s’offrir la moindre ration de viande, et qu’il faut rivaliser d’ingéniosité pour interdire aux enfants d’ajouter les habituelles friandises tout près de la caisse sans engendrer aussitôt des cris et des crises. A mesure que tout augmente, tout pour lui se rétrécit, qualité, quantité, et tous ces petits à côté, ces petits plaisirs de trois fois rien auxquels on s’était habitué. On tape dans la sous marque, on compare, on soupèse, on se saisit puis on repose aussitôt sur l’étagère. Pas possible. Plus possible.
Dans ce petit bourg, les rares petits commerçants qui n’ont pas mis la clef sur la porte tirent tous la langue, transformant le passage à la boulangerie et au café en calvaire. Chacun y compte ses misères, et on ne saurait dire qui parmi ceux-là aux visages renfrognés parviendra à s’en sortir. L’usine William Saurin d’à côté a fermé pour quelques mois, les gars sont à demeure, payés, en chômage technique. Ils n’ont pas l’habitude, de traîner dans les rues en semaine, d’habitude on ne les croise guère que le week end. Ils s’ennuient, forcément, ils se sentent inutiles. Alors ils palabrent.
Les nouvelles ne sont pas vraiment bonnes, et les regards échangés trahissent les mots qu’on ose à peine prononcer, par fierté sans doute, parce qu’on n’aime guère se lamenter sur son sort, tellement on s’est habitués à ce que son voisin de palier soit encore plus à plaindre, lui qui ne dit mot et ravale sa bile, jusqu’à parfois la recracher en silence, quand les regards se sont éloignés. Alors on dépose quelques menues piécettes que l’on prend grand soin à dissimuler tellement leur montant est dérisoire dans la petite timbale du confiseur, on fait ça pour le geste, pour l’intention, parce qu’on peut décemment pas ne pas participer ne serait ce que symboliquement. Il est à deux doigts de fermer le rideau définitivement, ce que quelques mois auparavant on n’aurait jamais pu imaginer, pensez donc, la famille Besnard, confiseurs de père en fils depuis trois générations, une institution ! Ici, on y allait enfants les yeux rieurs, et maintenant …
On a causé, l’autre jour, avec le gérant du Super U, un bon gars, un gars d’ici, le fils Desmeuries, un sur qui on a été nombreux ici à compter pour y envoyer nos gosses y faire des CDD et des stages. Ca en a aidé pas mal, ces dernières années, ça en a empêché beaucoup de tomber dans la merde, même si ça payait le minimum ça a permis à pas mal de familles de compléter ce qui manquait, pour le loyer. Il nous a dit, Desmeuries, que ça allait pas s’arranger. A compter de mars, les prix allaient se prendre entre 10 et 25 %. Plus que probablement. Cette fois-ci, la centrale d’achat allait pas pouvoir contenir aussi bien que l’an passé. On a essayé de comprendre, on a à peu près compris, même ces grosses boites dont on connaît par cœur les publicités tirent la langue. Tout ce qu’on connaît nous autres, les prix qui flambent, les notes d’électricité, les matières premières, ce que nous racontaient le confiseur et sa femme, eux c’est à la puissance dix. Ils ont beau avoir les reins solides, quand t’es obligé de vendre à perte tu finis par mettre la clef sous la porte ou par dégraisser par charters entiers. Même le plus inculte d’entre nous le sait bien, qu’un sou reste un sou. Alors on a commencé à s’organiser, entre nous, vu que dans le bled, des qui sont à l’os et qui bouffent presque rien, des qui ont passé avec nous des semaines et des nuits aux rond points, forcément on a la liste. Et la liste, elle s’allonge, l’air de rien, de plus en plus. Les invendus, les périmés, tout ça on saura y faire, leur mettre de côté, si on prend pas les choses en mains on sait bien que beaucoup oseront pas demander. Ca sert à rien de leur répéter que y’a pas à avoir honte, aujourd’hui ça tombe sur toi, demain ça sera mon tour, on a pas passés ensemble toutes ces nuits emmitouflés à refaire le monde autour d’un grand feu pour te laisser crever seul la gueule ouverte quatre ans après dans ton taudis, frérot !
Nos rêves, nos rires, nos coups de gueule, nos mains qui se tendent les unes vers les autres, nos assemblées improvisées jusque pas d’heure, nos illusions déçues, nos marches fières, nos embrassades, on les a vécues comme en apesanteur, serrés, soudés, et le cœur parfois soulevé d’effluves de bonheur. Des moments fugaces, auxquels on se raccroche comme à une belle épopée, une page de vie plus grande que ce qui avait précédé et que ce qui a suivi. Et quand le jour éteint nos forces et laisse poindre le sentiment d’impuissance, on se surprend à sourire du souvenir d’un bref instant de fraternité volé aux mornes saisons qui se sont succédées sans qu’on les voit passer.
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