Hommage à Pierre Boulez - Un contemporain devenu classique : éternel !
C'est avec une profonde tristesse, à l'instar de bon nombre de mes pairs sans doute, que j'ai appris la mort, à 90 ans, dans la belle cité thermale de Baden-Baden, là où il s'était établi, en pleine « forêt noire » allemande, de Pierre Boulez, peut-être le plus grand compositeur et chef d'orchestre français de la seconde moitié du XXe siècle.
INTERPRETATIONS MAGISTRALES
Qui ne se souvient, en effet, de ses magistrales interprétations, à la tête des plus grands orchestres du monde, de quelques-unes des œuvres les plus significatives de notre temps, au premier rang desquelles émergent des enregistrements, déjà historiques pour la plupart d'entre eux, tels que « Pelléas et Mélisande » de Claude Debussy, « Le château de Barbe-Bleue » de Belà Bartok, « Parsifal » (que Boulez créa directement à Bayreuth, temple du wagnérisme, en 1966) de Richard Wagner, « Le chant de la Terre » de Gustave Mahler, « Les Noces » d'Igor Stravinski, « Pierrot Lunaire » d'Arnold Schoenberg, « Lulu » ou encore « Wozzeck » d'Alban Berg et, bien sûr, l'intégrale d'Anton Webern.
Schoenberg-Berg-Webern : un indissociable trio, pour Boulez, puisque c'est à ces trois maîtres de la « Seconde École de Vienne » en matière de création musicale, qu'il doit ses premières véritables incursions, dans le sillage de son cher Olivier Messiaen, au sein de la musique contemporaine.
L'UNIVERS CONTEMPORAIN
La musique contemporaine ! C'est là, précisément, que Pierre Boulez déploya le plus son immense talent, sinon son incomparable génie, lequel n'a rien à envier, dans ce registre, à Karl-Heinz Stockhausen en personne : une œuvre aussi novatrice, voire révolutionnaire, que « Le marteau sans maître » (1954), inspirée par la richesse poétique de René Char, mais aussi de l'hermétisme symbolique d'un Stéphane Mallarmé, en témoigne au plus haut point. Boulez n'a jamais ignoré, en outre, ce qu'il devait, à ce niveau-là, à Schoenberg, inventeur du dodécaphonisme, c'est-à-dire de la musique sérielle à douze sons, sinon, parfois même, poussée à l'extrême, atonale. Cette dette artistique, il la reconnut explicitement, du reste, en un essai, devenu désormais un classique en matière d'esthétique musicale, ayant pour emblématique titre « Penser la musique d'aujourd'hui » (1963).
Car Pierre Boulez, ce n'était pas seulement, sur le plan artistique, un extraordinaire musicien ou un brillant initiateur d'institutions, tel l'IRCAM (l'Institut de Recherche et Coordination Acoustique-Musique), qu'il fonda, sous l'égide du Centre Pompidou, en 1969, ou le célèbre « Ensemble Intercontemporain », qu'il mit sur pied en 1976 ; c'était aussi, sur le plan philosophique, un fécond théoricien, exigeant sur le plan conceptuel et rigoureux sur le plan stylistique.
UN « MONDE DES IDEES » MUSICAL
Ainsi sa pensée, empreinte d'une réelle dimension métaphysique, connexe à l'idéalisme platonicien en particulier, comme s'il existait a priori un « monde des idées, intuitif et quintessentiel » musical, s'avère-t-elle étroitement liée à ce courant philosophique majeur que l'on appelait alors, dans la mythique France des années 50-70, le « structuralisme », dont des esprits aussi pointus, subtils et raffinés tout à la fois, que Claude Lévi-Strauss (en anthropologie), Michel Foucault (en philosophie), Jacques Lacan (en psychanalyse) ou Roland Barthes (en sémiologie) étaient les plus illustres représentants.
Roland Barthes et son infini « Plaisir du texte », comme d'ailleurs Gilles Deleuze avec des ouvrages tels que « Différence et répétition » ou « Logique de la sensation » (consacré, de manière plus spécifique, à la peinture de Francis Bacon), constitua à ce sujet-là, et en matière d'écriture plus précisément encore, la première source d'inspiration, avec notamment la fameuse notion d' « envers des choses », pour Pierre Boulez.
A cela l'on ajoutera encore, comme influence déterminante dans le parcours artistique tout autant que dans la réflexion philosophique de ce dernier, le « déconstructivisme », bien sûr, de Jacques Derrida, dont la pensée n'est pas sans évoquer, transposé sur le mode musical contemporain, les partitions d'un Luciano Berio ou d'un György Ligeti, dont Pierre Boulez dirigea de main de maître, là aussi, quelques-unes des compositions les plus marquantes, ou encore d'un John Cage, avec lequel ce même Boulez publia, en 1991, une très fructueuse, aussi originale qu'audacieuse, « Correspondance ». Rien d'étonnant, donc, si Pierre Boulez se révéla être aussi, dans l'enceinte même du prestigieux Collège de France, l'un des plus insignes professeurs, dont les formidables leçons fascinèrent, enchantèrent ou bouleversèrent tour à tour, plus d'un étudiant !
UNE PERTE CONSIDERABLE POUR LE MONDE INTELLECTUEL
C'est dire, à la seule lumière de ces quelques éléments, dont l'aspect pluridisciplinaire n'est pas sans évoquer cette « œuvre ouverte » dont parlait Umberto Eco en un de ses essais fondateurs de la sémiotique moderne, si la mort de Pierre Boulez, né le 26 mars 1925 et décédé ce 5 janvier 2016, représente une perte considérable pour le monde musical et intellectuel français et international. D'une exceptionnelle qualité, même si son avant-gardisme fut parfois incompris et son discours controversé, il nous manquera assurément !
Pierre Boulez, c'est un contemporain devenu, par son génie artistique, déjà classique : aussi indépassable qu'indémodable. En un mot : éternel ! La mort n'existe pas pour les artistes transcendant, par l'universalité tout autant que la grandeur de leur œuvre, jusqu'à leur temps.
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur de « Philosophie du dandysme - Une esthétique de l'âme et du corps » (Presses Universitaires de France), « Oscar Wilde » et « Lord Byron » (publiés tous deux chez Gallimard-Folio Biographies), « Du Beau au Sublime dans l'Art – Esquisse d'une Métaesthétique » (Ed. L'Âge d'Homme) « Le clair-obscur de la conscience - L'union de l'âme et du corps selon Descartes » (Académie Royale de Belgique).
13 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON