Hôpital : Haute technicité, peu d’humanité
Il est des expériences qui sont révélatrices d'un des maux dont souffre notre société : la dictature de la bureaucratie des experts polis mais froids qui règne dans tous les domaines de notre vie. L'hôpital livré aux mains du " système technicien" (1) en est un exemple particulier.
44 HEURES CHRONO.
Dès l'entrée à l'hôpital on "codebarrise" le futur " corps malade" et sans que l'on y prenne garde on met en veilleuse sa personnalité avec ses émotions, ses souffrances, ses interrogations et ses angoisses ; subrepticement on déconnecte la conscience du patient de son organisme. C'est l'objectivation de l'être (2 ). Seul son corps intéresse alors le monde des actes médicaux, réalisés avec civilité par des mains expertes, suivant des protocoles bien établis et respectés à la lettre. C'est le bal des infirmières, chacune chargée d'un contrôle ou d'un acte : poids, tension, température, etc ; on dirait la check-list que doit vérifier tout commandant de bord avant le départ d'un avion. C'est la ronde du personnel hôtelier de l'hôpital pour les sujets liés à l'intendance et à la distraction. Le temps s'écoule, l'acte chirurgical majeur approche, pas l'ombre d'un être humain, d'un chirurgien, d'un "vrai médecin " pour échanger sur le seul sujet qui angoisse : qui va réaliser l'acte opératoire ? que va-t-on faire exactement ? comment sera la douleur ? A quoi doit-on s'attendre après ?, etc.... Tout se passe comme si on allait être pris en charge par un robot, qui dans un programme séquentiel parfaitement maîtrisé exécutera l' opération. L'acte médical terminé, le corps du patient est conduit dans une grande salle d'éveil, en présence d'autres corps ; on plaisante au dessus de leur tête, ils n'existent pas. Après avoir vérifier les paramètres attestant de la vitalité de l'ensemble de l'organisme, c'est le retour en chambre. A la fin du temps protocolaire, 44 heures chrono, et après une visite de courtoisie de l'opérateur assistant on est convié à rejoindre son domicile.On quitte la chambre sans savoir qui saluer et qui remercier, tant les acteurs furent nombreux et tant préoccupés qu'ils sont dans l’exécution de leur mission.
Peu à peu le corps se reconnecte avec l' être intime. A la maison,les inévitables douleurs et les petites complications apparaissent et les questions restent sans réponse. Seul le service des urgences, avec l'attente en prime, pourra alors venir à bout de l'insoutenabilité de la souffrance, si tant est que l'on puisse communiquer aisément, et avec précision, avec l'interne de garde fraichement arrivé(e) d'un pays étranger et à qui on n'a pas jugé utile d'apprendre toute les subtilités de notre langue. Sans rien connaître du patient,en silence,il va à nouveau mécaniquement dérouler son protocole pour ensuite tenter de répondre à la souffrance du malade.
Cet exemple illustre bien ce que développe Roland Gori dans "la Fabrique des imposteurs" au Chapitre III : Raisons et logiques de la bureaucratie d'expertise.
LA DICTATURE DE LA NORME ET LA PROLÉTARISATION DES MÉTIERS
Roland Gori décrit très bien ces mondes où la parole et l'échange se raréfient, où les acteurs n'existent que par leurs gestes d'experts sur d'autres êtres entièrement objectivés et où tout est cadencé par la dictature du temps.
" Nous nous trouvons devant une prolétarisation généralisée de l'existence dont les signes les plus patents sont les procédures de normalisation matérielles et symboliques des pratiques professionnelles [...] Technicisation, quantification, fragmentation, rationalisation, formalisation numérique, normes gestionnaires agissent alors de concert dans cette prolétarisation des savoirs et des métiers et assurent une hégémonie culturelle nécessaire au pouvoir. [...] Cette philosophie transforme l'hôpital en entreprise- on parle alors de "chaîne de production de soin" ( 3 ) Avec R. Gori on peut se poser la question si la dimension artisanale du médical a encore le moindre intérêt dans cette médecine productiviste. "Il s'agit de faire du "vrai médecin" une "denrée rare" qui doit apporter une valeur ajoutée aux autres soignants auxquels il aura délégué ses compétences incorporées dans des protocoles standardisés. Chacun des professionnels censés remplacer le médecin dispose d'une liste de questions à poser, d'actes à accomplir en suivant le "protocole". [...] Cette rationalité technique est le caractère coercitif de la société aliénée. " ( 3 )
Dans le domaine de la médecine, comme dans d'autres, se crée une distance entre médecine de masse entièrement objectivée et standardisée et une médecine avec de "vrais médecins" à l'écoute de la singularité du malade dans des cliniques privées ou dans les équipements du domaine publique, privatisés pour l'occasion. Tout cela contribue à instaurer une démocratie des meilleurs, des "sachants", où l'oligarchie des grands de ce monde se retrouve en toute connivence, à l'opposé de la démocratie de masse, où chacun, réduit en un code barre ou à une référence de dossier, ne peut être que le semblable de l'autre, et où chacun est condamné à n'être que le spectateur de son destin. ( 4 )
Comme dans le secteur de l'enseignement fondamental et initial, un autre secteur mis à mal par cette dictature des experts, il est temps de reprendre la main pour que, dans ces deux domaines fondamentaux : la santé et l'éducation, le libéralisme, et ses funestes objectifs n'aient plus droit de cité.
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(1) Jacques Ellul, cité par Rland Gori dans "La fabrique des imposteurs" - Les Liens qui libèrent- page 145
( 2 ) On ne peut s’empêcher de faire le lien, dans un autre domaine lié à "la manipulation des corps", avec cette étude sur Sade " Sexe,capitalisme et critique de la valeur" présentée sur le blog "des Nouvelles de l'Humanité " : " Pour Sade, les humains sont réduits à des objets, à des organes sexuels, et comme tout objet, ils sont interchangeables, par conséquent anonymes, sans individualité propre. [...] Son monde reflète les mécanismes de production, ses représentations, ses symboles, ses différentes formes de rationalisation, une économie politique de la production corporelle favorable à l'objectivation des femmes et à leur soumission sexuelle, piliers de la modernité capitaliste."
(3) Roland Gori - La fabrique des imposteurs - Les Liens qui Libèrent - Pages 134-135
(4) Voir Pierre Manant- Les Métamorphoses de la cité,
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