La médiatrice, Véronique Maurus, se devait d’exercer son arbitrage : elle l’a fait dans un article paru les 17/18 octobre et intitulé « Un angle excessif » : elle y admet une « maladresse involontaire », mais non une « malhonnêteté » intellectuelle (1).
Ce qui, cependant, ressort surtout de ses explications, c’est une confusion intellectuelle dont on se demande si elle est due à l’ignorance ou au calcul. Cette confusion intellectuelle naît de deux erreurs ou de deux leurres, c’est selon : la multiplication des catégories sans nécessité et un accommodement complaisant ou aveugle aux contradictions.
1- La multiplication de catégories sans nécessité
Guillaume d’Occam (XIIIème-XIVème siècle) a posé un principe simple : il ne faut pas multiplier les catégories sans nécessité. La raison en est évidente : inventer des catégories inutiles pour classer les objets fait ressortir entre eux des différences artificielles qui peuvent faire oublier leurs ressemblances plus profondes, ce qui est propre à semer la confusion.
- La médiatrice du Monde use ainsi d’un néologisme inutile mais à la mode, paraît-il, dans sa profession, « angler ». L’opération vise trois objectifs : 1- faire reconnaître une spécialité à allure scientifique qui tire d’un jargon propre la preuve de son existence ; 2- s’imposer comme une autorité ; 3- et provoquer la désorientation du profane qui ignore ce jargon.
- Or, qu’est-ce donc qu’ « angler », selon cette médiatrice ? C’est choisir « un angle d’attaque précis pour raconter les faits » ou encore « donner un sens à l’information ». On voit tout de suite qu’il ne s’agit que de « livrer une représentation d’un fait », ce qui est la définition même du mot « informer ». Pourquoi est-il besoin d’inventer ce néologisme « anglé » quand en français il existe déjà une expression claire et précise ? C’est que cette astuce permet de ruser et de s’accommoder d’incroyables contradictions.
2- Un accommodement complaisant aux contradictions
1- La représentation d’un fait
Si « angler » consiste à adopter un angle de vue, c’est-à-dire tout bêtement un point de vue qui constitue « une représentation d’un fait », il faut admettre que celle-ci est plus ou moins fidèle à la réalité selon l’angle choisi et le soin mis à la définir en mots, en images ou en omissions. Selon le côté observé par exemple, un témoin peut prétendre avoir vu un rectangle quand un autre soutient qu’il s’agissait d’un disque. Le point de vue d’un troisième, situé de trois-quarts, réconcilie les deux premiers : c’était un cylindre.
2- Ce titre (texte ou discours) informatif qui n’existe pas
L’ennui est que la médiatrice prétend aussi qu’un titre « anglé » peut-être « purement informatif ».
- Or, qu’est-ce donc qu’ « un titre (ou texte ou discours) informatif » ? Elle rappelle qu’il fait partie de « la déontologie du Monde ». On le sait, le journal a publié en janvier 2002 une brochure « L’esprit du monde » où est présentée cette catégorie inutile et erronée. La médiatrice en offre d’ailleurs une définition elle-même erronée : « Le titre informatif (sujet, verbe, complément), explique-t-elle, s’impose pour tous les articles d’information », écrit-elle. Il s’oppose au « titre commentaire », puisque la mythologie journalistique différencie le « fait » du « commentaire », comme si c’était possible.
- La ruse est de faire croire qu’ « un titre informatif » se réduit à un sujet, un verbe, complément. Ces phrases, par exemple - « La terre tourne autour du soleil » ou encore « Dieu a créé le premier homme » - sont-elles des « titres informatifs » ou des « titres-commentaires » ? Ne livrent-ils pas une représentation particulière et idéologique de l’univers ?
La médiatrice se garde de rappeler qu’on entend en fait par cette catégorie erronée de « titre (ou texte ou discours) informatif », un titre (ou texte ou discours) qui ne vise pas à influencer le récepteur, ou, disent les linguistes précieux, « qui n’a pas de finalité impressive ».
3- La loi d’influence
Or, c’est une mission impossible ! Texte, image, posture, apparence physique, et même un silence, toute information influence, mais la mythologie journalistique et scolaire veut faire croire le contraire. Que l’on parle ou que l’on se taise, on influence son interlocuteur par ses choix. L’être vivant (homme et animal) ne peut pas ne pas influencer son vis-à-vis. C’est une loi fondamentale de la relation d’information, de même que la loi de la pesanteur qui fait tomber les objets sur terre, est la loi physique sur terre. En gardant secret le cancer dont il souffrait depuis 1981, par exemple, le président Mitterrand a pu se protéger contre des accusations d’invalidité pour exercer ses fonctions. Mieux, il a pu se représenter sans problème en 1988. Le seul silence sur son cancer a donc influencé ses rivaux, ses adversaires et l’électorat français.
- L’exemple avancé par la médiatrice du Monde contredit lui-même sa prétention à y voir un titre « anglé et purement informatif ». Elle rappelle le titre choisi, le 8 mai 2007, par Le Monde pour annoncer l’élection de M. Sarkozy : « Élu président, Sarkozy promet l’ouverture ». Comment peut-elle soutenir que ce titre est « anglé » « mais purement informatif » ? Il est, certes, manifestement « anglé » c’est-à-dire qu’il présente « un point de vue » sur le nouveau président dont il souligne la volonté de rassemblement au-delà du camp qui vient de l’élire. Mais il n’est pas "informatif " puisqu’il influence le lecteur en choisissant de mettre en valeur cette volonté : il donne du nouveau président une image non partisane et donc attrayante ?
4- Ce « fait brut » qui n’existe pas
On est d’autant plus surpris d’un tel aveuglement qu’il s’accompagne au détour d’une phrase, en fin d’ article, d’un soudain éclair de lucidité : « Le fait brut n’existe pas, écrit la médiatrice du Monde. Pour susciter l’intérêt du lecteur il faut donner un sens aux informations ». On prendra la mesure de cet aveu si on se rappelle que la mythologie journalistique et scolaire n’a cessé de soutenir le contraire depuis toujours : le journaliste doit distinguer « le fait brut » du « commentaire ».
On a soi-même dû, par exemple, sur AgoraVox en 2007, faire la critique de cette catégorie erronée du « fait brut » à la suite d’une « tragique leçon de journalisme » donnée sur France Culture par Géraldine Mulhman, universitaire très prisée du milieu journalistique dont elle propage avec zèle la mythologie : la malheureuse prétendait qu’une photo représentant une foule de jeunes pris de panique à Gaza sous une roquette suspendue en l’air était « un fait à l’état brut ». (2)
- Puisque la médiatrice du Monde reconnaît désormais que « le fait brut n’existe pas », pourquoi n’en déduit-elle pas que « le titre informatif » n’existe pas non plus. L’un et l’autre sont des catégories erronées visant à faire croire qu’on accède directement à "un fait" sans influencer le récepteur. Or, il n’y a que des « faits anglés (donnant) un sens à l’information » influençant inévitablement le récepteur. Ou, pour parler plus clairement, que cette médiatrice cesse de croire avec sa profession qu’on puisse rapporter « un fait » alors que seule « la représentation d’un fait » plus ou moins fidèle à la réalité est accessible ! Du « terrain » où l’on se rend on ne peut jamais que rapporter « une carte » plus ou moins fidèle, mais jamais « le terrain » lui-même.
L’article de la médiatrice du Monde laisse une impression de malaise. Il témoigne d’ une telle confusion intellectuelle ! Y sont brassées des catégories inutiles et erronées avec des contradictions grossières : d’un côté, est-il soutenu, un titre peut-être « anglé », ce qui en français signifie qu’il livre « une représentation de la réalité » et donc qu’il influence le lecteur, et, de l’autre, il est aussi qualifié d’« informatif », ce qui veut dire qu’il ne vise pas à l’influencer ! On croit ensuite à tort à l’existence du « titre informatif » et on nie, dans le même temps, avec raison l’existence du « fait brut ». Quel lecteur peut s’y retrouver ? Ces erreurs sont-elles dues à l’ignorance ou au contraire relèvent-elles d’un calcul pour désorienter les lecteurs par des leurres ? Merci en tout cas au lecteur pas dupe à qui l’on doit d’avoir été informé de cet article. Paul Villach
(1) Véronique Maurus, médiatrice du Monde, « Un angle excessif », Le Monde, 17/18 octobre 2010.
(2) Paul Villach, « La tragique leçon de journalisme de Géraldine Mulhman sur France Culture », AgoraVox, 12 octobre 2007.
Pierre-Yves Chereul « L’heure des infos, l’information et ses leurres », Éditions Golias, Lyon/Villeurbanne, 2009