Il faut bien sélectionner les gens...
Comme le chef de l’Etat français aime à rappeler, la cadence réformatrice du gouvernement ne cessera pas en 2008. Cette reforme en flux tendu, conforme au programme du leader de l’UMP, s’est invitée régulièrement à la table des juristes. Elle fait à nouveau entendre sa voix derrière le nouveau projet de loi sur « la rétention de sûreté », débattu le 8 janvier dernier par les députés. Immédiatement, ce projet a suscité la réaction de l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter, alertant sur l’idée que les soubassements de ladite réforme bouleverseraient un principe fondamental de la justice française, en mutant le « présumé innocent » en « présumé coupable ». Mais cette velléité gouvernementale renouvelée à tous les instants, ne révèle-t-elle pas une idéologie qui s’érigerait au mépris de l’intégrité du citoyen, protégé il faut le dire, par des garants culturels hélas de plus en plus fragilisés ? A bien tendre l’oreille et ouvrir l’œil, les discours prononcés par l’ancien ministre de l’Intérieur élu président n’ont-ils pas d’ores et déjà donné toutes les clés d’une machine offensive contre la liberté naturelle du citoyen ?
Voilà déjà quelques années que le leader de l’UMP nous a familiarisés avec sa cosmogonie personnelle, dans laquelle on rencontre régulièrement en avant-poste ses quatre figures phares : l’immigré clandestin, le violeur d’enfant, le casseur des banlieues et enfin le citoyen moyen. Pas besoin d’un effort de mémoire considérable pour se remémorer les phrases choc de l’actuel chef de l’Etat, à dessein de bien marquer les esprits : « immigration choisie », « discrimination positive », « nettoyer la racaille au Kärcher », etc. C’est sans oublier non plus, entre autres exemples, un discours enfiévré du 16/05/2006 devant les services de gendarmerie, suite à l’enlèvement et au meurtre de deux enfants, où l’ostentation de la souffrance de leurs parents est offerte comme introduction à un programme-phare de durcissement de la loi à l’égard des crimes sexuels, telle une exhortation au combat. Le projet de loi présenté ce 8 janvier devant les députés en est un chapitre.
Ainsi dans cette idéologie, le citoyen doit-il s’habituer à ces trois personnages que sont l’immigré clandestin, le violeur d’enfant et le casseur des banlieues, que le scénariste président fait tournoyer autour de sa tête. Et même si les cas de récidive en matière de crime sexuel ne dépasse pas les 1 %, même si les casseurs ne représentent pas plus d’1 % de la population des banlieues. Qu’importe, puisqu’on est de plain-pied dans une vue d’esprit.
Dès lors, on est en droit de se demander quel est le dénominateur commun entre l’immigré clandestin, le violeur d’enfant et le casseur des banlieues. La réponse est simple : c’est la délinquance. Et qu’est-ce qu’un délinquant ? C’est un individu qui, par essence, commet des délits ou des crimes. Véritable fait de société que ce discours sur la réalité du délinquant, malheureusement ratifié par l’opinion publique. Cette imbécillité selon laquelle l’individu est vertueux ou mauvais par essence, faible, dangereux ou inoffensif par essence, est tout de même à la base de l’arsenal cœrcitif qu’on déploie aujourd’hui sous nos yeux. Quinze ans auparavant, un tel discours déclamé par un leader d’extrême droite n’aurait pas manqué de susciter l’émoi collectif. Mais à l’air de la toute fraîche « politique de civilisation », il en est autrement...
Ainsi le chef d’Etat s’est-il donné comme mission de défendre la société contre le délinquant. « La lutte contre la délinquance sexuelle est pour moi une priorité absolue » (le 16/05/2006). Défendre la société procède en l’occurrence en deux temps : dénommer le délinquant, puis l’isoler de la population, ce qui veut dire l’enfermer. Simple, médiatiquement spectaculaire, politiquement efficace. Tantôt il s’agira de mettre en prison ou en « établissement spécialisé », tantôt de maintenir hors les frontières, ce qui veut dire parfois, hors portée de la dignité humaine. Ainsi en va-t-il de l’invention de la peine plancher pour les mineurs comme pour les majeurs, de la rétention de sûreté pour les délinquants sexuels ou encore de la zone d’éloignement pour les immigrés clandestins. Tout est dit.
Or, il est un fait notoire qui devrait résumer à lui seul le fonctionnement réel de cette machine discrétionnaire : la délivrance des visas aux immigrés. En faisant abstraction de l’écran de fumée sur la question de l’immigration, pour ne s’appesantir que sur les critères réels d’éligibilité au séjour en France d’un étudiant étranger par exemple, tels qu’édictés par la liste des pièces à fournir à l’administration consulaire, les choses sont devenues d’une extrême simplicité : la richesse du candidat à l’immigration. Tout juriste spécialisé dans le droit des immigrés vous le confirmera. Il s’agit bel et bien d’une discrimination par l’argent.
Oui, le fric comme agent de sélection. Dans la fameuse « discrimination positive », là on pouvait entendre « il y a des formes positives de discrimination », ne faut-il pas plutôt comprendre « la discrimination est positive ». Autrement dit nécessaire. Soit encore : il faut discriminer les gens. Par l’argent, la nationalité, la profession, etc. L’usage ainsi pratiqué de la justice transforme par conséquent la loi en territoire : le territoire de l’emploi, le territoire de la richesse, de la santé, de la culture, etc. On vous admettra sur notre territoire selon des critères établis par nos soins et que nous ajusterons au gré de notre volonté discrétionnaire. Qu’on en juge par la promulgation d’une liste de secteurs professionnels en manque de main-d’œuvre en France.
L’idée est toujours la même : peut-être qu’en tant que citoyen respectable, vous n’êtes pas un délinquant. Mais qui nous dit qu’il n’y a pas en vous un germe de délinquance ? Alors par sûreté, par prévention contre un crime à venir, laissez-nous vous trier, vous tenir éloigner du plein pouvoir, de la richesse personnelle... et du droit naturel à la liberté.
Etre accepté sur un territoire, ça veut dire appartenir à une majorité. Dans le cas contraire, c’est être relégué dans une frange minoritaire, potentiellement dangereuse pour ladite majorité.
Le cas échéant, le chef de l’Etat s’empare de la société civile pour conforter si nécessaire les assises de son raisonnement. La société scientifique par exemple pour cet inique test ADN. Mais l’instrumentalisation de la science, quand elle s’avère nécessaire à notre haut gouvernant pour étayer sa cause criminogène relative au délinquant, s’opère hélas au mépris de celle-ci. Qu’on se souvienne de sa thèse bien personnelle sur la génétique, présentée lors d’un entretien avec le philosophe Michel Onfray, peu avant les présidentielles :
« M. O. : ... Je pense que nous sommes façonnés, non pas par nos gènes, mais par notre environnement, par les conditions familiales et socio-historiques dans lesquelles nous évoluons.
N. S. : Je ne suis pas d’accord avec vous. J’inclinerais, pour ma part, à penser qu’on naît pédophile, et c’est d’ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1 200 ou 1 300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n’est pas parce que leurs parents s’en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d’autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l’inné est immense. »
Si vous avez l’occasion de croiser un généticien et de lui parler ainsi, vous risquez de le faire rire aux larmes. Cette obsession lancinante du gène du délinquant est aussi grotesque intellectuellement qu’ultra-dangereuse ontologiquement.
Enfin, la position radicale du candidat de l’UMP à l’endroit de Mai-68, dans la dernière ligne droite de la campagne présidentielle, est tout à fait remarquable quant au parachèvement de son idéologie. Quoi qu’on pense des soixante-huitards, il faut toutefois souligner leur revendication majeure : le libre choix du peuple à travers ses minorités. Or, décrypté par le chef de l’Etat, voilà avec quoi ce libre choix fait écho :
« Les héritiers de Mai-68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait donc désormais aucune différence entre le bien et le mal, aucune différence entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid. Ils avaient cherché à faire croire que l’élève valait le maître [...], que la victime comptait moins que le délinquant. » « Il n’y avait plus de valeurs, plus de hiérarchie. »
Qu’on se le dise, l’idée qu’un individu puisse être moteur de sa propre existence, acteur de sa propre expérience, est proprement insupportable au chef de l’Etat, dès lors qu’il n’est pas du bon côté de la ligne de démarcation tracée par l’ordre du pouvoir. Tel un impie ! Au point qu’il faille arracher du crâne des minorités cette idée même de libre choix et d’une possible autonomie de la pensée. Il faut que les gens cessent de penser, comme on l’a entendu récemment dans les couloirs de certains cabinets ministériels. Ces cabinets de la République, devenus pour l’occasion l’antichambre de la mort de l’homme disposant de lui-même.
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