Il faut que ça dérange !
La dérangeante attitude ou, si vous préférez la « faculté dérangeante », longtemps cantonnée au domaine des arts, semble s’être propagée comme un virus, voire comme une vertu. Elle a investi tous les champs possibles de la société. La pensée qui dérange, la petite phrase qui dérange, et plus présomptueux maintenant : la vérité qui dérange ! Quelles sont les finalités de cette nouvelle tendance ?
"L’art est fait pour troubler, la science rassure",
a dit Georges Braque. On ne retiendra que la première partie de la
proposition énoncée par ce peintre sans s’attarder sur la seconde qui
est discutable et hors sujet. Cette idée de l’art qui dérange est
aujourd’hui largement admise, et c’est un lieu commun de l’exprimer.
L’art dérange, parce qu’il échappe à toutes conventions. Les forces qui
l’animent ne peuvent se canaliser : celles de l’inspiration, de
l’esthétisme, de l’émotion, de la quête d’harmonie. L’étrangeté, le
bizarre y font loi. Ces forces, ces énergies échappent à l’artiste
lui-même, bien incapable de décrire le cheminement de la création de
son tableau, de sa musique et de reprendre exactement le chemin qui a
conduit à l’œuvre aboutie. L’art semble bien avoir comme essence et
même comme fonction de déranger. A quoi ressemblerait donc l’œuvre
d’art qui laisse indifférent ! Quelle serait sa raison d’être ?
« L’art n’est ni édifiant ni offensant »,
a dit le chef d’orchestre israélien Daniel Barenboïm à propos de
l’autocensure préalable, par le Deutsche Oper de Berlin, d’une mise en
scène d’Idoménée, de Mozart, jugée susceptible de choquer certains
musulmans. Pourtant, la faculté de déranger de l’art, et surtout le goût
prononcé pour la provocation, conduisent parfois à outrepasser les
limites du tolérable au sens religieux du terme. L’islam ne détient pas
le monopole de la censure culturelle. Le Monde du 6 octobre rappelle
que Benoît XVI a fait interdire un spectacle pop rock en 2005. En
Pologne, la même année, l’Eglise catholique a censuré la mise en scène
de Krzysztof Warlikowski. En Russie, l’Eglise orthodoxe en accord avec
le pouvoir a aussi empêché des manifestations culturelles. En Inde,
l’hindouisme opère de manière habituelle des censures.
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. » (René Char, Fureur et mystère)
L’art et la poésie sont au monde pour troubler. Soit ! Mais ce qui
paraît aller de soi pour ces formes d’expression l’est moins pour le
reste. Pourquoi certains artistes se croient-ils obligés de déranger par
l’extravagance outrée de leur propre personne, par leurs « coups »
médiatiques ? Pourquoi des personnalités de la politique, des
philosophes ont-ils recours également à ce moyen d’interpeller ? Pour
l’artiste, on peut conjecturer un début de réponse : il dérange pour
faire sa promotion et donner à celle-ci le maximum de retentissement.
Comme pour tout produit, l’artiste vedette doit consolider son image de
marque sous la pression des exigences du producteur, des mécènes, de
son train de vie... Pour la personnalité politique, il s’agit souvent
de se démarquer. Ainsi, pour exemples la « rupture » pour Sarkozy, la «
démarche de démocratie représentative » pour Royal. Le fin du fin
consiste à feindre de casser son image pour en réalité la renforcer.
En tout cas, qu’il s’agisse de philosophes, d’artistes ou de
politiciens, on sait que l’on peut compter sur les médias pour faire
caisse de résonance : « Scouts toujours prêts ! » est leur devise.
Le journalisme à présent, puisqu’il en est question, est toujours
en quête de sensation (cela aussi est un lieu commun). Michel Foucault
disait du philosophe qu’il est appelé au « devoir de déranger ». Ainsi
passe-t-on, pour le philosophe, de la faculté de déranger au devoir de
déranger. Ce credo, le journaliste semble l’avoir fait sien : une
vérité qui ne suscite pas émotion et réaction est considérée
comme une vérité plate, et n’est pas étalée dans le journal. Mais l’art
de déranger peut mener le journaliste à des initiatives courageuses, au
péril même de son existence. Anna Politkovskaïa, assassinée samedi, en
est la preuve. Plus surprenant, une volonté de déranger peut
s’institutionnaliser et naître où l’on ne l’attend pas. Ainsi Le Monde
diplomatique d’août 2000 relate le succès grandissant d’une émission de
la chaîne satellite arabe Al-Jazira (du Qatar). Ce programme qui
s’appelle La direction opposée permet une information non censurée,
des commentaires très libres, allant jusqu’à l’irrespect à l’égard des
pouvoirs établis, alors que l’on sait la plupart des grands médias
contrôlés, directement ou indirectement, par les pouvoirs politiques.
Le dérangement ici est pris au sens fort, et s’exprime en défiant les
risques.
Le philosophe Robert Redecker, profitant d’une tribune dans Le Figaro,
a pris l’initiative aussi, mais tout seul, de déranger. Attaquant
l’islam de façon frontale, mais n’ayant pas derrière lui toute une
structure pour le soutenir, il a dû subir à l’encontre de sa personne
une violence inouïe. Dans ce que Foucault appelle le devoir de déranger
du philosophe, n’y a-il pas des règles à respecter pour prévenir ce
genre de drame ?
Le politique n’est pas en reste non plus ; elle aime bousculer. Les
petites phrases font le miel des médias. Michel Charasse, sénateur
socialiste, dévoile sur son blog les coulisses de ses interviews, dont
celle donnée à RTL le 10 mai 2006 qui contenait ces propos hors antenne
: « De toute façon, les militants socialistes ne veulent pas gagner
l’élection présidentielle. Ce qu’ils veulent, c’est que leurs copains
dirigent la mairie, ou le Conseil régional, pour que leur fils puisse
avoir un poste de balayeur, ou alors qu’il puisse obtenir une
affectation ici ou là pour être avec sa copine. » Plus efficace, Claude
Allègre, déjà connu pour ses éclats, remet le couvert en prenant à
rebours majorité des chercheurs par son affirmation dérangeante selon
laquelle la responsabilité de l’homme dans les changements climatiques
n’est pas démontrée. L’ancien vice-président Al Gore, écarté des
élections présidentielles de 2000 par la Cour suprême, prend sa
revanche par un film documentaire qui fait beaucoup parler : Une
vérité qui dérange.
A son tour la blogosphère sur Internet revendique un droit à déranger le monde politique, et ne s’en prive pas.
"Celui qui cueille une fleur dérange une étoile". (Citation attribuée à Théodore Monod et à F. Thompson)
Jusqu’où faut-il déranger ? Ne faut-il pas laisser en place les choses
telles qu’elles sont ? C’est ce qu’exprime cette belle citation de
poète. Il y a des ordres naturels à respecter. Il ne faut pas tout
saper par principe, tout flétrir. L’homme doit penser plus souvent à
respecter le déroulement naturel des choses, du temps et des saisons
qui passent, cesser de perturber climats, cycles et écosystèmes,
s’effacer un peu plus par humilité. De la même façon, si nous cessions
de corner à tout va dans l’unique but de susciter les réactions de la
part des autres, par désir d’approbation et de reconnaissance, pour
flatter notre ego ? Si nous regardions plutôt ce qui sournoisement fait
que, loin d’être des adeptes de la faculté de déranger, nous nous
arrangeons au contraire avec les mensonges, nous arrangeons la vérité,
nous disons faussement « Tout cela va s’arranger » quand nous savons
que ce n’est pas vrai ? En somme, nous arrangeons plus que nous
ne dérangeons !
Sachons déranger, mais à bon escient, par un usage utile et dans le
respect des autres, que nous trouvons si différents de nous. Sachons ne
pas déranger notre environnement.
Bref, faisons un bon usage de la faculté de déranger !
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