Ils détruiront tout
Si l'Histoire ne nous avait pas tant de fois enseigné les inépuisables ressources de la bêtise humaine, on pourrait presque se croire dans un mauvais rêve.
Depuis les années que durent cette célèbre "crise", les sombres ignares qui nous gouvernent – à l'ère de la compétitivité et de la rentabilité, il ne reste plus beaucoup de place à la culture, à la pensée ou à l'intelligence – sont toujours incapables d'accepter des évidences aussi banales que le fait qu'une même monnaie ne peut convenir à des économies différentes, ou bien qu'une baisse des salaires ne peut entraîner qu'une baisse de la consommation et donc un crise de surproduction. Après toutes ces années de déclarations inacceptables – comme celle de Jean-Claude Junker, alias l'Al Capone de l'évasion fiscale, déclarant que "Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens" (1) – et de situations ignomineuses – la Grèce qui se meurt, des Grecs qui meurent (2) afin de payer des dettes, qui de surcroît ne seront jamais remboursées – on n'en sort pas. On en est toujours là, "à se faire chier, dans un ensemble de non-décisions, avec Bruxelles, avec Francfort, des négociations humiliantes, sans perspective, avec une histoire infiniment nulle qui se profile" (3).
Et que surgisse une force politique – Syriza, vous l'aurez deviné – qui ait l'outrecuidance d'oser remettre en cause, ne serait-ce que légèrement et pour des raisons d'urgence humanitaire, ce guilleret consensus, et immédiatement les accusations fusent contre ces salauds de Grecs, ces ingrats qui crachent sur la main qui les a "aidés". Mais le sujet ne sera pas ici les absurdités assénées autour de la dette grecque ou de ses origines, mais plutôt sur cette accusation suprême que lance de plus en plus de fanatiques de l'Euro : en menant une stratégie qui peut mener à la fin de la monnaie unique, le mouvement d'Alexis Tsipras menace de détruire l'Union Européenne, c'est-à-dire la paix et la coopération sur le Vieux Continent.
C'est sur ce "c'est-à-dire" que je voudrais revenir ici (4), car il contient une équation aux fondements du peu de légitimité qu'il reste à l'Union Européenne et qui est absolument fausse : l'Union Européenne, c'est la paix et la coopération sur le continent européen.
Car si il y a une chose que l'on peut dire sur les artisans de l'UE depuis les années 1970-1980, hommes politiques mais aussi pseudo-inllectuels à la Jacques Attali, c'est qu'ils ont avant tout détruit, et que si on les laisse faire ils détruiront tout.
Ils ont pris en main une Europe apaisée, marquée par la réconciliation franco-allemande et la réussite du gros travail sur soi-même du peuple allemand à la suite de la Seconde Guerre Mondiale, et ils en ont fait une Europe où la Grèce accueille la chancelière Angela Merkel en brûlant des drapeaux de son pays, tandis que les journaux outre-Rhin insultes chaque jour les peuples du sud de l'Europe en des termes quasi racistes. Ils ont pris en main une Europe de pays prospères et à la justice sociale assurée par l'Etat-Providence, et il en ont fait le continent de l'égoïsme froid de la compétitivité économique.
Ils ont substitué la guerre économique à la paix politique. Oui, guerre économique est certainement ce qui désigne le mieux l'état de notre continent. Et cette guerre a naturellement généré de la haine.
Or, cette guerre – qu'ils appellent pudiquement, dans leur language soporifique de technocrates, la concurrence –, ils l'ont voulue et préparée. Et aujourd'hui ils en déplorent les conséquences : mais ils ne font que récolter ce qu'ils ont semé.
Car leur réticence à toute avancée sociale n'a eu d'égal que leur empressement à s'assurer de la mise en place de cette guerre de tous contre tous : liberté des capitaux, libre-échange et monnaie unique, ils ont tout fait pour qu'aucun des Etats de l'Union n'est la possibilité de se soustraire à cette logique folle par le recours à l'un des trois péchés capitaux de la religion néolibrale : le contrôle des mouvements de capitaux, le protectionnisme, la dévaluation. Et, histoire de bien vérouiller le tout, on s'est également assuré que toute politique industrielle devienne impossible, afin d'abandonner totalement l'économie aux merveilleux mécanismes du Marché.
Evidemment, cet espace économique, ce paradis de la "concurrence libre et non faussée" tout droit sorti d'un manuel d'économie libérale du XIXème siècle – comme quoi les archaïques ne sont pas ceux qu'on croit –, ne pouvait fonctionner sans transformer les multiples différences entre pays – démographie, structure de l'économie, conception des droits sociaux, etc – en autant de distorsions et de déséquilibres, dont les dettes publiques et les déficits commerciaux ne sont que les exemples les plus éclatants.
La clé de voûte de leur système étant la monnaie unique, source de leur fierté et réalisation la plus digne de leur incompétence crasse, il était logique que les tensions finissent un jour ou l'autre par s'y cristalliser, même lorsque on vous répète chaque jour que l'euro est indépassable ou que le changement politique est projeté sans vouloir y toucher – c'est le cas de Syriza, qui n'a pas annoncé sa volonté de sortir de l'euro mais qui y sera contraint si il souhaite appliquer son programme. Mais ne vous inquiétez pas, nos petits génies ont trouvé la solution : il faut "plus d'Europe", il faut un fédéralisme européen.
Très bien, regardons. Qu'est-ce qu'implique un fédéralisme européen ? Observons les Etats-Unis : un budget fédéral de 25% du PIB – celui de l'UE plafonne à 1%, avec un baisse lors des dernières années –, un parlement unique et donc une acceptation par la minorité des décisions de la majorité, ainsi que des transferts des pays les plus riches vers les pays les plus pauvres – transferts atteignant pour l'Allemagne entre 8% et 10% du PIB par an et pendant dix ans selon Jacques Sapir (5), économiste autrement plus qualifié que les guignols qui se pressent chez Yves Calvi ou au JT de TF1.
Ainsi, dans un contexte ou même au sein des Etats-Nations la solidarité s'effrite sous l'action de la crise – comme en Catalogne ou en Flandre – on entend l'organiser entre ces Etats-Nations. On imagine déjà le Parlement unique fraîchement élu, votant démocratiquement l'obligation pour les allemands d'éponger les dettes des pays du Sud : l'accepteront-ils ? Et accepteront-ils les immenses tranferts que supposent le bon fonctionnement de la monnaie unique ? Non, et je les comprends, c'est leur droit le plus strict. Il faudrait donc les forcer : qu'on se souvienne de l'importance du problème fiscal dans les révolutions, et on cromprendra que l'on joue ici avec des choses très dangereuses.
Sous leurs beaux discours de la coopération et de la solidarité européennes, voici la réalité : pour sauver leurs constructions bancales et brouillonnes, ils devront forcer les gens. Ils généreront – encore – de la haine, de la souffrance, du ressentiment. Ils détruiront tout ce qui a été bâti à la sortie de la guerre : la réconciliation après les torrents de sang versé, la protection contre la guerre économique par l'Etat-Providence, l'idée d'un progrès et de lendemains meilleurs. Ils nous les remplaceront par le dumping social et les injonctions méprisantes des technocrates, par une concurrence généralisée qui ne laisse aucune chance aux plus faibles, par un futur où l'on travaillera plus et sera payés moins. Et iks ont déjà largement commencé.
L'enfer est pavé de bonnes intentions : au nom de la paix et de la coopération ils ont déjà tellement détruit – finie l'époque où toute l'Europe se rendait en Grèce, berceau de la civilisation : aucun allemand n'oserait y mettre le pied –, et si rien ne les arrête ils détruiront tout ; mais toujours en nous annonçant le jardin d'Eden.
Car que font tous ces "experts" et économistes de pacotilles, ces abrutis consommés qui jamais n'eurent raison mais qu'on continue à consulter pour dire le vrai ? Que font tous ces gens qui depuis des décennies justifie et contruise cette Union Libérale, face aux destructions et à la misère qu'on causés leurs idées ?
"Ils gardent encore leur silence. Ils n'avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés. L'écart entre leur pensée et l'univers en proie aux catastrophes grandit chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n'alertent pas. L'écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu'il ne fut jamais. Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barrière. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d'attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire." (6)
(1) Entretien paru dans Le Figaro du 29 janvier 2015
(2) Sanjay Basu et David Stuckler, "Quand l'austérité tue", Le Monde Diplomatique, octobre 2014, disponible ici : http://www.monde-diplomatique.fr/2014/10/BASU/50879
(3) Emmanuel Todd, dans l'entretien publié à la fin de – l'excellent – François Ruffin, "Pauvres actionnaires !" Quarante ans de discours économique du Front National passé au crible, Amiens, Fakir Editions, 2014, p.97
(4) Sur les liens entre euro et Union Européenne, je me permets de renvoyer à la note du 12 mars 2015 sur le – très bon – blog de Jacques Sapir, note accessible via ce lien : http://russeurope.hypotheses.org/3590
(5) cf https://www.youtube.com/watch?v=AQtfq65I1KA à 1'01'10
(6) Paul Nizan, Les chiens de garde, Paris, Agone, 2012 (1932), p.146
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