Inégalités dites et inégalités non dites
Certains annoncent avec une précision - que le caractère vague de leurs analyses ne confirme pas - le grand chantier de la social-démocratie de demain : la lutte contre les inégalités. C’est toujours bien vu de « lutter contre les inégalités ». Mais de quoi parle-t-on au fait quand on dit « inégalité ». Contre quelles inégalités doit-on se battre ? Ne serions-nous pas, une nouvelle fois, en train de créer une inégalité nouvelle entre les inégalités qui méritent qu’on les combatte, et contre lesquelles on a peu de chances de gagner, et les autres, celles dont on ne parle pas, celles contre lesquelles on ne se battra pas ?
Il y a des inégalités constantes, admises, pas seulement dites mais archi-vues. Nous connaissons le système pyramidal inverse à la pénibilité qui caractérise le capitalisme, nous connaissons le fonctionnement de base d’un système longuement décortiqué il y a déjà un siècle et demi par un barbu qui avait une plus-value de matière grise. Le capitalisme a changé, mais les parachutes dorés demeurent et les chutes plombés des fins, des débuts et des milieux de carrière aussi. Il y a les inégalités dont on parle et qui révoltent. La retraite misérable, les gens sans abri, les sans-nourriture, les sans-soin, les sans-papiers. Il y a les inégalités produites par les discriminations qui jouent d’éternelles prolongations : homme-femme, noir-blanc, campagne-ville, loin-près, vieux-moins vieux, riche-pauvre, nord-sud. Ce sont les inégalités dites, qui émanent de systèmes dits, archi-dits.
Mais le monde, depuis que l’égalité est devenu un étendard, n’a pas produit que le système capitaliste avec ses inégalités connues, criées, admises (parce qu’on ne voit pas bien quoi faire d’autre). Il a aussi produit des systèmes puissants, caractérisés par le fait que l’inégalité est non dite, parce qu’elle est produite par des règles et que ces règles sont énoncées de telle manière, avec une telle éternité bureaucratique, qu’elles deviennent un acte de pouvoir au sens le plus pur du terme, un acte contre lequel le jugement n’a pas sa place et la contestation égalitaire n’est pas concevable.
Pourtant ces systèmes ne sont pas ailleurs. Ce ne sont pas des blocs extérieurs même si des blocs extérieurs les ont incarnés à l’extrême et ont démontré, de surcroît, tout l’intérêt inégalitaire que nous avions à les copier et à les reprendre partiellement, mais considérablement, à les entretenir et à les sacraliser. Ces systèmes sont ici, on les côtoie chaque jour. Ils produisent une multitude d’inégalités profondes, arbitraires, inacceptables, que subit la société des individus, et qu’il ne faut pas nommer, qu’il ne faut pas dire, qui sont des inégalités non dites.
Rien de pire que d’ajouter à une inégalité existante, constatée dans la pratique de la vie réelle, qui mine la force exemplaire de secteurs clés d’un pays, rien de pire que de lui adjoindre le non-dit, une sorte de complicité étrange et intéressée, qui, à force de multiplier les exceptions à la règle de l’égalité, la rend fausse, l’instrumentalise. Celui qui revendique cyniquement l’inégalité n’est peut-être pas notre meilleur ami. Mais celui qui, mettant en avant la lutte contre les inégalités, les choisit, prend, au-delà du discrédit, le risque de passer pour le défenseur de systèmes opaques qui additionnent l’arbitraire et le mensonge.
Posons-nous cette question : si tant de gens se détournent aujourd’hui de la solidarité et du combat pour l’égalité, si tant de gens acceptent, en fin de compte, que l’inégalité dite et criante le devienne encore plus, c’est peut-être parce que ce qu’ils subissent de pire ce sont les inégalités non dites, celles qui n’étaient pas annoncées, et qui, à ce jour, ne sont toujours pas dénoncées. Celles qui les étouffent. Celles qui sont étouffées.
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