Information ou désinformation : « Capital » dérape ?
Un article récent paru dans le magazine « Capital » contient nombre d’informations erronées, des contre-vérités, et apparaît aux yeux du connaisseur comme un splendide exemple de manipulation de l’information. Décryptage.
"Capital",
dans son numéro de juin 2007, présente un
article sur la fonction publique. Le numéro s’ouvre sur un éditorial acerbe de
l’éditeur, Jean-Joël Gurviez. Pas de
chiffres, pas de statistiques explicites, mais des assertions qui ne reflètent
ni la complexité de la fonction publique, ni sa diversité. Citation : « Frappée d’une variante rare de l’éléphantiasis, notre fonction publique
a enflé, enflé, au point d’employer aujourd’hui plus d’un actif sur cinq, un
record dans le monde développé ». Outre le fait que le nombre d’agents
de l’Etat n’est ni un gage d’économie saine, ni celui d’une économie tiers-mondiste, l’édito oublie de signaler que les effectifs ont en réalité dégonflé
depuis 2002. Ainsi, 29.000 emplois ont été supprimés en 2006 [2]. Il oublie aussi
de dire que l’Allemagne compte un très large secteur public, employant
4 000 000 de personnes contre 5 100 000 environ en France
[3]...
Autre
assertion avec laquelle tout le monde peut être d’accord, cette fonction
publique est importante en termes de nombre d’employés, mais « sans pour autant nous offrir en échange des
services impeccables, loin s’en faut ». Certes ! Encore faut-il
évaluer ces résultats en regards des moyens de fonctionnement dont elle
dispose, et se rappeler que, dans nombre de secteurs, cette fonction publique
n’a pas démérité. L’OMS classe ainsi la France au premier rang mondial pour la
qualité de ses hôpitaux et de son service de santé [4]. N’oublions pas non plus
que de nombreux succès technologiques ont été mis en place par des entreprises
qui appartenaient au secteur public, même si elle ont été vendues au secteur
privé ultérieurement, du TGV à la fourniture d’électricité...
On pourrait
croire que l’édito se voulait accrocheur et exagérait le trait pour mieux interpeller.
Il n’en est rien ! Dans le dossier consacré au secteur public, le ton se
fait encore plus désagréable, et le propos hésite entre le partisan et
l’erroné. On lit ainsi, sous la plume de Sandrine Trouvelot [5] : "Dossier fonctionnaire : le temps de travail
est souvent inférieur à celui du privé". Bien sûr, peu d’éléments sont
donnés pour étayer ce propos dans le détail, et ceux qui sont donnés sont tendancieux,
voire diffamatoires. Exemple : « mais
des aiguilleurs du ciel aux profs de fac, beaucoup coincent la bulle avec une
redoutable efficacité... ».
Voyons cependant les quelques chiffres
présentés : « Les 56 000
enseignants-chercheurs de l’Hexagone sont encore mieux lotis. Qu’ils soient
profs des universités ou maîtres de conférences, il ne sont légalement tenus
d’assurer que 128 heures de cours magistraux par an... soit une moyenne de quatre
heures hebdomadaires pendant les périodes scolaires. En théorie, ces
enseignants devraient consacrer pas loin de 20 heures par semaine à des travaux de
recherche. Mais, comme ils n’ont aucun compte à rendre à personne à ce sujet,
beaucoup d’entre eux se contentent du strict minimum [...] En outre, les profs de
fac ont la chance de bénéficier de tous les congés payés universitaires, soit
plus d’une vingtaine de semaines de liberté par an ». Sur l’obligation
légale de cours, celle-ci est de 128 heures de cours magistraux par an, soit
192 heures de travaux dirigés. Cette charge de travail parait faible et pourtant
elle reste très supérieure à celle des assistants professeurs d’autres pays,
USA en tête ! De plus, il faut y ajouter les préparations de cours
(parfois un jour à deux journées de travail pour une heure de cours), la
préparation des examens, leur surveillance, leur correction, les réunions
pédagogiques, les réunions de commissions, etc. Ceci ne concerne-t-il encore
que la partie enseignement. L’article minore en effet les activités de
recherche de ces personnels, au motif qu’ils ne sont pas évalués. C’est
totalement faux. L’évaluation de la recherche avait été abordée dans un article
précédent d’Avox [6]. Dans le cas des enseignants-chercheurs, leur carrière
est évaluée sur leur parcours de chercheur, et peu sur le parcours
d’enseignant. Autant dire qu’il faut mettre le paquet sur la recherche, et que
l’on est loin des vingt heures théoriques évoquées dans le « dossier » de "Capital". En tant que
chercheurs, les professeurs et maîtres de conférences doivent soumettre leur
travail « à l’expertise des pairs
avant diffusion, le plus souvent au travers de publications scientifiques. Ces
évaluations sont le plus souvent internationales et ne constituent en aucun cas
des formalités, bien au contraire » [6]. Les demandes de crédits, les
rapports d’activité sur demande sont aussi légion. Ces démarches peuvent représenter
plus d’un mois de travail par an... Il faut également encadrer les étudiants en
licence, mastère ou en thèse au laboratoire, se rendre aux congrès à l’étranger,
etc. De fait, les semaines des enseignants-chercheurs ne ressemblent pas plus
aux semaines de quelques heures séparées par de très longues vacances que
décrit l’article, qu’un petit pois ne ressemble à une locomotive ! La
quasi-totalité des enseignants chercheurs interrogés par Avox ont indiqué ne
pas pouvoir prendre la totalité de leur congés. « Si je faisais cela, je
serais scientifiquement mort » dit même l’un d’entre eux. Nous sommes donc,
dans la réalité, bien loin de la caricature infamante proposée par
"Capital".
Les
informations publiées ci-dessus sont facilement accessibles et non protégées.
Les professeurs de faculté ou les maîtres de conférences sont disponibles pour
exposer leurs conditions de travail. "Capital" ne semble pas avoir jugé bon
d’effectuer un minimum des démarches de vérifications. Il faut dès lors
s’interroger sur les motivations du journal. Est-ce par « paresse journalistique »
? Gênant quand on se veut « le
premier magazine économique européen par sa diffusion et par son audience [...]
Ce succès s’explique par sa double personnalité : aussi sérieux qu’un
économique doit l’être » [7]... Si c’est cela être sérieux en économie,
il devient facile de comprendre pourquoi, le monde va mal ! Alors est-ce
pour ramer dans le sens du courant ? Pour désinformer ? Cela est
malheureusement tout à fait possible, d’autant que se mettent en place - sans
véritable concertation et durant les vacances - des projets de réforme
susceptibles d’affecter durablement l’université et les unités de recherches.
Qui veut noyer son enseignant l’accuse de fainéantise, en quelque sorte. Mais
ne nous y trompons pas, à quelques jours des élections législatives, l’attaque
est dirigée au-delà de l’université, contre l’ensemble de la fonction publique,
un des derniers bastions antilibéraux et un des derniers gages d’un minimum de
traitement égalitaire des citoyens.
Références
[1] source Prisma Presse -
http://www.prisma-presse.com/contenu_editorial/pages/groupe/gj.php
[2] Source Boursorama -
http://www.boursorama.com/international/detail_actu_intern.phtml?&news=4244356
[3] Source Lesechos.fr -
http://www.lesechos.fr/regions/atlas/atlas_02_05_2004.htm
[4] Source Organisation mondiale de la santé ; Voir par exemple :
http://www.medcost.fr/html/economie_sante_eco/eco_070700.htm
[5] Capital, numéro 189 - Juin 2007
[6] Chercheur en France : une vue de l’intérieur du système -
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=23790
[7] Ce magazine est le premier magazine économique européen par sa diffusion et par son audience, en progression constante depuis trois ans. Il appartient au groupe Prisma Press, lui-même filiale française de Gruner et Jahr, dont le siège est à Hambourg, et qui édite plus de 285 magazines et quotidiens dans vingt pays [1]. Gruner et Jahr est détenu par deux actionnaires principaux, le groupe Bertelsmann (75%) et le groupe Jahr (25,1 %). Voir :
http://www.prisma-presse.com/contenu_editorial/pages/magazines/mag/capital.php
36 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON