Inhumanité des prisons modernes : illustration a contrario du rôle de la transgression ordinaire dans les organisations
Dans un article publié le 24 février dans le journal Libération, un ancien détenu évoque la terrible
inhumanité des prisons modernes comparées aux anciennes. Quelques commentaires de la part d’un chercheur en sciences sociales.
Dans son récit des affres des prisons modernes, l’ancien détenu dessine en creux le monde de la prison d’avant. Dans ce lieu malcommode, surpeuplé et sale, les « briques » du dispositif réglementaire sont mal assujetties, si bien que se développe en ses interstices toute une vie souterraine de transgressions quotidiennes. Ce monde-là fait penser au Miracle de la Rose de Genet ; dans la contrainte de l’enfermement, la promiscuité devient paradis pour ceux qui entrent dans le jeu subtil, parfois cruel, des rapports sociaux en prison.
Dans ces anciennes prisons, la rigueur de l’enfermement était compensée, dépassée, effacée même parfois grâce à ces espaces libres, ces zones d’incertitudes où les micro-transgressions étaient possibles (se bricoler un réchaud, parler avec les matons, s’échanger des objets, acheter au marché noir, etc.). Autant de transgressions qui, notons-le, ne menaçaient pas directement le but principal de l’institution : l’enfermement.
Cet élément d’humanité permis par les pratiques liminaires est désormais banni des prisons récentes qui viennent d’être bâties. Les interstices ont été patiemment bouchés, les failles du système supprimées. Plus d’angle mort, désormais, où grappiller quelques secondes de liberté (toute relative). Dans la prison parfaite, toute transgression est impossible, toute marginalité est proscrite, si bien que les arrangements informels sont interdits. Le quadrillage de l’espace, la rationalisation des procédés et des lieux atteint son paroxysme. Le prisonnier est surveillé en permanence, ou bien sait qu’il peut l’être, sans que lui-même puisse savoir qui le regarde. Big Brother, référence si souvent mobilisée par notre modernité avide de « vidéoprotection », ne semble plus effrayer ni indigner grand monde.
Du coup, la place fondamentale de ce que nous avons proposé d’appeler la « transgression ordinaire » (en référence aux travaux de Norbert Alter sur l’innovation ordinaire et la déviance sur laquelle elle repose) apparaît brutalement. Les transgressions quotidiennes, autrement dit les arrangements, les petites tolérances, étaient le pilier du fragile équilibre de l’ancien espace social carcéral. En accomplissant un pas de plus vers la réalisation du panopticon rêvé par Bentham, la prison moderne parvient à chasser de l’espace carcéral le peu d’humanité, qui, petit à petit, avait réussi à s’y faire une place. Oui, paradoxalement, la saleté vaut mieux que la froideur lisse de ces prisons modèles aseptisées ; la promiscuité des cellules surpeuplées est moins intolérable, à la longue, que la solitude glacée des cellules aux murs uniformes.
On peut s’interroger sur les conséquences terribles que la création de tels enfers carcéraux pourront avoir sur le psychisme des détenus. Des révoltes et des manifestations de violence particulièrement féroces sont à craindre, car elles seront portées par le désespoir.
En tant que chercheur en sciences sociales, on peut aussi s’étonner qu’un dispositif pareil soit encore concevable alors que l’on se plaît à faire du XXe celui de la grande désillusion du positivisme social. Mais le projet scientiste est toujours d’actualité ; il survit dans l’objectif encore indiscuté de la transparence. Les prisons modernes sont bâties sur le phantasme d’une rationalisation totale de vie sociale, alors même que des études sans nombre ont montré l’inanité et le danger d’un tel projet (voir par exemple des auteurs tels que Périlleux, Dejours ou Gaulejac qui montrent comment la souffrance au travail naît de ce type de projet).
Il est vrai qu’il n’est pas facile de penser la construction d’une organisation sociale faisant droit à l’imprévu, à l’obscurité, dès lors que le postulat implicite reste que la transparence est toujours souhaitable. Accepter qu’il faut laisser la place au jeu des acteurs, renoncer au projet du contrôle absolu des jeux sociaux, cesse de penser l’organisation comme une machine, voilà qui est encore trop difficile pour les architectes, ingénieurs et autres techniciens de nos merveilles carcérales modernes. Dure leçon d’humilité pour les chercheurs en sciences sociales ; dure remise en cause de notre influence et, partant, de notre utilité ! Cela ne doit pas être un motif de découragement, mais plutôt une motivation supplémentaire à prendre la parole hors des cénacles académiques pour tenter de questionner certaines orientations de notre société.
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