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Inhumanité des prisons modernes : illustration a contrario du rôle de la transgression ordinaire dans les organisations

Dans un article publié le 24 février dans le journal Libération, un ancien détenu évoque la terrible inhumanité des prisons modernes comparées aux anciennes. Quelques commentaires de la part d’un chercheur en sciences sociales.

Son récit fait évidemment penser à Surveiller et Punir de Michel Foucault. La prison moderne constitue ce que ce dernier aurait appelé une hétérotopie  : un lieu absolument sacré, séparé, une institution où tout est conçu en l’occurrence pour matérialiser une privation absolue de liberté. Le dispositif représente l’exact opposé du supplice public de l’Ancien Régime (dont l’exécution de Damien, le 28 mars 1757, est depuis Foucault l’exemple type) : à la violence visible, palpable, spectaculaire et rapide succède un supplice invisible distillé au quotidien, sous une forme douce, homéopathique, mais finalement bien plus pénétrante et douloureuse.

Dans son récit des affres des prisons modernes, l’ancien détenu dessine en creux le monde de la prison d’avant. Dans ce lieu malcommode, surpeuplé et sale, les « briques » du dispositif réglementaire sont mal assujetties, si bien que se développe en ses interstices toute une vie souterraine de transgressions quotidiennes. Ce monde-là fait penser au Miracle de la Rose de Genet ; dans la contrainte de l’enfermement, la promiscuité devient paradis pour ceux qui entrent dans le jeu subtil, parfois cruel, des rapports sociaux en prison.

Dans ces anciennes prisons, la rigueur de l’enfermement était compensée, dépassée, effacée même parfois grâce à ces espaces libres, ces zones d’incertitudes où les micro-transgressions étaient possibles (se bricoler un réchaud, parler avec les matons, s’échanger des objets, acheter au marché noir, etc.). Autant de transgressions qui, notons-le, ne menaçaient pas directement le but principal de l’institution : l’enfermement.

Cet élément d’humanité permis par les pratiques liminaires est désormais banni des prisons récentes qui viennent d’être bâties. Les interstices ont été patiemment bouchés, les failles du système supprimées. Plus d’angle mort, désormais, où grappiller quelques secondes de liberté (toute relative). Dans la prison parfaite, toute transgression est impossible, toute marginalité est proscrite, si bien que les arrangements informels sont interdits. Le quadrillage de l’espace, la rationalisation des procédés et des lieux atteint son paroxysme. Le prisonnier est surveillé en permanence, ou bien sait qu’il peut l’être, sans que lui-même puisse savoir qui le regarde. Big Brother, référence si souvent mobilisée par notre modernité avide de « vidéoprotection », ne semble plus effrayer ni indigner grand monde.

Du coup, la place fondamentale de ce que nous avons proposé d’appeler la « transgression ordinaire » (en référence aux travaux de Norbert Alter sur l’innovation ordinaire et la déviance sur laquelle elle repose) apparaît brutalement. Les transgressions quotidiennes, autrement dit les arrangements, les petites tolérances, étaient le pilier du fragile équilibre de l’ancien espace social carcéral. En accomplissant un pas de plus vers la réalisation du panopticon rêvé par Bentham, la prison moderne parvient à chasser de l’espace carcéral le peu d’humanité, qui, petit à petit, avait réussi à s’y faire une place. Oui, paradoxalement, la saleté vaut mieux que la froideur lisse de ces prisons modèles aseptisées ; la promiscuité des cellules surpeuplées est moins intolérable, à la longue, que la solitude glacée des cellules aux murs uniformes.

On peut s’interroger sur les conséquences terribles que la création de tels enfers carcéraux pourront avoir sur le psychisme des détenus. Des révoltes et des manifestations de violence particulièrement féroces sont à craindre, car elles seront portées par le désespoir.

En tant que chercheur en sciences sociales, on peut aussi s’étonner qu’un dispositif pareil soit encore concevable alors que l’on se plaît à faire du XXe celui de la grande désillusion du positivisme social. Mais le projet scientiste est toujours d’actualité ; il survit dans l’objectif encore indiscuté de la transparence. Les prisons modernes sont bâties sur le phantasme d’une rationalisation totale de vie sociale, alors même que des études sans nombre ont montré l’inanité et le danger d’un tel projet (voir par exemple des auteurs tels que Périlleux, Dejours ou Gaulejac qui montrent comment la souffrance au travail naît de ce type de projet).

Il est vrai qu’il n’est pas facile de penser la construction d’une organisation sociale faisant droit à l’imprévu, à l’obscurité, dès lors que le postulat implicite reste que la transparence est toujours souhaitable. Accepter qu’il faut laisser la place au jeu des acteurs, renoncer au projet du contrôle absolu des jeux sociaux, cesse de penser l’organisation comme une machine, voilà qui est encore trop difficile pour les architectes, ingénieurs et autres techniciens de nos merveilles carcérales modernes. Dure leçon d’humilité pour les chercheurs en sciences sociales ; dure remise en cause de notre influence et, partant, de notre utilité ! Cela ne doit pas être un motif de découragement, mais plutôt une motivation supplémentaire à prendre la parole hors des cénacles académiques pour tenter de questionner certaines orientations de notre société.


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4 réactions à cet article    


  • Eric Kaminski 1er mars 2010 12:43

    jetez un oeil sur ce blog pour comprendre les vrais enjeux de la dignité et des droits de l’Homme : http://ekaminski.blog.lemonde.fr/ ; la prison française est symptomatique d’une conception générale de l’être humain où la dignité est oubliée ; or celui-ci peut, s’il est accompagné correctement, amender son comportement ; c’est en tout état de cause le pari que nous devons faire


    • voxagora voxagora 1er mars 2010 20:25

      « Les prisons sont bâties sur le phantasme d’une rationalisation
      totale de la vie sociale », écrivez-vous.

      Nos pulsions, de fait, balancent entre ordre total et désordre complet.

      Mais les ravages du scientisme orientent les décideurs vers
      le premier terme, et ils érigent l’évaluation forcenée,
      la classification entre bons et mauvais de plus en plus tôt,
      la maîtrise de tout chacun -voir comment internet les dérange-
      en règles absolue.

      Alors les prisons, relégation des « désordonnés » par excellence !

      Merci pour cet article, point de départ de reflexions fécondes.


      • Romain Desbois 1er mars 2010 23:39

        Si la prison est là que pour protéger l’humanité d’êtres malfaisants, dangereux, alors 80 à 90 % de ceux qui sont en tôle n’ont rien à y faire !

        D’autant qu’en France 40 % de ceux qui s’y trouvent sont en attente de procès donc présumés innocents.

        Des prisons il y en de pires et des meilleurs, preuve que c’est possible.
        En l’occurrence, la prison conçue comme en France est connue pour être l’école du crime.
        Mais comme toujours, l’on cherche à guérir et pas à prévenir.
        Cherchons aussi à identifier ce qui pousse les gens à commettre des méfaits (ce qui ne les absout pas de toute responsabilité) et essayons d’en éradiquer les causes.


        • paul 2 mars 2010 00:41

          Sur l’inhumanité des prisons -nouveau modèle -un témoignage récent sur Libélyon d’un taulard
          qui a quitté une maison d’arrêt insalubre pour rejoindre la prison neuve de Lyon-Corbas :
          « on est arrivés dans une prison propre, sans rats, sans cafards, inhumaine... »:automatisme de
           toutes les commandes, caméras omniprésentes, pas d’interlocuteurs, gestion de l’entretien et
          même le courrier par le privé (modèle américain) : « une violence propre » .

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