Inhumanités urbaines
Une ville est un ventre grouillant où flatulent, entre monuments glorieux, bâtiments secs et aménagements divers, des véhicules pressés et des gens soucieux, des bruits clapotants et des odeurs stridentes. La beauté s’y frôle parfois, la laideur s’y plaît souvent et depuis peu s’y déploie en une catégorie nouvelle et singulière de mobilier urbain, qui pourrait servir d’illustration écœurante à l’épistémé de notre époque amère - cette notion qui, selon Michel Foucault, rassemble les configurations souterraines et le tropisme particuliers à une culture donnée ; dans ses marges, sa couleur se révèle. Ce sont ici des pointes, des lances, des plots, des arêtes, des grilles, des pentes, des glacis, des barres... En métal, en pierre, en béton, en âpreté, en rudesse... Le tout peint de vert canon, gris uniforme, blanc indifférent, noir neutre, dédain et cruauté. A Paris et ailleurs, poussent à foison, comme méchantes verrues et chancres vicieux de contes, d’infâmes dispositifs pour empêcher les personnes sans maisons, ni lits ni bonsoirs, de s’abriter sous le minuscule confort d’un avant-toit, sur la maigre couche d’une plate-forme, d’une estrade ou d’une devanture.
Ces lieux réduits particuliers aux villes, sans usage préconçu hormis celui de décorer ou d’entourer quelque entrée de boutique ou d’immeuble, composés d’un replat étriqué surmonté d’un petit auvent, sont pour certains les dernières ressources pour goûter une miette d’abandon ou de sommeil. Mais en ce temps de bouillonnement du pire, l’être humain en détresse reçoit même traitement que pigeon dont on se garde des chiures. L’élémentaire le plus primaire, le plus petit facteur commun nécessaire au repos d’un vivant, fut-il animal, ne lui est même plus consenti : l’horizontalité où allonger son corps, l’abri où éviter la pluie, l’obscurité où faiblement préserver sa vulnérabilité, sont encore trop de gratuite aisance ; l’homme ou la femme en misère est indigne de coucher toute sa personne sur la froideur du dallage et la dureté du pavage où leurs verticaux propriétaires posent leurs semelles bourgeoisement crottées de la souillure des villes...
La honte n’est pas où elle semble : nul ne devrait juger, à commencer par lui-même, qu’elle gît avec le démuni, mais qu’elle s’enroule fermement au réseau inepte des petits cerveaux égoïstes et cupides qui ont ordonné ces obscénités - dont il existe une grande variété, fruit d’une imagination féconde en technique inhumaine. Toute ressemblance avec des instruments de torture n’est pas fortuite : ces dispositifs se veulent si douloureux qu’il est impossible d’y poser sa chair, aussi fourbue soit-elle. La misère, trop observable pour qui entend la minorer ou l’oublier, est ainsi repoussée aux faubourgs des préoccupations et déambulations citadines. Que le dépossédé s’en aille gésir ou mourir au loin, où sa déchéance ne navrera personne, surtout pas la classe de spoliateurs qui lui arrache les conditions de possibilité de sa destinée humaine. Les tentes rouges des Don Quichotte, accrochés aux quais parisiens comme un amas sanglant, ont un moment rappelé aux consciences engourdies que la pauvreté est un scandale permanent, et non une variable acceptable d’ajustement économique. Les tentes démontées, la colère étouffée par de nouvelles injections d’indifférence politique, les personnes sans domicile sont envoyées à présent se racornir ailleurs. En préface à leur mort précoce et souvent anonyme, elles disparaissent à la vue. Cette double exclusion est une violence effrayante ; se constituer comme sujet nécessite une procédure de reconnaissance identificatoire du soi par soi, mais aussi une reconnaissance par autrui, prérequis de l’existence sociale ; rejeter un être humain de ses groupes d’inclusion légitimes, fussent-ils même vagues, le nier, le rendre socialement invisible, induit une dévaluation morale si forte qu’elle remet en cause l’intégrité du sujet et sa définition humaine. Exister encore un tant soi peu au regard d’autrui est la dernière possession qu’il restait à ôter aux démunis.
Mieux vaut assurément être celui qui subit que celui qui crucifie, un miséreux qu’un salaud, la toux que le crachat, mais la pauvreté, contrairement à ce qu’espérait Tolstoï et à ce que prêchent d’autres chrétiens, n’est ni punition, ni repentance, ni salut. Pure injustice, immoralité brute, elle ne protège même pas des insatisfactions répétées du désir, puisque le manque n’est pas choisi. Certains ont trop, tandis que d’autres n’ont rien ; la misère, en toute logique, est le fruit desséché du vol, non d’un ordre naturel et inéluctable. La nature humaine est de ne pas en avoir ; toute organisation socio-économique est une construction, non une donnée biologique. Amasser une fortune des manques vitaux d’autrui est un crime contre l’humain.
Le seul moteur de justice sociale tient dans un universalisme réfléchi, dans l’accord trouvé en commun sur certaines valeurs inaliénables, lavées de toute hypocrisie politicienne et de tout dogme naturaliste où l’humain, méprisé ou réduit, se perd. Foin par conséquent du sot « nietzschéisme de gauche » à la mode, qui prétend brandir des valeurs universelles tout en se proclamant nietzschéen, contribuant ainsi à noyer dans une soupe indifférenciée des choix de civilisation opposés. Non que le philosophe doive se juger à l’aune de sa caricature - le nazisme ayant grossièrement dévoyé sa pensée pour la phagocyter. Mais Nietzsche n’est ni universaliste, ni humaniste ; l’Amor Fati, amour du destin, englobe celui des souffrances et de la négativité. Or accepter la douleur pour la transmuter en un acte créatif ou une élévation spirituelle est utile pour sculpter l’intérieur de soi, mais détestable à l’échelle du corps social.
Le risque totalitaire ne doit pas demeurer un commode prétexte pour laisser se déployer, toujours plus épaisse, l’indécence des inégalités. Certes, par delà bien et mal, comme le précise Nietzsche, ne se confond pas avec par delà bon et mauvais, mais où placer ces derniers si l’on déconstruit toute morale ? L’éthique spinoziste, qui avait déjà postulé que le mal n’est qu’interprétation humaine, mais qu’il convient plutôt d’exhausser les sources de joie et diminuer les causes de tristesse, peut-elle suffire ?... « Par réalité et perfection, j’entends la même chose », écrit Spinoza. Quelle permission les écraseurs d’autrui sont-ils susceptibles d’y voir, si l’on y introduit aucun distinguo, si l’on en fait un usage idéologique ! L’idéologie n’est pas une philosophie dûment méditée, mais un ensemble d’idées qui reflète les actes aliénés d’où elles ont surgi ; l’idéologie est un pouvoir ; la philosophie le critique et le dépasse.
La nature est parfaite ; le monde des hommes ne l’est pas et ne le sera jamais ; mais il peut tendre vers moins d’imperfection. La jungle est à préserver soigneusement pour les tigres ; ce n’est pas la place symbolique de l’homme. Les crocs portés sur deux jambes sont à limer ; le lieu où se déploie pleinement, somptueusement l’humain, c’est la douceur. Loin, si loin de la brutalité morbide des dispositifs d’épuration : en marchant tristement dans ces rues où se hérissent ces choses acérées, ces cages à l’envers pour enfermer de trop nombreux humains dans la dureté indéfinie des nuits froides, on se prend à craindre que le métal, le béton et la pierre pleureront de culpabilité et de honte avant ceux qui les ont requis.
16 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON