Intégrisme, banlieues et idéologie
Depuis les dernières émeutes des banlieues en novembre 2005, des livres, des émissions de radio et de télé s’échinent à cerner les raisons profondes de cette « soudaine » flambée des cités.
Depuis les dernières émeutes des banlieues en novembre 2005, des livres, des émissions de radio et de télé s’échinent à cerner les raisons profondes de cette "soudaine" flambée des cités. Il y a quelque chose d’obscène et de pathétique à la fois à vouloir "comprendre", non pas pour résoudre le drame d’une catégorie de la population, mais pour calmer le jeu en tentant désespérément de créer un consensus pour permettre à certaines catégories de la population de continuer à ronronner dans leur tranquillité. Pour construire ce consensus, on sort des figures connues du show-biz, on fait appel aux chercheurs distingués de divers instituts universitaires. Que nous sortent de leurs besaces ces fameux chercheurs ? Quelques observations pertinentes, fruits de leurs enquêtes. Qu’en font-ils ? Ils les interprètent avec leurs lunettes d’idéologues. Comment ? En escamotant les aspects subversifs de cette révolte juvénile, c’est-à-dire les aspirations légitimes des jeunes à vivre normalement et dignement.
Pourquoi le font-ils ? Pour encercler ces révoltés, les isoler et les forcer à s’adapter, soi-disant pour leur bien, à un monde qui change alors que ce monde n’en veut pas ou n’a plus besoin d’eux. Je ne veux pas continuer à égrener cette litanie de reproches à ces sociologues qui nous servent les recettes d’une science mineure, alors que nous avons besoin d’utiliser les ressources du politique, cette philosophie de l’histoire, science suprême selon Aristote. Que nous dit ou peut nous dire cette philosophie de l’histoire qui expliquerait le drame non seulement du chômage mais aussi de cette vie misérable, qui déclenche ici les viols des tournantes, là des meurtres sur des bûchers de jeunes filles dont le seul tort est de vivre à l’air libre, etc. Que nous raconte l’histoire de l’immigration ?
Les films, les essais comme La plus haute des solitudes, de l’écrivain Tahar ben Djelloun, ont décrit l’immense détresse des premiers immigrants. Derrière l’écran de leurs regards tristes ou inquiets, sommeillaient une histoire de solitude en terre étrangère et une amère mélancolie du pays natal. Solitude, car ils rasaient les murs et se faisaient petits pour ne pas attirer les regards des xénophobes. Solitude encore, due à la violence de la Guerre d’Algérie. Dans le Paris outragé et libéré de de Gaulle, on avait, un certain 17 octobre 1961, bafoué leur dignité. Une chose insensée se produisit cette nuit-là, pendant que les Parisiens vaquaient à leurs distractions dans les théâtres et cinémas. Des Algériens, hommes, femmes et enfants, manifestaient pacifiquement contre un couvre-feu spécialement instauré pour eux.
Comment, s’offusquèrent les culs-terreux, osent-ils perturber la vie du Paris by night, eux les gueux qui croupissent dans les bidonvilles de la banlieue ? Oui, ils avaient osé braver la machine policière qui s’est déchaînée sous le commandement d’un préfet qui avait gagné ses galons à Drancy durant la Seconde Guerre mondiale. Les bruits de la circulation couvraient les cris des manifestants pourchassés, matraqués ; la pluie, ce jour-là, lavait les chaussées du sang des blessés, et la Seine charria durant des semaines les cadavres d’hommes ligotés et jetés à l’eau. Oui, ce jour-là, la police avait écrit une page d’histoire dégoulinante de honte et de sauvagerie. Mais ce jour-là aussi, des anonymes avaient secouru et soigné les parias livrés aux soudards ivres de haine. Ce jour-là, des photographes et des journalistes français ont témoigné pour l’histoire par l’écrit, et photos à l’appui. Ce jour-là, dans ce vieux pays cher à de Gaulle, il y avait deux catégories de Français qui exposaient leur idée de la France. Il y avait ceux qui aimaient faire entendre les bruits de leurs bottes, et les autres qui préféraient chanter le temps des cerises.
Bien des choses, donc, du présent se nourrissent de la violence des années de la Guerre d’Algérie. Quand les banlieues sont en feu, ce sont, d’une certaine façon, les cendres de la guerre d’Algérie encore chaudes qui sont à l’origine des incendies. Hier c’étaient les parents, aujourd’hui ce sont leurs enfants qui perpétuent la quête inlassable de la dignité. Combat titanesque et obscur ! Ces enfants sont d’ici et d’ailleurs. Ils ont construit dans leur tête un pont qui les relie en permanence à ces deux mondes. Mais cette identité écartelée ne sied pas à la pensée schématique des chauvins qui sévissent de chaque côté de la Méditerranée. Cet enracinement et cet écartèlement tout à la fois ont engendré deux catégories de descendants d’immigrés.
1) Les premiers se tapent fièrement la poitrine en hurlant leur nationalité française. Hélas, très souvent, ces aventuriers de l’estomac, car la France se réduit pour eux à un immense supermarché, jettent très vite aux orties les idéaux de la République pour leur préférer "la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde". Phénomène classique du petit blanc, bien connu au USA, où les ex-immigrants construisent aujourd’hui un mur pour bloquer les Mexicains (en fait, des Indiens), à l’origine les véritables habitants du Texas et de la Californie.
En face de ces aventuriers de l’estomac, il y a les nostalgiques d’une certaine histoire mal digérée, qui se découvrent une nouvelle identité : "musulmans nous sommes", clament-ils sans peur du ridicule. La Oumma (la communauté des croyants) est leur nouvelle patrie, et gare à ceux qui enfreignent ses règles. L’apparition d’un tel phénomène a été possible grâce, entre autres, à la lucidité d’un certain ministre aujourd’hui à la retraite, qui a fermé les yeux sur les agissements des frères qui mettaient de l’ordre dans les cités en chassant les dealers. Une fois nettoyées, les cités deviennent des fiefs des intégristes qui grâce à leur soudaine richesse, fruit de tous les trafics, peuvent venir en aide aux plus démunis, lesquels on retrouve plus tard dans les réseaux de trafic qui alimentent les champs de bataille de l’autre côté de la Méditerranée.
Aujourd’hui encore, un autre ministre de l’intérieur nomme un préfet musulman alors que la République interdit de ficher un Français en fonction de son origine ou de sa religion. Il est temps de donner la parole aux gens qui ont des vérités à dire pour que la République reste laïque,, une et indivisible, et de les écouter. Epargnons à la République les balivernes des idéologues du consensus, car elles masquent les problèmes et donnent naissance à ces deux catégories de zombies que j’ai citées plus haut. Ras-le-bol de ces idéologues qui conseillent à ces jeunes de construire leur moi, comme si ces jeunes venaient du néant. En vérité, par ces conseils, on veut les atomiser.
Or le drame de la solitude et l’absence de solidarité expliquent en grande partie les angoisses et le malaise de la société. Alors que les Gaulois, comme disent les jeunes des banlieues, souffrent de l’enflure de leur ego, qui les fait glisser vers un individualisme suicidaire, voilà que nos "spécialistes" veulent construire aux jeunes leurs propres prisons autour de leur nombril. Pour éviter à la société de patiner, il ne faut plus servir de discours moralistes et paternalistes. Il faut plutôt libérer la parole, la création, pour dire à ces blessés de l’histoire qu’ils se sentiraient mieux dans leur peau s’ils croyaient aux utopies politiques qui font tenir debout les hommes qui s’abreuvent aux langues vivantes des poètes. Et parmi ces poètes, il y a Saint-John Perse qui parle si bien de l’exil où les ex-immigrés habitent leur nom tout en jetant l’ancre dans leur nouveau port d’attache. Ce poète est né dans la chaleur des Caraïbes, manie les mots qui ravissent les cœurs et maudissent les tyrans loin, très loin de ceux qui utilisent le karcher, qui mutile les corps et blesse les âmes.
Ali Akika, cinéaste.
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