Interallié 2012 - Mais qui est vraiment Philippe Djian ?
8 tours auront été nécessaires pour que "Oh..." de Philippe Djian gagne d'une courte voix le prix Interallié 2012. Comme si la même question continuait de hanter les esprits : mais qui est vraiment Philippe Djian ?
Il y a ceux qui aiment "Oh...". Passionnément. Sans réserve. Prenez François Busnel. Rédacteur en chef de la revue Lire et animateur de La Grande Librairie sur France 5, ce grand ordonnateur du monde des lettres est réputé pour sa pratique du panégyrique littéraire (y compris lorsqu'il s'agit d'assurer la promotion du dernier ouvrage de sa compagne, qui n'en a pourtant pas besoin, Delphine de Vigan) et d'une critique "incitative" (comment diriger une revue qui s'appelle Lire et imaginer un instant décourager les gens d'acheter des livres ?). Au sujet de "Oh...", François Busnel ne déroge pas à la règle. Comme à son habitude, il ne tarit pas d'éloges et trouve même le moyen de mettre les bouchées doubles. "Il y a ceux qui utilisent la plume Sergent-Major et ceux qui empoignent le démonte-pneu. Philippe Djian fait partie de ces derniers (...) Son genre, à lui, c'est le burin. Eh bien, il a raison. C'est avec un burin que l'on sculpte les plus belles statues." De façon moins flamboyante et métaphorique (François Busnel est difficilement concurrencable dans ces deux domaines) mais tout aussi radicale sur le fond, Didier Jacob du Nouvel Obs souligne "les tournures ultra-excitantes" et "l'humour dévastateur" de Djian. Dans Paris-Match, Valérie Trierweiler estime que l'écrivain, "une fois de plus, impose son style", avant d'asséner une conclusion difficilement contestable : "Il est Djian, tout simplement". Eh oui, on l'aura compris, si l'auteur de 37,2 a bien une qualité, du moins pour ces journalistes, c'est celle d'avoir un style. Voire même, du style.
Les artisans du superlatif à l'oeuvre
L'histoire de "Oh…" est, quant à elle, jugée "tout simplement" passionnante. Pour Elodie Rousseau de auféminin.com, "Oh..." s'impose comme "un récit captivant qu’on lit d’une traite". Pour Jean-Baptiste Harang du Magazine litteraire, c'est "un livre qui fonce sur vous à deux cents à l'heure, et dont rien ne peut arrêter la lecture". Mieux, "Oh..." est porteur d'une réflexion qui va au-delà d'un simple récit. Toujours pour Elodie Rousseau, décidément dithyrambique, "la puissance de "Oh…" est d’être le livre peut-être le plus féministe que l’on ait jamais lu ces dernières années, incontestablement le plus fin et le plus humble...et qu’il soit écrit par un homme n’en est que plus magnifique." Nathalie Crom de Télérama va plus loin : "Oh...'' revêt la dimension d'une "fiction méditative. Une réflexion sur le Mal. Un très beau portrait de femme, rincé de tout sentimentalisme, de tout conformisme, de toute psychologie de bazar. A rebours des clichés et de la bien-pensance. Peu sexuellement et politiquement correct, sans doute. Mais littérairement et humainement remarquable." Un avis partagé par Jean-Baptiste Harang du Magazine litteraire pour qui "Philippe Djian a une capacité inouïe (...) à faire admettre à son lecteur toute l'humanité des choses inhumaines qu'il décrit, que la douleur et le plaisir n'ont pas les mêmes frontières que le bien et le mal." De là à penser que "Oh…" mériterait une consécration, il n'y a qu'un pas que Bertrand Guay de l'AFP franchit sans hésiter : "son roman est-il programmé à la rentrée pour que Philippe Djian reçoive, enfin, un grand prix littéraire à l'automne, histoire de saluer l'ensemble de son oeuvre ? Après tout, ça ne serait que justice."
Critiques sur la réserve
Alors faut-il suivre Les Inrocks lorsque dans l'introduction - non signée - d'une interview de l'auteur, l'hebdo culturel affirme que "l’homme en noir est passé du statut d’icône populaire dont la légitimité littéraire était contestée à celui d’écrivain français majeur reconnu par à peu près tout le monde, les critiques comme ses pairs" ? Si la réponse ne va pas de soi, c'est que certains critiques - et non des moindres - préfèrent adopter une réserve prudente. Ainsi, dans un contexte où la nuance ne semble pas de mise, le papier de Claire Devarrieux de Libération se signale par son exceptionnelle retenue. Tout au plus la journaliste observe-t-elle que dans ce nouveau roman "Djian s'amuse énormément" ou que "tout est soigneusement vissé, dans ce scénario (...) de sorte que les éléments se font écho de manière naturelle." C'est ce qui s'appelle un service minimum. Même attitude de la part de Raphaëlle Leyris. Sous un titre à la Libé ("Nom de Djian !"), la journaliste du Monde se contente de reprendre quelques citation choisies de l'auteur après avoir observé que "les mutations du système, selon [Djian], passent par des changements progressifs. Comme celui qu'il a impulsé chez Gallimard pour le titre de ''Oh...'', exigeant que, sur la couverture, les guillemets français (« ») soient remplacés par des guillemets anglais ('' ''), ''plus légers''." Raphaëlle Leyris serait-elle ironique ? Le fait est que son article ne dit explicitement rien de ce qu'elle pense personnellement du livre. Quant au Figaro, le quotidien laisse à son hebdo, Madame Figaro, le soin d'organiser une interview croisée de Djian et Angot sous le titre "Parfum de souffre", là encore sans y ajouter le moindre commentaire.
Les voix discordantes de Alexandre Fillon et Delphine Peras
Pour entendre quelques nuances discordantes, il faut à l'évidence lire attentivement et entre les lignes. Ainsi Nathalie Crom admet-elle que "la mise à plat de l'intrigue de « Oh... » risquerait de ressembler au scénario d'un téléfilm bas de gamme" si le livre ne présentait pas d'autres qualités tandis que Bertrand Guay considère que Djian "nous gratifie de quelques rebondissements aberrants" et qu'Eléonore Sulser du journal genevois, Le Temps, note : " On me dit que c’est abracadabrant, mais qu’on y croit malgré tout. Eh bien, non, hélas, je n’y crois pas". Même la lecture enthousiaste de Laurence Houot de cultureboox laisse transparaître une pointe de doute : "[l']écriture [de Djian] est rythmée, visuelle, au point que parfois on se demande si on est en train de lire un livre ou dans une salle obscure, à contempler un film bien ficelé. Qu'en reste-t-il une fois les lumières rallumées ? C'est une autre question." Mais il faut aller sur le site de L'Express pour entendre des points de vue moins éliptiques et plus tranchés. Il ne s'agit pas d'un article mais d'une émission conçue et diffusée par la rédaction de l'hedomadaire, "Le match des critiques", avec le concours de trois journalistes : Alexandre Fillon, Delphine Peras et Christine Ferniot. Pigiste pour plusieurs journaux dont Lire et Livres Hebdo, Alexandre Fillon n'est pas n'importe qui puisqu'il a reçu le prix Hennessy du journalisme littéraire en 2009. Delphine Peras, quant à elle, travaille à L'Express et au magazine Lire. A l'inverse de Christine Ferniot, ni l'un, ni l'autre n'ont aimé « Oh... ». Alexandre Fillon, qui prend la précaution de préciser qu'il aime Djian, ne mache pourtant pas ses mots : "Je ne crois à rien. Tout est cliché. Tout est plaqué". Même son de cloche pour Delphine Peras : "Tout est trop invraisemblable. Je n’ai pas réussi à y croire".
Un écrivain entre deux "Oh..."
Se pose alors une question : comment se fait-il qu'aucune critique lapidaire de « Oh... » ne soit parue dans la presse écrite ? Ecartons d'abord l'hypothèse, certes tentante mais finalement peu crédible, de la peur qu'inspirerait Gallimard aux journalistes. Même s'il laisse le soin à Lire de chanter les louanges des poids lourds de la rentrée littéraire, L'Express ne s'est pas gêné pour dézinguer La théorie de l'information pourtant édité chez Gallimard. Dans un article intitulé "Aurélien Bellanger, ennuyeux comme un annuaire électronique", Jérôme Dupuis n'a pas hésité à dénoncer un "pensum sociologique", une "mise en abyme vue mille fois" et "d'interminables tunnels informatiques". Preuve s'il en est qu'on peut être le jeune espoir de la plus grande maison d'édition française sans être pour autant protégé des feux de la critique. L'attitude de la presse vis-sà-vis de Philippe Djian est différente. Après des années d'écriture et quelques beaux succès, l'auteur continue d'interroger. Quelques journalistes littéraires sont convaincus de son talent. Mais l'immense majorité continue de douter. Certains craignent de passer à côté d'un grand écrivain et préfèrent en rajouter. D'autres, sans doute les plus nombreux, préfèrent se taire. Tant et si bien qu'aujourd'hui Djian est un auteur en suspens. En suspens entre deux mondes : celui de Jai lu et celui de Gallimard, celui de la littérature de divertissement et celui de la grande littérature. En 2010, déjà, François Busnel qualifiait Incidences - autre livre de Djian - de "pépite" tandis que Pierre Jourde déplorait un "style pompier, [un] mélange d'emphase vieillotte et de clichés" et affirmait : Djian est "à Brautigan, Thompson ou Faulkner, ce que Frank Alamo est à Elvis Presley". Tentant d'expliquer des avis aussi divergents, Julien de Rubempré notait alors sur son blog combien "Djian nous a accoutumés au meilleur (Frictions, 50 contre 1) mais aussi au pire (37°2 le matin puis tous les épisodes de Doggy Bag)". Alors, qui est vraiment Philippe Djian ? Même après le prix Interallié la question pose posée.
Franck Gintrand
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