Internet ne doit pas servir qu’à voir le 13 novembre, il doit nous permettre de comprendre

« Expliquer le jihadisme, c’est déjà vouloir un peu excuser. »
Manuel Valls.
Un grande majorité d'entre nous n’était pas à Paris le 13 novembre dernier, et pourtant comme beaucoup, nous nous y trouvions d’une certaine façon, accrochés aux chaines d’info en continu, scrutant nos pages Facebook, le Smartphone à la main, aux aguets d’une photo, d’une vidéo, d’un commentaire, du message d’un ami qui aurait pu s’y trouver. Nous aurions pu nous rendre dans cette salle de concert, écouter ce groupe de death metal, boire un coup à la terrasse d’un café du 10e ou du 11e arrondissement, nous aurions très bien pu courir nous aussi dans ces rues familières, fuyant l’horreur de l’attaque ; une horreur qui nous semble aussi proche que lointaine, proche à l’esprit par l’impact médiatique des images et des sons propulsés par les réseaux numériques, lointain par le corps, hors de portée, intangible, quand bien même le choc émotionnel faisait réagir le ventre.
C’est l’étrange paradoxe du transfert de réalité opéré par le numérique. Ce qui se témoigne sur les réseaux sociaux n’est pas virtuel : c’est une médiation de la réalité, par les mots, les images, les sons, une réalité bien plus prégnante que celle véhiculée autrefois par la télévision ou le journalisme traditionnel, pour la bonne raison que dorénavant cette réalité est rapportée par des amis, des proches, ce sont leurs photos, leurs témoignages, comme autant de petit journaux télévisés, chacun producteurs d’images et de contenus médiatisés jusqu’à moi aussi rapidement que nous parvient le contenu des chaines d’info pourtant réputé instantané. Le CSA n’applique pas ses règles de floutage et de réserves aux internautes producteurs, quant aux diffuseurs que sont facebook, instagram ou twiter, le flux paraît tellement colossal qu’aucun service ne saurait être capable de censurer quoi que ce soit qui puisse contrevenir à la bonne marche des opérations, à la décence ou à la dignité humaine. Rien n’est donc filtré, tout se voit, aussi ce qui ne devrait pas, tout nous arrive de façon brute, comme dans la réalité et d’ailleurs, c’est une réalité encore plus réelle car on y a accès dans son intégralité la plus complète et cruelle.
Quand toutes ces technologies numériques n’existaient pas (et même avant le téléphone et la télévision) l’information circulait sur le papier et trouvait son chemin beaucoup plus lentement, de bouche à oreille, de main en main ; elle était discutée dans les foyers, aux terrasses des cafés, dans les manifestations publiques et elle n’en demeurait pas moins choquante et présente à l’esprit, parfois même démesurément déformée et fantasmée. Le numérique améliore le processus de diffusion, il est plus rapide, plus direct, plus efficace et plus en prise avec la réalité, il nous éloigne du fantasme, mais c’est là un nouvel écueil. L’immensité des données reçues en un laps de temps réduit submerge notre imaginaire et nous plonge intégralement dans le bain de l’événement, dans le bain de l’émotion, dans le sensationnel, en prise direct donc avec les sens qui d’ordinaire ne sont pas autant stimulées, ne permettant plus à l’esprit de juger et jauger de l’ampleur d’une réalité aussi difficile soit-elle à embrasser dans son ensemble. Il faut maintenant se débattre avec les données pour extraire son propre point de vue, opérer le recul nécessaire sur le sens ou le non sens de tout cela ; mais il n’y a plus vraiment de place pour ça, l’image et le son a conquis l’esprit.
Il n’y a d’ailleurs dans ces moments intenses de production médiatique pas davantage de place pour d’autres événements peut-être tout aussi conséquents. Qu’en est-il de ce qui n’arrive pas jusqu’à moi, ou du moins qui n’arrive pas avec la même densité de faisceaux, de ces réalités parallèles tout aussi horribles sur lesquelles mon réseau social n’est pas connecté ? Elles sont éloignées par le corps, c’est une évidence, mais elles le sont également de l’esprit puisqu’aucune image, aucun son, et plus sous-jacent, aucune familiarité ne m’emmène à raisonner avec ces milliers de drames concomitants. Peut-être même qu’ils sont corrélatifs, mais nous restera-t-il suffisamment d’esprit pour en juger ?
Ce que cela fait apparaître, c’est à quel point nous sommes aussi connectés à un réseau que nous sommes déconnecté d’un autre. Ce qui conduit à adopter un comportement tantôt hyper solidaire, tantôt hyper distanciés. Autant de poids, de mesures, de camps qui se forment, s’agglomèrent et parfois s’opposent quand bien même ils devraient se rejoindre.
Mais comme souvent avec internet, c’est ce qu’il pulvérise qu’il permet également de reconstruire. Car parmi les innombrables tags « 13 Novembre 2015 », quelque part dans un coin de notre fil d’actualité, on a tous eu cet « ami » d’un réseau secondaire ou tertiaire qui relate cet autre événement tout aussi effroyable, ce chiffre qui vient en contredire un autre, ce gramme de plomb contre la tonne d’acier prédominante, balançant un point de vue qu’on n’a même pas encore eu le temps de se forger. Ce qu’il faut donc avoir à l’esprit, c’est que dans ce flot permanent de données, la quantité ne fait pas la qualité ; que oui, la réalité est brutale, elle l’est malheureusement parfois terriblement proche de nous alors que nous n’y sommes pas accoutumé, et de ce fait elle interdit la pensée, mais elle est aussi de la même brutalité ailleurs et que ce qui compte, c’est en effet dans un premier lieu de voir cette réalité, mais le plus immédiatement possible, faire des liens, raisonner, et comprendre cette réalité.
crédit photo : Thomas Bresson in the immediate vicinity of the image
22 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON