L’ « Appel à la Raison » : tel est le nom que les initiateurs, le Jcall (« European Jewish Call for Reason »), pour la paix au Proche-Orient ont donné, au grand dam notamment du Crif (« Conseil représentatif des institutions juives de France »), à une pétition osant critiquer publiquement la politique étrangère actuellement menée, au vu de ses colonisations en Cisjordanie et à Jérusalem Est, par Israël.
Le contenu, en substance, de ce texte qui se verra présenté officiellement, ce lundi 3 mai au soir, au Parlement Européen de Bruxelles afin que l’Union Européenne aussi bien que les Etats-Unis fassent réellement pression tant sur les Juifs que sur les Palestiniens ? Ce point, particulièrement sensible : « L’alignement systématique sur la politique du gouvernement israélien est dangereux car il va à l’encontre des intérêts véritables de l’Etat d’Israël ». Et ladite pétition de critiquer alors ouvertement « l’occupation et la poursuite ininterrompue des implantations en Cisjordanie et dans les quartiers arabes de Jérusalem Est, qui sont une erreur politique et une faute morale ».
Soit. Jusque-là, rien à redire, pour ma part, même si une tout aussi légitime contre pétition, intitulée « Raison Garder » et signée par des intellectuels aussi prestigieux que Raphaël Draï, Pierre-André Taguieff ou Shmuel Trigano, a aussitôt vu le jour, attribuant, quant à elle, la responsabilité de l’échec du processus de paix aux seuls Palestiniens. Mais ce qui frappe, en revanche, dans la première pétition, lancée donc par le Jcall (dans la foulée de Jstreet, la branche alternative des juifs américains), c’est que, parmi ses signataires, se retrouvent également, toutes tendances politiques confondues et par-delà tout clivage idéologique, des noms (outre ceux d’Elie Barnavi, de Daniel Cohn-Bendit ou d’Ivan Levaï) tels qu’Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, ardents et même inconditionnels défenseurs, jusque là, d’Israël.
Car, en ce qui concerne ces deux derniers, on ne les entendit guère, sauf pour justifier envers et contre tout Israël, lorsque Tsahal bombarda de façon disproportionnée, durant l’été 2006, le Sud Liban pour se protéger des roquettes lancées sur son territoire par les fanatiques du Hezbollah. C’est d’ailleurs là ce qui me poussa à écrire, le 20 juillet 2006, dans un important quotidien belge, un article intitulé, précisément, L’assourdissant silence des intellectuels : papier où je faisais alors allusion notamment, quoique sans jamais les y mentionner nommément, à un Finkielkraut et à un Lévy !
Davantage : c’est encore pour les mêmes iniques motifs, face à ce même et honteux silence, que, fort de l’éthique de mon maître spirituel Emmanuel Levinas, je pris la plume, le 13 janvier 2009, dans ce même journal, pour demander, via une lettre ouverte intitulée Pitié pour les innocents ! (dont un extrait fut aussi publié dans Le Nouvel Observateur du 22 au 28 janvier 2009), à deux des prix Nobel de la paix les plus écoutés, Elie Wiesel, rescapé d’Auschwitz, et Shimon Peres, président d’Israël, d’intervenir, du haut de leur autorité morale et au nom même de nos pères martyrisés dans les camps nazis, afin de mettre un terme à ce massacre de civils dont l’Etat Juif se rendit alors coupable, par ses intenses et constants bombardements, et au mépris de tout droit humanitaire, dans la Bande de Gaza. Et ce quelle que fût l’ampleur des tueries, tout aussi impardonnables, commises précédemment par les terroristes du Hamas.
Voici, du reste, ce que j’y écrivais, entre autres, textuellement : « Le temps n’est plus, n’en déplaise à l’ancestrale loi mosaïque et autres pharisiens épris de sentences tout aussi dogmatiques, à l’obsolète et encore plus condamnable loi du talion : œil pour œil et dent pour dent ! C’est là, de plus, un très cruel et dangereux engrenage. Pis : une très périlleuse et irrationnelle spirale de la haine dont les conséquences pourraient s’avérer tragiques, à long terme, pour l’ensemble de notre planète. ».
Il va sans dire que je fus alors, pour ce qui apparaissait ainsi comme une trahison à ma propre cause, traité de tous les noms, y compris des pires injures, par BHL et Cie, toujours prêts, trop souvent prisonniers qu’ils sont du manichéisme le plus étriqué, quand ce n’est pas du conformisme ambiant le plus intolérant, à brandir la menace et proférer des anathèmes, sinon des excommunions majeures. Et pourtant : je ne demandais là rien d’autre, somme toute, que ce que ces mêmes intellectuels exigent, à présent, dans cette pétition baptisée du beau nom d’ « Appel à la Raison ».
Morale de l’histoire pour ces nouveaux et inattendus justiciers d’Israël ? Mieux vaut tard que jamais… et au moins n’aurai-je pas prêché, ainsi, dans le désert !
Mais, surtout, comment concilier, logiquement et sans contradiction aucune, cette tardive prise de position de la part de Bernard-Henri Lévy, artisan là d’un énième virage de cuti, avec ce qu’il clame, par exemple, en ses récentes Pièces d’identité et, plus exactement encore, dans sa partie ayant pour très emblématique titre Le génie du judaïsme, dès lors qu’il y prône un Etat d’Israël essentiellement « intouchable », comme un absolu ontologiquement exempt de toute possible critique, fût-elle des plus rationnelles, et y défend même, à l’instar de ce qu’il soutenait déjà dans son plus ancien Testament de Dieu, la très audacieuse thèse d’un judaïsme doté d’une primauté métaphysico-théologique par rapport à ces deux autres monothéismes que sont, historiquement, le christianisme et l’islam ?
Si bien que, face à cette aporie philosophique, et surtout à un débat aussi socio-politiquement passionné au sein même de la communauté juive, est-ce peut-être le très modéré et nuancé Patrick Klugman, ancien président de l’UEJF (« Union des étudiants juifs de France), qui, sur ce dossier aussi délicat qu’épineux, a su trouver, en parfait démocrate et en accord avec les principes universels les plus inaliénables pour tout homme de bonne volonté, les mots les plus justes, sensés et équilibrés à la fois : « La diversité qui caractérise la nation israélienne, le monde juif doit la revendiquer pour lui-même pour qu’il puisse y être débattu de tout, à légitimité égale, sans que les uns soient traités de fascistes et les autres d’antisionistes car nulle part, il doit être dit que celui qui questionne est moins pertinent que celui qui affirme. », écrit-il en ce plaidoyer intitulé, précisément, Sur un appel à la raison.
Belle leçon de lucidité intellectuelle et de courage moral, en effet : puisse-t-elle donc être enfin entendue, à Dieu ne plaise, par les puissants de ce monde !