Israël-Palestine : Réponse à Bernard-Henri Lévy
La toute récente mais déjà historique demande, de la part de Mahmoud Abbas, de voir son pays, la Palestine, enfin reconnu officiellement, auprès des Nations-Unies, en tant qu’Etat souverain, a fait couler, chez les commentateurs politiques les plus avisés, beaucoup d’encre. Parmi ces nombreuses réactions, émerge, notamment, celle de Bernard-Henri Lévy, publiée dans sa revue « La Règle du Jeu » de ce 27 septembre, sous le beau et généreux titre de « Israël - Palestine : la paix, vraiment », puis reprise dans son « bloc-notes » de l’hebdomadaire « Le Point » de ce 29 septembre, sous l’étrange et décevant titre, apparemment contradictoire par rapport au premier, de « Sur une demande palestinienne qui ne sert pas la cause de la paix ».
Certes, pourront toujours me rétorquer les esprits chagrins, quoique légitimement perplexes, pourquoi privilégier, peut-être arbitrairement, cette analyse plutôt qu’une autre ? D’autant que, à l’inverse de Lévy, je viens de soutenir, moyennant trois articles consécutifs dans la presse européenne francophone, cette demande du Président de l’Autorité Palestinienne. Davantage : j’y fustigeais ce regrettable fait qu’en lui opposant une fin de non-recevoir, et surtout son veto au Conseil de Sécurité, le président des Etats-Unis d’Amérique, Barack Obama, avait manqué là, en plus de se montrer indigne de son prix Nobel de la paix, un important rendez-vous avec l’Histoire.
A cette très opportune question, quant à ma décision de répondre à cette ultime prise de position de Lévy, je répliquerai donc de la manière suivante : parce que l’honnêteté intellectuelle m’induit à reconnaître, par-delà le contentieux philosophique qui nous oppose sur bien d’autres points, que son opinion s’avère, en la circonstance, particulièrement bien charpentée : son argumentation, qui ne manque pas de subtiles nuances, s’y révèle intelligente, appuyée sur une manifeste connaissance du sujet qu’il traite, le tout enrobé d’une solide, et parfois imparable, documentation.
Soit ! Mais alors, renchériront les plus exigeants de mes interlocuteurs, pourquoi, dans ce cas, cette volonté, de ma part, de critiquer cet avis ? Parce que Bernard-Henri Lévy, par-delà cet apparent fondement de sa démonstration, y manque en réalité, comme souvent, l’essentiel : ce qui tend, dès lors, à diminuer fortement, en fin d’analyse, cette même pertinence philosophico-politique que l’on était tenté de lui attribuer, en la matière, au départ !
Je m’explique.
Il est vrai que l’auteur de « La Barbarie à visage humain » et autre « Testament de Dieu » est, comme il ne manque pas de le rappeler dès le début de son papier, un très cohérent et ferme « partisan depuis plus de quarante ans de l’avènement d’un Etat palestinien viable et de la solution ‘deux peuples, deux Etats’ » : raison pour laquelle il est par ailleurs un des premiers signataires, tout comme moi, du fameux « JCall » (« European Jewish Call for Reason » - « Appel des Juifs Européens à la Raison »), mouvement regroupant, entre autres, des intellectuels progressistes et pacifistes juifs préconisant la création, aux côtés d’Israël, d’un Etat palestinien, pour, comme le spécifie le langage diplomatique, « une paix juste et durable ».
Dont acte ! Mais, alors, pourquoi se déclarer aussi ouvertement, ainsi que Lévy l’écrit au terme de ce même papier, « hostile à l’étrange demande de reconnaissance unilatérale qui doit être discutée ces jours prochains par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies à New York » ? Et de justifier son point de vue, via une explicite référence au Président de l’Autorité Palestinienne, Mahmoud Abbas, tout autant qu’au Premier-Ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou, par cette conclusion : « rien ne pourra leur éviter le douloureux et coûteux face-à-face sans lequel il n’y a jamais, nulle part, de vraie reconnaissance ; rien ni personne ne pourra leur faire faire l’économie de ce mouvement apparemment simple mais qui sera, pour tous deux, le plus long des voyages : le premier pas vers l’autre, la main tendue, la négociation directe ».
Paroles admirables, doublée d’une non moins estimable envolée lyrique, certes… mais ô combien pourtant - le paradoxe n’est qu’apparent - implicitement injustes !
Car, proche là de cette hypocrisie propre à ces « docteurs de la loi » qu’on appelait autrefois les « pharisiens », ce que Bernard-Henri Lévy oublie de préciser, en sa feinte générosité, c’est qu’il n’est pas par définition, sinon par position ontologique, de possible « vraie reconnaissance », pour reprendre ses propres mots, lorsque les deux interlocuteurs en question ne sont pas, tant sur les plans théorique que pratique, sur un pied d’égalité.
Car le moins que l’on puisse dire, en l’occurrence, c’est qu’il y a, a priori, une manifeste disparité, génératrice du plus disproportionné et déséquilibré des dialogues, entre ces deux entités : d’une part, une Palestine encore faible, sans Etat souverain, sans frontières internationalement reconnues ni armée constituée ; d’autre part, un Israël hyper puissant, doté d’un Etat souverain, avec des frontières internationalement reconnues et une armée redoutable.
Comment, d’autre part, concilier logiquement, et sans contradiction aucune, ce processus de paix auquel Netanyahou dit aspirer, ainsi qu’il vient de le proclamer à la tribune des Nations-Unies, et la poursuite de sa politique, dans les territoires occupés, de colonisation ?
Quant à ce « premier pas vers l’autre » qu’invoque ici, avec en filigrane la morale d’Emmanuel Levinas en personne, Bernard-Henri Lévy, celui-ci devrait savoir, puisque son compère Gilles Hertzog le répute, dans un article publié tout récemment sur le très officiel site (belliqueusement baptisé « L’art de la philosophie ne vaut que s’il est un art de la guerre… ») de BHL, « le plus lévinassien, avec Alain Finkielkraut et Jean-Luc Marion, des penseurs d’aujourd’hui », que cette altérité dont parle si admirablement bien Levinas tout au long de son œuvre, depuis « Totalité et Infini » jusqu’à « Humanisme de l’autre homme », se doit d’être en premier lieu, si elle se veut authentique, « asymétrique », c’est-à-dire sans attendre, nécessairement, la réciproque de la part d’autrui.
Bref, et c’est là toute la grandeur de l’éthique levinassienne, sorte d’ « impératif catégorique » post kantien : un geste gratuit, un comportement désintéressé, une parole sans calculs, une pensée sans arrière-pensée !
L’intrinsèque identité du vrai Juif, pour Levinas, c’est bien autre chose, du reste, que l’appartenance à un territoire national, aussi légitime soit-elle, ou la revendication d’une existence géographique, aussi respectable soit-elle. Mieux : plus que l’incarnation d’un état politique, c’est, tout d’abord, la manifestation d’un état spirituel. Davantage : c’est, plus profondément encore, une dimension métaphysique, bien plus qu’une expression idéologique ou même une instance religieuse. Oui : c’est, en définitive, comme une idéale région, très humaine quoique d’essence divine, de l’âme.
Telle est la raison, par ailleurs, pour laquelle Sartre suggère, en ses très justes « Réflexions sur la question juive », qu’on ne naît pas juif, mais qu’on le devient ! Et, ajouterais-je, par la seule et unique force de l’exemple. Tout le cosmopolitisme, matrice intellectuelle d’un universalisme sans lequel il n’est point de véritable tolérance entre les peuples, ni de fraternité entre les individus et de concorde entre les nations, se voit, là, parfaitement synthétisé : paradigme et quintessence, tout à la fois, du judaïsme.
D’où, urgente, y compris sur le plan politico-idéologique et sans pour autant rien renier de cette héroïque idée que fut celle du sionisme, cette autre interrogation majeure au regard de la problématique qui nous occupe en ces lignes : Bernard-Henri Lévy, malgré ses prêches et nonobstant ses prétentions, n’aurait-il donc compris aussi partiellement que partialement, à l’instar des actuels responsables israéliens ou que son très dogmatique mentor Benny Lévy, l’essence du judaïsme lui-même, encore trop embourbé, tout empreint de stérile loi mosaïque qu’il est, dans cette ancestrale, et désormais inefficace au regard de la modernité, loi du talion : un très peu charitable, à dire vrai, « œil pour œil, dent pour dent » ?
Le comble pour l’auteur du « Génie du judaïsme », texte inséré, paraphrasant au passage le Chateaubriand du « Génie du christianisme », dans ses « Pièces d’identité » !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, écrivain, auteur de « La Philosophie d’Emmanuel Levinas » (PUF) et « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur).
Signataire du « JCall » (« European Jewish Call For Reason » - « Appel des Juifs Européens à la Raison »).
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