Israël sème la terreur au Liban avec des bipeurs piégés et des frappes aériennes
Alors que « l'Occident civilisé » s'est émerveillé de la « prouesse » d'Israël et de son « coup de génie tactique », un journal israélien appelle les choses par leur nom : une campagne de terrorisme de masse contre les civils libanais, et non contre le Hezbollah, à l'instar du génocide israélien contre toute la population de Gaza, châtiment collectif contre deux peuples indéracinables.
Les dirigeants israéliens ont menacé de reproduire au Sud-Liban le « modèle de Gaza ». Mais le Hezbollah pourrait se révéler un ennemi encore plus redoutable que le Hamas.
Par Elia Ayoub, 23 septembre 2024, 972mag.com
Traduction Alain Marshal
+972 Magazine est la version anglaise du site israélo-palestinien « Sikha Mekomit » (« Appel local » en hébreu), lancé en 2010 par Noam Sheizaf, un contributeur régulier à Foreign Affairs et Foreign Policy. Ce média réunit une dizaine de rédacteurs provenant d’Israël et des Territoires palestiniens occupés, dont d’anciennes plumes d’Ha’aretz, le principal journal de la gauche israélienne.
Dans l’après-midi du 17 septembre, mon téléphone a vibré sous l’avalanche de messages d’amis à Beyrouth, décrivant des scènes surréalistes qu’ils venaient de vivre. L’un d’eux a vu le visage d’un homme exploser alors qu’il circulait à moto. Un autre a raconté que sa sœur, avec son enfant de deux ans, a entendu une forte détonation avant de voir une foule paniquée courir dans leur direction. Un troisième a envoyé une vidéo de surveillance d’une épicerie où l’on voit un homme tendre la main pour saisir son bipeur avant que celui-ci n’explose dans sa paume.
Bien que personne n’ait revendiqué ces attaques, chacun savait ce qui s’était passé : Israël avait trouvé un moyen de faire exploser des milliers de bipeurs utilisés par les membres du Hezbollah [organisme de masse qui comporte une branche militaire, et une branche politique et associative]. Avec mes amis, nous nous sommes demandé comment les Israéliens avaient réussi cet exploit – et si cela signifiait que tout appareil électronique au Liban était désormais en danger.
Le lendemain, une attaque similaire a ciblé cette fois les talkies-walkies du Hezbollah. Lors d’un incident largement médiatisé, une explosion pendant les funérailles de membres du Hezbollah tués lors de la première attaque a semé la panique parmi les personnes en deuil. En deux jours, on a dénombré environ 3 500 blessés, dont beaucoup dans un état grave, et au moins 42 morts, dont deux enfants.
Nous avons appris par la suite que la société hongroise auprès de laquelle le Hezbollah s’était procuré ses appareils de communication n’était qu’une façade israélienne. Les appareils n’ont pas été interceptés ou mis sur écoute, mais conçus dès le départ par Israël, un « cheval de Troie moderne », comme l’a qualifié le New York Times. Il s’agit d’une faille de sécurité majeure pour le Hezbollah, que même son Secrétaire général, Hassan Nasrallah, a reconnue avec gravité dans un discours deux jours plus tard.
Mais il semble désormais que ces attaques n’aient été que le prélude à une phase plus ouverte et mortelle de la guerre. Alors que j’écris ces lignes, Israël a lancé de multiples frappes aériennes dans le sud du Liban et la vallée de la Bekaa, forçant des milliers de civils libanais à fuir après des ordres d’évacuation « immédiate » donnés par l’armée israélienne.
Jusqu’à présent, au moins 492 personnes ont été tuées [plus de 550 à ce jour], dont 35 enfants, et 1 645 blessées. Le bilan s'alourdit. Le 23 septembre est déjà, selon le journaliste libanais Timour Azhari, le « jour le plus meurtrier dans l’histoire récente du conflit israélo-libanais ». Avec le Hezbollah tirant des roquettes toujours plus loin en Israël, une désescalade semble de plus en plus hors de portée.
« Cela ne peut pas devenir la nouvelle norme »
Pour Justin Salhani, journaliste à Beyrouth, l’impact psychologique des explosions de bipeurs sur la population civile libanaise est immense. « Les gens sont déjà terrifiés », a-t-il expliqué à +972, soulignant que de nombreux Libanais restent traumatisés par l’explosion dévastatrice du port de Beyrouth, le 4 août 2020.
Quatre ans plus tard, les scènes poignantes se répètent dans les hôpitaux libanais. Au centre médical de l'Université américaine de Beyrouth, l'un des établissements les plus grands et les plus prestigieux du pays, il a fallu deux jours aux médecins et aux infirmières pour s'occuper des milliers de blessés de la première attaque par bipeur, selon un membre du personnel de communication de l'hôpital qui s'est entretenu avec M. Salhani. C'était avant la deuxième vague de blessures causées par les attaques par talkie-walkie.
Salhani et moi nous sommes entretenus peu avant la frappe aérienne israélienne du 20 septembre sur le quartier de Dahiya, dans le sud de Beyrouth, la troisième de l’année, qui a tué le commandant des opérations du Hezbollah, Ibrahim Aqil, des membres de l’unité d’élite Radwan, ainsi que plusieurs civils, dont trois enfants. Pourtant, les explosions d'appareils ont des répercussions bien au-delà du Hezbollah, a souligné Salhani. Elles touchent l’avenir même des pratiques de guerre.
Selon Volker Türk, Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, les explosions de bipeurs constituent un « nouveau développement des pratiques de guerre où les outils de communication deviennent des armes ». Il a condamné cette tactique comme une violation du droit international et un possible crime de guerre, affirmant que « cela ne peut pas devenir la nouvelle norme ».
Mais compte tenu de l'historique d'Israël à tester de nouvelles technologies militaires en temps de guerre, il est peu probable que cet avertissement change quoi que ce soit. Comme beaucoup d'autres innovations létales, les attaques par bipeur risquent de se banaliser rapidement.
Gaza a longtemps servi de terrain d’essai pour les forces israéliennes. Les startups israéliennes qui commercialisent des armes « testées au combat » en tirent d’ailleurs un grand profit. Gaza détient ainsi des records tragiques, comme celui du plus fort taux d'amputations infantiles au monde, avec environ 10 enfants perdant une ou deux jambes chaque jour sous les bombes israéliennes, selon les Nations Unies.
Mais le Liban a aussi été un champ de bataille crucial pour Israël. Exposée pour la première fois par Gadi Eizenkot, chef d’état-major des FDI en 2006, la doctrine Dahiya prône l’utilisation d’une force « disproportionnée » contre « les actions de l'ennemi et les menaces qu'il représente », visant notamment les infrastructures civiles pour engendrer des « processus de reconstruction longs et coûteux », selon un rapport de 2009 du Comité public contre la torture en Israël.
Toute personne touchée par les frappes aériennes israéliennes au Liban comprend instinctivement la doctrine Dahiya. Après le génocide de Gaza, qui dure depuis près d'un an et qui a vu la destruction implacable de villes entières, et après les récentes déclarations des dirigeants israéliens, les citoyens libanais sont fermement convaincus que l'armée israélienne n'hésitera pas à infliger des pertes civiles massives. En novembre dernier, le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, a déclaré que « ce que nous pouvons faire à Gaza, nous pouvons le faire à Beyrouth », tandis que la semaine dernière, le général de division Ori Gordin a proposé de réoccuper le Sud-Liban pour créer une « zone tampon » avec Israël.
À cela s'ajoute la rhétorique explicitement génocidaire émanant de la société israélienne à l'encontre du peuple palestinien de Gaza, les médias traditionnels et réseaux sociaux étant envahis par des appels ouverts au génocide, ainsi que par les soldats israéliens eux-mêmes dans la bande de Gaza. Pour tous ceux qui ont connu l'occupation et les bombardements israéliens au Liban, les rapports, les images et les vidéos en provenance de Gaza sont étrangement familiers — et ils craignent maintenant d'être témoins de la même chose dans leur propre pays.
Le difficile calcul du Hezbollah
En 2022, j’ai écrit dans +972 que « le Hezbollah n’aurait pas pu rêver meilleur ennemi qu’Israël », tant la rhétorique et les actions d'escalade israéliennes justifient le maintien de son hégémonie militaire au Liban. C'est encore plus vrai aujourd'hui : en pointant du doigt les actions d'Israël à Gaza, et maintenant de plus en plus au Liban, le Hezbollah peut dire à ses partisans qu'aucun compromis avec l'État israélien n'est possible, et que sans résistance armée, les civils libanais subiront les crimes qui commencent dès que les troupes israéliennes pénètrent dans un territoire arabe.
Comme l'ont souligné certains analystes, les attaques israéliennes sont susceptibles de pousser le Hezbollah à s'enfoncer davantage dans la clandestinité — pour certains de ses membres, littéralement. En août, le Hezbollah a publié une vidéo sous-titrée en hébreu, reprise par le ministère israélien des affaires étrangères sur YouTube, montrant un tunnel caché au Liban, suffisamment large pour accueillir de gros lanceurs de missiles et un convoi de camions. On ignore combien de tunnels similaires existent.
Le fait de garder secrète l'étendue de ce réseau souterrain fait naturellement partie de la guerre psychologique menée par le Hezbollah contre Israël. C'est une façon de rappeler à ce dernier que, contrairement au Hamas et à la bande de Gaza densément peuplée, le Hezbollah opère sur un territoire beaucoup plus vaste, sans restrictions de ce type, avec un accès physique à ses alliés iraniens et syriens beaucoup plus important que celui du Hamas sous le blocus israélien.
Entre-temps, les menaces des dirigeants israéliens d'appliquer leur « modèle de Gaza » au Liban risquent de pousser certains membres du Hezbollah à employer des tactiques de guerre plus irrégulières, auxquelles l'armée israélienne a toujours eu du mal à faire face, telles que les embuscades, les embuscades et d'autres incursions transfrontalières.
Cela est particulièrement vrai si Israël tente une nouvelle invasion terrestre du Sud-Liban, un territoire à partir duquel le Hezbollah opère en tant que groupe de guérilla depuis les années 1980, avec des armes de plus en plus sophistiquées après chaque série de combats, et une force plus aguerrie depuis ses interventions en Syrie.
À d'autres égards, cependant, le Hezbollah se trouve dans une position intérieure précaire. Il n'y a pas d'appétit important pour une guerre avec Israël dans un pays qui ressent encore les effets de l'une des pires crises économiques du monde, surtout depuis l'explosion du port de Beyrouth. La décision du groupe de soutenir le Hamas après le 7 octobre a, pour ces mêmes raisons, été très controversée. À l'heure actuelle, on ne sait pas non plus dans quelle mesure le Hezbollah peut compter sur le soutien direct de l'Iran si cela risque d'entraîner une guerre totale à la porte même de Téhéran.
Mais sans pression internationale pour mettre fin aux politiques ouvertement exterminationnistes du gouvernement Netanyahou, le Hezbollah pourrait être poussé à un point de non-retour — avec des conséquences inimaginables pour la région.
***
Pour recevoir automatiquement nos nouvelles publications par email, abonnez-vous ici. Suivez-nous également sur Twitter.
18 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON