Je sais que sur Agoravox on n’aime pas beaucoup l’Union européenne. Or il se trouve que dans le cadre de mes fonctions professionnelles j’ai pu participer il y a une dizaine de jours à un meeting transnational du programme européen
URBACT, programme destiné à soutenir des projets coopératifs entre plusieurs villes européennes. Le projet en question s’intitule
Card4all, Your city in your pocket ! En un mot, la ville de Gijon en Espagne a mis en place il y a plusieurs années une carte multi-services (transports, bibliothèques, Université, musées, réductions diverses), et le projet consiste à partager cette expérience avec plusieurs villes désireuses de se doter d’un outil similaire. En l’occurrence, cela rassemble sept villes issues de sept pays européens : Espagne donc, Roumanie, Lettonie, Belgique, Italie, Portugal, et France. Pendant deux jours, les délégations se sont retrouvées à Anvers, en Belgique. Le programme dure deux ans, au cours desquels un meeting transnational sera organisé dans chaque ville participante. Entre ces dates, le travail se poursuivra dans chaque ville, avec supervision du chef de projet (Miguel, un Espagnol).
Et là, ami lecteur, je sais ce que tu te dis : « C’est pas très sexy tout ça. Je préfère retourner taper sur Macron sur un fil dédié aux Gilets jaunes, ça défoule et ça concerne la Politique avec un grand P, et pas des petites mesquineries technocratiques. Je suis issu d’un peuple qui a donné naissance à Voltaire et à Victor Hugo, à moi les grandes idées et les grands sentiments, à moi l’éloquence cicéronienne ou romantique (selon les sensibilités), je laisse ces détails futiles à d’autres. » Eh bien, j’admire l’éloquence, j’admire la littérature, mais je préfère la vérité, et la lucidité, et je vais essayer de défendre, en peu de mots, l’Union européenne, non pas telle qu’elle est fantasmée, mais telle qu’elle se vit concrètement sur le terrain.
Tout d’abord, l’Union européenne, ce sont des hommes et des femmes. En l’occurrence c’était Miguel, Pedro, Leïla, Gabriella, Ralph, Peter et les autres. Des gens travailleurs, honnêtes, sincèrement convaincus du bien-fondé du projet européen, qui sont en contact quotidien avec les habitants de leurs villes respectives, et non pas enfermés comme on l’imagine dans des tours de verre à Bruxelles. Il paraît que nos sociétés sont trop individualistes, que les gens n’échangent plus les uns avec les autres. À Anvers pendant deux jours nous avons échangé, de façon très harmonieuse, et le fonctionnel ne s’est jamais exprimé au détriment de l’humain. Sans ce programme de l’Union européenne ces gens ne se seraient jamais rencontrés, ils ne seraient peut-être jamais sortis de leurs frontières nationales mis à part pour des raisons touristiques.
Deuxième a priori : l’Europe est une entité des riches pour les riches. Ici il faut rappeler que le Fonds européen de développement régional (FEDER) qui alimente l’URBACT est destiné à corriger les déséquilibres entre les régions européennes. En d’autres termes, il profite aux régions les plus pauvres, représentées en l’occurrence par la Sardaigne, la Lettonie, le centre du Portugal ou de la France, etc. L’argent européen ne va pas aux grandes métropoles, aux traders, aux nantis. Il irrigue au contraire les zones les plus reculées de l’Europe, des endroits où vous ne ressentirez sans doute jamais l’envie de passer vos vacances.
Troisième et dernier point en ce qui concerne mon expérience à Anvers : la totale transparence et le complet désintéressement des programmes d’aide européens. Je ne sais pas si beaucoup de lecteurs ont eu l’occasion de travailler dans la fonction publique territoriale. C’est mon cas. J’ai vu comment cela se passe au niveau territorial. Je ne critique pas mon maire qui est honnête et bien intentionné, et qui exerce une fonction que la plupart des gens refuseraient dans les faits d’assumer. Mais enfin, en France, au niveau local (ce niveau local si prisé des nationalistes et consorts), le fait est que tout repose en fin de compte sur la décision d’une seule personne, omnipotente : le maire, le président de la communauté de communes. Sans lui rien ne se fait, avec lui tout est possible. (« Dans la commune de France, il n’y a, à vrai dire, qu’un seul fonctionnaire administratif, le maire », Tocqueville). On imagine aisément les abus, les pressions, le climat délétère qui peut résulter de cette situation, les haines macérées, les rivalités figées, sans issue, sans recours. Telle est la réalité, si l’on veut bien avoir l’honnêteté de le reconnaître. Au niveau européen, il y a toujours une issue, un recours. Tout d’abord parce le personnel, politique ou fonctionnaire, n’est pas lié au territoire, seul le résultat lui importe (je n’ose pas écrire « le bien commun »). On voit beaucoup de gens, d’horizons différents, en perpétuel mouvement, en perpétuel renouvellement. D’autre part, le légalisme que l’on reproche souvent à l’Union européenne garantit l’objectivité des travaux. Il y a des protocoles, des vérifications, les gens ne sont pas là pour servir les intérêts d’untel ou d’untel (cela n’arrive-t-il jamais au niveau national ou régional ?), mais ils doivent rendre des comptes à des autorités expertes et transparentes (les fameux « technocrates »). Il n’y a pas de personnalisation du pouvoir, cette personnalisation qui rend les gens aveugles de haine envers leurs dirigeants, que ce soit Trump, Macron ou le maire de votre ville. Seul le résultat est considéré, et pas l’homme.
Bien entendu, il y a, comme dans toutes les choses humaines, des aspects plus contestables. Pour les amoureux de la langue, c’est sans doute une souffrance de voir que l’anglais, et un anglais purement fonctionnel, règne en maître dans tous les échanges. Mais on ne refait pas l’histoire, 1815, 1918, 1945. L’aspect linguistique est en réalité le reflet de la nature technicienne de notre société, ce que je déplore fortement mais qui excède largement le cadre de ce propos (cf. Ellul). Bien sûr, cela coûte de l’argent de transporter, de nourrir et de loger des fonctionnaires aux quatre coins de l’Europe. Mais, en toute objectivité, pas tant que cela, quelques dizaines de milliers d’euros. Combien ont coûté les transferts de Ben Arfa ou de Lassana Diarra au PSG, et pour quel résultat tangible pour le citoyen ?
Je ne prolongerai pas plus longtemps ce propos qui de toute façon ne sera pas reçu par ceux qui ne voudront pas le recevoir. Les passions, joyeuses ou tristes, seront toujours plus éloquentes que l’intérêt rationnel de la communauté, telle est la nature humaine, aujourd’hui plus que jamais sans doute. Mais je ne vais pas biaiser sur ma conviction profonde, fût-elle minoritaire ou inaudible : l’Europe est un projet authentiquement bénéfique et louable, car il permet de s’abstraire des scléroses et des névroses locales, et d’ouvrir les fenêtres sur nos voisins, pour constater que nous avons les mêmes problèmes et que par conséquent nous pouvons tenter de les résoudre ensemble plutôt que séparément. C’est là l’antique aspiration humaine, portée par les philosophies antiques comme par les monothéismes, de dépasser l’intérêt individuel pour atteindre l’universel. C’est cet idéal qui irrigue l’Union européenne, et cela se sent. Il suffit de comparer l’ambiance dans une de ces séances de travail transnationales avec celle d’un conseil municipal, ou celle du Parlement européen avec celle du Parlement français. Je suis sans doute un affreux fonctionnaire technocrate apatride privilégié, mais tel est mon ressenti, telle est mon expérience, telle est ma foi.