Jacques Bainville l’infréquentable
Le 9 février 1936 s'éteignait un des plus brillant historien de la période contemporaine, Jacques Bainville. J'ai découvert son Histoire de France il y a une vingtaine d'années, achetée d'occasion, pensant trouver un récit convenu et barbant. Ce fut au contraire une révélation, celle d'un homme de plume au style affable, agréable à lire, et plein d'humour en prime. Loin de l'image du royaliste froid et distant, Bainville faisait vivre ses textes et affichait une proximité avec le lecteur. On lisait son Histoire de France pour connaitre une vision mais aussi un soucis de vérité et de justice. Car le royaliste Bainville se montrait critique envers les tares de l'ancien régime qui produisirent les chahuts sociaux des deux derniers siècles. Aucune apologie du pouvoir unique et du totalitarisme, juste un amour de l'ordre juste et de la nation incarnée par un souverain légitime et soucieux de son peuple.
Il se trouve que mardi 6 décembre 2023, Monsieur Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Cultes, a pris la parole à la tribune de l’Assemblée nationale, dans le cadre d’un débat sans vote, relatif au projet de loi sur l’immigration pour déclarer ce qui suit : « Le peuple français est un composé, affirme-t-il. C’est mieux qu’une race, c’est une nation. Unique en Europe, la conformation de la France se prêtait à tous les échanges de courants, ceux du sang et ceux des idées. La France est un isthme, une voie de grande communication entre le Nord et le Midi. »
Cette phrase, en fait une citation, a provoqué un tollé dans les rangs de l’extrême gauche, en dépit de sa tonalité apparemment « inclusive », généreuse, compatible avec l’esprit du « vivre-ensemble », voire de la « créolisation » chantée par Jean-Luc Mélenchon. Pourquoi ? Parce que l’auteur de cette analyse n’est autre que... Jacques Bainville ! Ecrivain, journaliste et figure de l’Action française, Il est à ce titre classé infréquentable par la police de la pensée composée de la Nupes et de ses satellites.
Au-dessus de la mêlée
Savoureux – et pathétique ? – épisode qui voit un jeune ministre faire son miel d’un auteur à mille lieues de l’esprit macronien, et une opposition dite « insoumise » tirer à boulets rouges sur un propos qu’elle aurait pu faire sien, s’il n’avait été formulé par une figure réputée – au mieux – réactionnaire. Mais si l’on balaye cette polémique déjà oubliée, l’affaire est révélatrice. L’Histoire de France de Jacques Bainville, publiée il y a juste un siècle, en janvier 1924, par Arthème Fayard, peine en effet à entrer dans des catégories préconçues, ce qui explique peut-être son succès. À droite, parce qu’au travers de sa lecture surplombante de l’histoire de France, elle donne un sens, une direction, à l’enchaînement des faits. À gauche, parce qu’au-delà de l’exceptionnelle qualité littéraire de l’ouvrage, on a su faire crédit à Bainville de son honnêteté et de sa rigueur – malgré les indignations sélectives de La France "insoumise", en fait la France des bobos les plus conformistes et étroits d'esprit.
Un destin français ?
Roman national ? C’est évidemment la marque infâme que les détracteurs de Bainville tenteront et tentent encore d’apposer sur cette œuvre maîtresse. Ce en quoi ils commettent un contresens majeur puisque Bainville a toujours privilégié la raison, l’approche scientifique, au détriment du sentiment, ce que pourra regretter un public conservateur, désireux de faire correspondre les faits à une lecture téléologique de l’histoire. C’est la raison, et non l’idéologie, qui pousse Bainville à établir dans son Histoire de France que la lecture de son passé, de son présent, et sans doute de son avenir, a quelque chose de linéaire bien que non déterminé. Qu’il y a bien quelque chose d’unique dans le destin de la France, et que ce destin puise dans vingt siècles cumulés, et non dans les deux seuls qui nous séparent de la Révolution.
Cette France que l’on aime
L’on pourra sans doute estimer que l’approche de Bainville est incomplète, trop politique. Que l’on ne saurait se dispenser, par exemple, de l’histoire économique, sociale ou culturelle de la Nation pour tenter d’en embraser la totalité. Bainville reste aussi très laconique sur ce que la France doit à l’Église et au christianisme.
Il n’en demeure pas moins que son Histoire, au-delà du remarquable panorama qu’elle propose, et de l’intelligibilité qu’elle en suggère, s’impose comme une œuvre majeure qui dépasse le champ académique. En témoigne ce commentaire de Jean-Claude Zylberstein, issu d’une famille juive polonaise, sauvé de la Shoah par des « Justes », qui se définit comme un « Français d’importation » et qui dirige « Texto », la collection de poche de Tallandier, où est toujours éditée cette œuvre de Bainville : à sa lecture, explique-t-il, « on se sent au fil des pages d’abord content, puis heureux et enfin quasiment ému d’être français ». Tout est dit !
On notera la préface de l'historien rocardien Antoine Prost dans cette réédition... Et ce n'est pas un hasard. Il citait Bainville lors de ses cours à la Sorbonne il y a trente ans...
Histoire de France, Jacques Bainville, éd. Tallandier, coll. « Texto », 2020, 576 p., 12,50 €.
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