Je suis... (citoyen du monde)
J'aimerais ne pas suivre, j'aimerais être.
Ce mercredi dernier, le monde n'était plus. Qui serions-nous pour lui en vouloir ?
Charlie Hebdo s'est effondré, lassé, épuisé, le crayon à la main. Il est des efforts surhumains que même les plus nobles valeurs des hommes ne sauraient préserver éternellement. Charlie esquissait la liberté à coup de traits caustiques. Jamais – semble-t-il – il ne sera en mesure de mener à bien son ébauche idéale.
« Irresponsable », il n'a jamais trahi ni lui ni personne, n'a jamais troqué ses opinions par crainte de ne plus savoir combattre libre et, surtout, n'a jamais jeté les armes au nom de maux infernales ou de desseins menaçants arborés par ceux qu'il dénonçait. Pourtant, c'est en gribouillant la sanguine d'une ultime caricature de ses assaillants qu'il a fini par céder le prix de la liberté. Ainsi, Charlie paracheva sa plus éloquente satire.
S'il existe une place propre aux sentiments honnêtes et spontanés au travers de toute cette élucubration, accordons-nous pour affirmer qu'elle loge dans l'esprit de tous ceux qui ont bien voulu s'appeler « Charlie » l'espace d'un instant.
« Vous qui souhaitiez l'anéantir, vous l'avez rendu immortel. »
« Union nationale » évoque-t-on. Le rassemblement d'un peuple autour d'une cause, pour des valeurs communes, contre le terrorisme. La République a été bafouée, et, comme un sursaut d'orgueil, la nation tout entière s'est éveillée pour défendre mille préceptes sacrés. C'est pratique, c'est efficace, c'est légitime.
Néanmoins, bien qu'anodine, osons poser une question objective, faisant défaut à toute interprétation rendue subjective par la force des émotions effervescentes : Est-ce que tout ceci est bien réel ?
Parce que, certainement, un jour, Charlie se relèvera. Sûrement, il nous criera haut et fort qu'une abomination, aussi barbare soit-elle, n'est rien à côté du poids des idées que l'on peut écrire ou dessiner, puis publier sous couvert de la liberté d'expression. D'ailleurs, il ne fait nul doute qu'il aura raison d'affirmer telle opinion, et tout pourra ainsi repartir de plus belle. Et nous aurions bien eu raison d'avoir été solidaires le temps d'un émoi ; bienheureux ceux qui se contentent de leur bravoure d'antan comme on contemple l'inventaire de ses glorieux trophées.
Il est vrai – disons-le – que la rareté, toujours, participe à la valeur d'une action. Plus un acte est ordinaire, moins il est rendu manifeste, et moins un événement est anodin, plus il est significatif dans l'espace public. C'est de là que l'on distingue ce qui a trait au « sensationnel » de ce qui s'en détache.
Alors aussi il est vrai que l'atrocité dont il est question n'a rien de commun à nos yeux candides. Pour autant, l'action de solidarité (de « deuil ») organisée en hommage à Charlie Hebdo ne saurait avoir de plus banale valeur que celle de la conformité médiatique, camouflant, par le biais d'un mouvement collectif, un acte individualiste sous couvert duquel chacun s'accorde le droit de défendre des valeurs qu'il juge siennes. Après tout, n'y a-t-il pas de plus bienveillantes valeurs que celles qui, partagées par tous, unissent les hommes ? Faut-il encore pour cela s'interroger sur la nature de ces valeurs, pourtant communes, mais pour lesquelles il devient devoir national de se battre.
Ne nous méprenons pas. Penser que quiconque défend ici la liberté d'expression en France parce que l'événement l'impose, c'est se fourvoyer dans un raisonnement fallacieux. En réalité, c'est prêter de bien généreuses intentions au terrorisme, pour qui, en l'occurrence, le journal satirique ne représente qu'un ennemi idéologique, au mieux.
Comprenons bien que Charlie Hebdo n'est ici victime d'aucune censure ou auto-censure permettant à quiconque de relancer le débat quant aux valeurs fondamentales de la République, mais d'un attentat porteur de représentations qui nous étaient jusqu'alors comme parfaitement inconnues.
Bien sûr, rien de tout cela n'a de sens. C'est même d'une hypocrisie telle qu'alors que certains découvrent quasiment Charlie Hebdo tout en se réclamant de son nom, ils semblent apprendre par la même occasion que les dénonciations du journal attestent d'une réalité concrète. Comme s'il avait fallu que le sang coule pour rendre compte de la valeur effective de ces accusations fatalement prémonitoires. À ce sujet, il aurait été tout à fait judicieux de titrer : « L'occident découvre le terrorisme, à nouveau ».
Si nous devions être plus mordants encore, nous nous interrogerions sur les capacités certaines de notre République et de son système médiatique à devenir amnésiques dès lors que le terrorisme ne nous concerne pas explicitement. Entendons par là que si aucune société n'est à l'abri d'une quelconque menace, les actes de barbarie orchestrés au nom d'un intégrisme ou d'un fondamentalisme religieux ne détiennent aucune valeur de rareté à travers le monde et leur traitement médiatique est intimement dépendant de son caractère « sensationnel » (donc local, notamment), en dépit de toute prétention déontologique concernant la diffusion de l'information ; alors même que certains des plus grands humanistes de ce monde prétendaient et prétendent que ce que nous désignons comme exotique, comme étranger, comme l'altérité nous concernent au moins autant que ce que nous estimons comme semblable pour des valeurs communes. Nul individu ne demeure en sécurité tant que quiconque, n'importe où dans le monde, est susceptible de craindre pour sa vie au nom de prétextes idéologiques.
Finalement, tout aussi rationnelles et émotives qu'elles soient, les vives réactions à ce sujet ne sauraient être fondées sur une totale objectivité, ne serait-ce que parce qu'elles sont quasiment soumises à un pouvoir coercitif érigé par une pensée de groupe dont le consensus exprimé par les médias autour de l'événement en est l'une des principales raisons. Sans invoquer une quelconque dictature de la pensée nécessairement nuisible aux intérêts primordiaux, il est néanmoins de rigueur d'identifier et de considérer la doxa formée par l'intersubjectivité de ses protagonistes dans une analyse critique et compréhensive des agissements de chacun. Et, sûrement, la solidarité aurait été moindre s'il avait fallu se nommer « Minute » plutôt que « Charlie », ce dernier étant sujet à des valeurs de liberté fondamentales qu'il est de bon goût de récupérer symboliquement ou politiquement.
Suivant cette logique, il serait alors certainement préférable, comme pour tout drame qui nous émeut intimement et personnellement, de pleurer les victimes et de faire leur deuil qu'à l'unique condition de les connaître réellement en tant qu'hommes, journalistes ou artistes et de n'éprouver pour elles que des sentiments sincères. Autrement, nous serions bien probablement quelqu'un d'autre pour chaque être mort injustement : à chaque nouvelle seconde, une nouvelle personne et un nouveau nom à porter dans l'espace public sous le motif de la solidarité humaine.
Quiconque affirme ici se mobiliser au nom de la liberté ou de toute autre valeur républicaine s'égare de la sorte dans une bien individuelle, vaine et réductrice démarche, à moins de prétendre découvrir le « monde des autres » aujourd'hui à raison d'actes justifiés par des valeurs ou – de manière plus certaine – des idéologies qui ne sont pas celles partagées par nos républiques, mais celles du fondamentalisme religieux. Protéger ses réactions derrière l'allégation de liberté quant à cette affaire se limite à dénoncer la partie émergée de l'iceberg, et la solidarité qui en découle entre alors dans une logique bien connue du « deux poids deux mesures » selon que l'acte infâme dont il est question nous touche intérieurement ou non, quand bien même il est exécuté au nom d'un fléau qui ne devrait en aucun cas nous paraître totalement atypique ou étranger. La création d'un rassemblement de solidarité et de réaffirmation des valeurs justes ne demeure alors non pas l'illustration d'une union légitime et intellectuelle, mais celle, dissimulée, d'un sentiment efficace d'affolement voire d'insécurité créé par l'anomie ambiante et ressentie, synonyme de coup d'éclat pour qui veut bien promouvoir l'acte de terreur quel qu'il soit.
Et si l'ennemi est ici réellement le terrorisme, alors, plutôt que d'attendre l'accalmie médiatique et générale entre chaque nouveau cataclysme sur lequel on daigne s'attarder, il conviendrait mieux de se mobiliser et de se rendre solidaire contre lui chaque fois qu'il se manifeste à travers le monde ; à la condition convenue qu'il n'est envisageable de combattre le terrorisme qu'en le comprenant en son for intérieur. Et selon une conception purement humaniste, comprendre le terrorisme, ça n'est de toute évidence ni le naturaliser, ni l'accepter, mais affirmer à des gens manipulés, nourris de mensonges et de sentiments haineux, qu'ils ont tort de ne pas être eux-mêmes, sans jamais pouvoir les en convaincre pleinement.
Parce qu'il n'est rien de plus préoccupant que de savoir qui nous sommes et rien de plus imprudent que de forcer son identité pour devenir quelqu'un, alors nous devrions avant tout faire le travail laborieux sur nous-mêmes de savoir qui nous ne sommes pas.
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