Je suis un salopard de correcteur gréviste !
Pourquoi je rendrai en retard les notes et les copies de 132 candidats au baccalauréat
Rétention des notes
Comme l'immense majorité des professeurs de philosophie en lycée, je corrige tous les ans une bonne centaine de copies de baccalauréat. Habituellement, je respecte scrupuleusement les délais qui me sont imposés. Cette année, pourtant, je serai en grève à partir de la date butoir (mardi 2 juillet, à midi). Ce faisant, je sais que je vais mettre en colère le rectorat de mon académie (Nancy-Metz), certains collègues des jurys de baccalauréat où j'ai été convoqué, et plus de 130 candidats ainsi que leurs familles respectives.
Mécontenter le rectorat, cette courroie de transmission du ministère de l'éducation nationale, me fait plutôt plaisir. Le but d'une grève est bien de faire pression sur les supérieurs hiérarchiques, non ?
Mécontenter certains collègues m'indiffère plus ou moins. Ils devront partir un peu plus tard en vacances, voilà tout. Surtout, c'est plutôt moi qui ai de bonnes raisons de leur en vouloir. De mon point de vue, en effet, tous les correcteurs devraient retenir les notes et les copies - à part, sans doute, les enseignants ayant un statut précaire où ceux qui ont de graves problèmes financiers. Car s'il faut faire une grève, c'est bien celle-là !
Mon seul souci, ce sont les candidats et leurs familles. J'espère qu'ils comprendront que ma démarche ne vise pas à leur nuire, mais à résister au saccage du service public d'enseignement. Et même si j'assume cette grève, je considère que les principaux responsables sont le ministre de l'éducation nationale, Jean-Michel Blanquer alias le bulldozer, le premier ministre et, last but not least, le président Macron.
J'ai déjà expliqué à deux reprises pourquoi les enseignants sont particulièrement en colère en ce moment. Vous pourrez trouver mes articles ici et là.
J'ai également accordé une interview à Politis, comme deux collègues de mon lycée et des professeurs d'autres établissements. Par ailleurs, j'ai écrit il y a quelques jours un papier résumant l'état de la mobilisation des correcteurs du bac et diffusant les décisions prises par les assemblées générales qui se sont réunies dans diverses régions françaises.
Mais pour ceux qui n'auraient pas la patience de lire tout cela, voici un résumé.
Les principales raisons de cette grève
Les raisons de la colère, d'abord. La « réforme » du bac et des lycées peut paraître séduisante sur le papier. Dans la réalité, elle contribue à accroître les inégalités entre les établissements et entre les élèves, tout en mettant les disciplines encore plus en concurrence que la précédente « réforme » du lycée. De plus, elle s'effectue dans un contexte de réduction du budget de l'enseignement national pour le second degré. Quand on sait cela, on comprend qu'elle est d'abord un moyen de créer des groupes à 35 élèves ou plus.
Un autre motif de mécontentement : Parcoursup et la sélection des bacheliers que cet outil rend possible à l'entrée des universités. Au lieu de créer des postes d'enseignements dans le supérieur, le gouvernement de M. Philippe a réalisé le projet que MM. Chirac et Devaquet avaient dû abandonner en 1986, face à une mobilisation massive des lycéens et des étudiants : rendre possible un tri des bacheliers par les universités, sur des critères qui risquent d'être d'autant plus arbitraires que la réforme du bac va faire perdre au baccalauréat son caractère national. On peut très bien imaginer qu'un élève d'un « bon lycée » de centre-ville sera préféré (ou est déjà préféré) à un élève d'un lycée d'une ville ou d'un quartier défavorisé.
Les enseignants, par ailleurs, ont de bonnes raisons de penser que le gouvernement cherche à les museler. Le fameux article 1 de la loi « pour l'école de la confiance » va dans ce sens. Avant même le vote de cette loi, plusieurs enseignants ont déjà subi une répression inhabituelle, comme on peut le voir ici, là ou encore là.
Plus grave encore, peut-être, la loi pour une « réforme » de la fonction publique. Si elle est définitivement adoptée par le parlement et appliquée, elle va accroître encore le recours aux contractuels (personnels non fonctionnaires), accroître le pouvoir des supérieurs hiérarchiques et affaiblir considérablement le pouvoir des syndicats. Pour plus d'informations, on pourra lire cet article ou celui-là.
À propos de cette « réforme » de la fonction publique, j'ai bien conscience qu'elle peut séduire une bonne partie de mes concitoyens. Que les fonctionnaires soient davantage sous la coupe de leurs chefs et qu'ils soient amenés à disparaître peu à peu, au fur et à mesure des départs à la retraite, cela peut sembler une bonne idée. Après tout, les représentants des Français n'ont-ils pas voté pour l'abolition des privilèges en 1789 ? Seulement, on peut se demander s'il ne serait pas plus équitable de niveler la société par le haut. Plutôt que de supprimer la sécurité de l'emploi en remplaçant les fonctionnaires par des salariés plus précaires, ne pourrait-on pas mettre en œuvre une politique ambitieuse de plein emploi, en partageant le temps de travail et en mettant enfin en œuvre la transition écologique ?
Ensuite, n'est-il pas plus équitable de s'attaquer aux gros privilèges plutôt qu'aux petits ? Qui sont les vrais privilégiés, dans la société d'aujourd'hui ? Ce sont les héritiers, les patrons des grosses entreprises, les hauts fonctionnaires, les gros actionnaires... Bien évidemment, ce n'est pas à eux que vont s'attaquer MM. Macron et Philippe. Ils préfèrent montrer du doigt les fonctionnaires, mais aussi les chômeurs et les pauvres (qui coûtent, ne l'oublions jamais, un « pognon de dingues »). Diviser pour régner, jamais cette devise n'a été mieux appliquée qu'aujourd'hui.
Enfin, mettre au pas les fonctionnaires, c'est s'efforcer de tuer dans l’œuf de futurs mouvements sociaux, y compris ceux qui visent à défendre les services publics. Car, on le sait bien, il est plus facile de faire grève quand on est fonctionnaire que quand on est plus directement sous la coupe d'un supérieur hiérarchique. À ce propos, on peut rappeler que la sécurité de l'emploi pour les fonctionnaires a été instaurée pour les inciter à remplir consciencieusement leurs missions de service public sans avoir à subir des pressions politiques, au gré des changements de majorité... Vouloir les remplacer par des salariés précaires, c'est donc mettre en danger la qualité du service public.
Une autre revendication des enseignants – la première qui a été mise en avant par le mouvement des Stylos rouges – concerne la revalorisation des salaires. Je ne reviens pas sur ce point, dont j'ai parlé dans mes précédents articles.
J'ajouterai que, dans quelques académies, dont la mienne, beaucoup d'enseignants se plaignent que le conseil régional (en collaboration avec le rectorat) impose une numérisation outrancière des lycées : un ordinateur et le pack Office (il faut bien soutenir financièrement ce pauvre Bill Gates...) sont offerts à chaque élève, les manuels papiers sont remplacés par des manuels numériques, la WIFI est installée partout... Ces mesures ne sont pas sans poser d'importants problèmes écologiques, économiques, sanitaires (exposition prolongée daux écrans et aux ondes électromagnétiques) et pédagogiques.
Pourquoi une grève maintenant, au moment du bac ?
Les raisons d'être en colère ne manquent pas, on le voit. Mais fallait-il pour autant aller jusqu'à perturber le baccalauréat ? N'aurait-il pas fallu agir avant ? À ces questions, je répondrai deux choses. D'abord, il y a eu de multiples actions qui ont été effectuées durant cette année scolaire : grèves, manifestations, occupations provisoires de lycées, démission de la fonction de professeur principal, rétention de notes durant l'année scolaire.... Le ministère de l'éducation nationale a décidé de répondre à ce mouvement des enseignants par le mépris ou l'indifférence. Si le baccalauréat est sérieusement perturbé, il en portera la responsabilité.
Ensuite, force est de reconnaître que la mobilisation n'a pas été suffisamment forte. Très présente dans certains endroits, comme à Toulouse ou en Île-de-France, elle a été plus modérée dans d'autres régions. Pour expliquer l'échec relatif de cette mobilisation, je proposerai une hypothèse, mais qui n'est évidemment pas la seule possible : les enseignants n'ont pas (ou plus) l'habitude d'engager un bras de fer avec le gouvernement. Ils sont prêts, pour certains, à s'engager dans des actions symboliques (grève d'un jour, manifestations...) mais peu d'entre eux se sentent prêts à aller plus loin. Il me semble que les syndicats (ou la plupart d'entre eux, en tout cas) ont une part de responsabilité là-dedans. Depuis des années, ils appellent régulièrement à une journée de grève par-ci par-là. Ces grèves n'aboutissent généralement à rien, sinon à faire perdre un trentième de salaire mensuel aux grévistes. Elles ont contribué à discréditer les syndicats auprès d'une grande partie des enseignants. Qu'on me comprenne bien : je ne suis pas en train de dire que les syndicats sont inutiles – je suis d'ailleurs syndiqué moi-même. Les syndicats apportent des informations précieuses, permettent aux salariés de coordonner leurs actions et les défendent contre l'arbitraire des supérieurs hiérarchiques. Mais quand il s'agit de construire un véritable rapport de force, au niveau national, il me semble qu'ils ne savent pas s'y prendre. Bien entendu, je n'ai pas de recette miracle, et je sais très bien qu'une grève reconductible ne se décrète pas d'en-haut. Mais les centrales syndicales pourraient au moins tenir ce discours à leurs adhérents : « Nous vous proposons de faire grève tel jour pour telles et telles raisons. Mais nous tenons aussi à être honnêtes envers vous : le gouvernement ne cédera pas à nos revendications si nous ne sommes pas prêts à engager un mouvement long et difficile contre lui. C'est pourquoi nous avons mis en place une caisse de grève pour soutenir financièrement les salariés les plus engagés dans le mouvement. » Voilà un discours réaliste que beaucoup d'enseignants, je pense, seraient prêts à entendre, même si certains d'entre eux rêvent encore de pouvoir faire plier le gouvernement à l'aide d'actions peu coûteuses.
Je ne serai pas le seul à faire une rétention de notes !
Oui, de nombreux enseignants ont désormais compris que les petites grèves traditionnelles ne sont plus un outil efficace, en admettant qu'elles l'aient été un jour. Dans plusieurs académies (Toulouse, Créteil, Versailles, Paris, Rouen, Dijon, Lille, Amiens) des correcteurs ont voté pour une rétention des notes, parfois à une très large majorité. Dans mon académie (Nancy-Metz) la mobilisation est un peu moins intense, mais nous sommes plusieurs correcteurs à vouloir faire grève au moins trois jours pour perturber sérieusement le bac. J'ignore encore combien nous serons, mais nous pensons que cette grève a un sens pour nous, à cause des académies où la mobilisation est nettement plus forte. Il s'agit bien d'un mouvement national, et non régional. Pour plus de renseignements, on peut consulter cet article que j'ai écrit le 19 juin dernier et réactualisé plusieurs fois depuis lors.
Je signale aussi l'existence d'un site, « Notre fête à Blanquer », qui recense le nombre de copies dont la note va être retenue par les correcteurs grévistes. Ce nombre augmente de jours en jours. À l'heure actuelle, il est de 90 000 (contre 80 000 hier et 70 000 avant-hier).
Une intersyndicale assez large avait déjà appelé à faire la grève des surveillances le 17 juin. Dans un récent communiqué, elle soutient les professeurs participant au mouvement des professeurs qui s'est poursuivi après cette date, et notamment les correcteurs rétentionnaires. Un préavis de grève a été déposé pour toute la période des concours et des examens (brevet des collèges et baccalauréat).
Pour terminer, je signale (ou je rappelle) qu'une caisse de grève a été mise en place par des professeurs du mouvement des Stylos rouges. Cela s'appelle « ParraineTonProf ».
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